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Centres d'appels, voyage en Absurdie

Pauses pipi chronométrées ou challenges collectifs façon "Koh Lanta". Des témoignages recueillis à l’occasion d’un colloque syndical donnent un aperçu des méthodes de certains centres d’appels.

Article rédigé par Myriam Lemétayer
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Un centre d'appels à Rabat (Maroc), le 14 juin 2006. (ABDELHAK SENNA / AFP)

Vous avez craqué pour un aspirateur "puissant comme un réacteur d'A380" et êtes désormais convaincu qu'il vous faut absolument cette assurance-vie qui couvre votre famille sur plusieurs générations ? Vous venez sans doute d'avoir affaire à un téléopérateur.

Que ce soit pour les contrats, les hotlines ou les abonnements presse, les centres d'appels se sont banalisés, au point de tenir leur salon porte de Versailles. Pendant ce temps, les syndicats SUD et CGT ont convoqué un contre-sommet du lundi 2 au mercredi 4 avril, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Retour sur un métier en pleine expansion, de la Tunisie au Sénégal, de Madagascar à la Lorraine.

Avoir des sanglots dans la voix

Si vous ne souscrivez pas ce contrat, un chaton mourra. Presque tous les arguments sont bons, selon les scripts distribués aux téléopérateurs. "Parmi les conseils pour convaincre les clients, on peut dire : 'Je vois dans mon logiciel que vous n'avez pas fait vérifier votre chaudière depuis trois ans, je vous propose donc de faire venir un technicien…' En réalité, on n'en sait rien, mais on a vendu un diagnostic gaz à 90 euros", ironise Tony Souaillat, délégué syndical CGT qui travaille dans un centre d'appels en Meurthe-et-Moselle. Selon lui, les salariés sont incités à recourir aux grosses ficelles sentimentales comme "La semaine dernière, j’ai sauvé une vie grâce à un diagnostic…" ou "Mais monsieur, la vie de vos enfants vaut plus de 90 euros !"

Juan José Rodriguez est salarié d'un centre d'appels à Madrid (Espagne) depuis 2005. (MYRIAM LEMÉTAYER)

Juan José Rodriguez, du syndicat espagnol CGT, dit traiter une centaine d’appels par jour dans une société d’assistance routière à Madrid. Il a quatre minutes, pas plus, pour dérouler son script au client, mais des situations échappent souvent au cadre prémâché. "Imaginez qu’il y a eu un accident de voiture, le conducteur est blessé et a été transporté à l’hôpital. Le dépanneur nous appelle pour savoir où il doit acheminer le véhicule et c’est à nous de contacter les proches du conducteur pour savoir quoi faire, sauf qu’ils n'ont peut-être pas encore été prévenus de l'accident. Et nous, on doit être froid, ne parler que du problème de la voiture, même s’ils sont paniqués."

A la tribune de la Bourse du travail de Saint-Denis, les témoignages de ce type s’enchaînent. "On n’est plus des humains mais des robots chargés de répondre au téléphone", s’insurge Xavier Burot, secrétaire fédéral en charge des centres d’appels à la CGT.

Retenir sa vessie

Les salariés sont surveillés, chronométrés. "Tes chefs savent à tout moment ce que tu es en train de faire, ils vérifient le temps que tu mets à décrocher le téléphone, que tu ne dépasses pas ton temps de pause", décrit Juan José Rodriguez.

Les besoins naturels n’échappent pas au flicage. Il faut parfois demander l’autorisation d’aller aux toilettes. Au Sénégal, "des alarmes installées dans les WC se déclenchent si vous restez trop longtemps", rapporte la syndicaliste Ndèye Founé Niang Diallo.

Se faire appeler Philippe ou Jeannette

Quand ils s'adressent à un client français, les Sénégalais se font appeler Bernard ou Juliette. Les Marocains, quant à eux, semblent avoir une prédilection pour Philippe et Jean-Marie. C'est ainsi que se faisait appeler Imad Zeriouh à la demande de ses chefs. "A force de passer neuf heures à se présenter comme ça, des gens ne connaissent même pas le vrai prénom de leurs collègues."

Imad Zeriouh, responsable national des syndicats des centres d'appels au Maroc, a travaillé pendant sept ans dans une plate-forme d'appels. (MYRIAM LEMÉTAYER)

Pourtant, aujourd'hui, les clients ne sont pas dupes. Ils savent que la plupart de leurs appels à leur assurance, fournisseur d'accès internet ou opérateur téléphonique sont réceptionnés à l’étranger. "Donc quand vous dites que vous vous appelez Philippe, il arrive que les gens vous demandent où vous êtes… Et quand vous répondez Marseille ou Bordeaux, ils demandent quel temps il fait. Du coup, on doit apprendre la météo française", raconte Imad Zeriouh.

Les pratiques évoluent progressivement. "Avant, à Teleperformance [la plus grosse entreprise du secteur], on nous demandait de changer de nom mais plus maintenant, souligne le syndicaliste tunisien Taha Labidi. Mais dans les centres moins scrupuleux, on continue à se faire appeler Jeannette ou Marie-Ange. Pour que la délocalisation ne se sente pas."

Transformer l’open space en île de Raja Ampat

Faible rémunération, horaires décalés, maigre reconnaissance, stress. Les téléopérateurs ne sont a priori pas tentés de faire du zèle. Pour motiver les troupes, les sociétés recourent à des "challenges" individuels et collectifs. "Plus on vend de contrats, plus on a de points et plus on a de chances de gagner des lots comme des écrans plats… Et c’est pas rien quand on est au Smic, expose Tony Souaillat. Il y a même des happy hours où les contrats vendus comptent double ou triple."

Tony Souaillat, salarié d'un centre d'appels en Meurthe-et-Moselle et délégué syndical. (MYRIAM LEMÉTAYER)

Son entreprise lance aussi des semaines "années 60" ou "Koh Lanta", où les salariés doivent décorer l’open space et venir déguisés. "Les gens jouent le jeu car il y a aussi des lots collectifs. Par exemple, toute l’équipe peut être emmenée en limousine pour aller dîner dans un grand restaurant de la région." 

"C'est vraiment infantilisant. Et ça n'a pas empêché qu'il y ait un turn over de 85% l'année dernière", conclut le téléopérateur. 

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