Fausse lettre, coup de force, blocage de la capitale... Comment Marcel Campion a imposé les forains à Paris
Le recours du patron de Loisirs Associés a été rejeté par la justice, jeudi. Il contestait la décision de la mairie de Paris de supprimer cette année le marché de Noël des Champs-Elysées, confié à sa société.
La bataille de trop ? Bon pied, bon œil, Marcel Campion, 77 ans, a organisé le blocage de la capitale pour protester contre la suppression du marché de Noël des forains sur les Champs-Elysées, qu'il exploite depuis sa création en 2008. Faute d'avoir été entendu, il a contesté devant la justice, mardi 14 novembre, la décision prise en juillet dernier, au cœur de l'été, par le Conseil de Paris. Mais ce recours a été rejeté, jeudi 16 novembre. Un coup dur pour Marcel Campion, qui ne s'avoue toute fois pas vaincu : il va déposer un recours devant le Conseil d'Etat. "La justice ne donne pas raison à la mairie de Paris, la justice botte en touche", a-t-il expliqué sur franceinfo.
Mais quel est ce personnage haut en couleur qui règne depuis des décennies sur l'empire forain de la capitale, des Tuileries à la place de la Concorde en passant par la Foire du Trône et la Fête à Neu-Neu, en mêlant coups de force, amitiés politiques et soutien du show-biz ? Le "roi des forains" ? Le septuagénaire, contacté par franceinfo, ne goûte guère le surnom, au point de rectifier :
C'est une étiquette qu'on m'a collée. Chez les forains, il n'y a pas de roi, chacun est son patron !
Marcel Campionà franceinfo
S'il réfute le mot "roi", le terme "forain" lui convient pleinement, comme celui de "gens du voyage". L'enfance est rude. En 1943, sa mère est tuée par un obus allemand alors qu'il n'a que 3 ans. De retour d'Allemagne, où il était prisonnier, son père l'entraîne tout jeune sur les foires et les marchés. L'adolescent quitte à 14 ans le foyer familial pour tenir une loterie, puis achète très vite la sienne. A 17 ans, il acquiert sa première baraque à frites qu'il place devant l'entrée du jardin des Tuileries.
C'est le début d'une réussite fulgurante. Car le jeune Marcel Campion fait fortune dès les années 1960 avec cette idée ingénieuse, comme le rappelle RTL : vendre "clé en main aux villes des fêtes foraines". "J'ai commencé par faire des propositions à toutes les villes à 30 km de Paris, raconte-t-il à franceinfo. J'avais envoyé une lettre à tous les maires". Et il obtient "plus d'emplacements" que ce qu'il "peut occuper".
Parallèlement, il devient très tôt le porte-parole de la profession, en s'opposant avec succès au déménagement de la Foire du Trône de Paris à Créteil (Val-de-Marne), en 1963. Dès lors, les forains l'appellent à la rescousse en cas de besoin. Il se remémore avec fierté son premier coup d'éclat, en Bretagne : "En 1973, on a occupé de force un emplacement à Rennes, où la mairie avait supprimé la fête foraine. C'était la première revendication sérieuse. J'ai fait pareil à Cannes, à Bordeaux et dans je ne sais pas combien d'autres villes où les municipalités voulaient faire de même. Les fêtes foraines ont été rétablies."
La prise des Tuileries
Mais c'est surtout Paris qu'il vise, alors que la capitale se gentrifie. Il veut réinstaller une fête foraine au cœur de la capitale, dans le jardin des Tuileries. En 1985, il occupe le parc avec d'autres forains, après y avoir débarqué "en pleine nuit", se souvient, acide, Jean-François Legaret, maire Les Républicains du 1er arrondissement de Paris. "Marcel Campion est un homme qui aime les coups de force et les assume", commente celui qui était alors conseiller municipal.
L'intéressé, lui, s'en amuse encore. Il rappelle le contexte. En 1976, Françoise Giroud avait interdit les Tuileries aux forains, au nom du patrimoine historique à préserver. En 1985, son successeur au ministère de la Culture, Jack Lang, décide d'y organiser une "fête de l'enfance". Les forains demandent à y être conviés, mais la rue de Valois refuse. Alors, Campion organise le forcing.
Nous, les forains, on est arrivés en même temps que le matériel et les sept chapiteaux prévus pour cette fête, un vendredi à 8 heures du soir. Personne n'a rien vu ni rien compris.
Marcel Campionà franceinfo
En réalité, le forain est entré grâce à une lettre falsifiée de Jack Lang, précise L'Humanité. Ce courrier où le ministère de la Culture disait non aux forains a été transformé en laissez-passer. L'affaire se règle dans un coin du parc par un aparté entre le forain et le président de la République en personne. Campion gagne la partie : "François Mitterrand m'a dit alors : 'On devrait protéger les forains comme on protège le patrimoine'", assure-t-il.
En 1993, rebelote. A l'insu du maire de Paris, Jacques Chirac, qui pensait avoir donné son accord pour un simple manège, l'entrepreneur installe une grande roue, place de la Concorde. Et son propriétaire fait tout pour la pérenniser. En 2015, celui qui est le seul candidat sollicité obtient de la Ville de Paris une convention, de gré à gré, l’autorisant à installer l'engin de plus de 70 mètres de haut jusqu'en septembre 2016.
Mais Marcel Campion résiste et ne la démontera qu'en septembre 2017, après avoir reçu un procès-verbal de la Direction des affaires culturelles (Drac) du ministère de la Culture pour "occupation illicite sur un site classé". Il la remontera vendredi 17 novembre, comme chaque hiver depuis 2000. Le maire LR de l'arrondissement, Jean-François Legaret, y voit une méthode.
Qu'il s'agisse des Tuileries ou de la grande roue, Marcel Campion a toujours pratiqué un jeu en marge de la légalité.
Jean-François Legaret, maire du 1er arrondissement de Parisà franceinfo
L'élu se réjouit qu'une ordonnance d'avril 2017 rende désormais impossible de telles pratiques, car elle oblige à lancer un appel à candidatures "pour toute occupation domaniale".
Les déboires judiciaires
Depuis deux ans, l'installation de cette grande roue suscite les interrogations de la justice. Une enquête a été déclenchée sur "les conditions dans lesquelles la mairie de Paris a autorisé le forain à installer sa grande roue", rappelle L'Express. En juillet 2016, l'enquête est confiée au juge d'instruction Renaud Van Ruymbeke, qui ordonne une perquisition au domicile de l'entrepreneur à Ormesson-sur-Marne (Val-de-Marne). Taquin, le forain diffusera sur YouTube les images hallucinantes de cette intervention, avec une multitude de "policiers surarmés et cagoulés".
Le Canard enchaîné révélera que 300 000 euros en espèces et des armes ont été saisies ce jour-là. "Oui, ce sont mes fusils de chasse", s'insurge Marcel Campion avant de s'indigner :
Ils ont débarqué à 80 policiers et ils n'ont rien trouvé, que des broutilles !
Marcel Campionà franceinfo
Broutilles ou pas, le 30 mai, Marcel Campion est mis en examen pour "recel de favoritisme" et "abus de biens sociaux" à hauteur de 75 000 euros, en sa qualité de gérant de la société exploitant la grande roue, Fêtes Loisirs. La Ville de Paris est, elle aussi, poursuivie pour "favoritisme".
Ce n'est pas le seul déboire judiciaire du forain, également visé par une autre information judiciaire pour des soupçons de "blanchiment de fraude fiscale", "abus de confiance" et "travail dissimulé". Mais s'en prendre à Marcel Campion n'est pas si facile, comme le montre cette séquence, tournée en 2009 par des journalistes de TF1. Les images montrent comment Marcel Campion parvient à faire partir des contrôleurs de l'Urssaf venus vérifier si le marché de Noël des Champs-Elysées est en règle avec le droit du travail. On le voit aussi jeter une bouteille d'eau aux journalistes avant d'exiger qu'ils cessent de tourner. Selon Télérama, Marcel Campion a réussi à joindre le ministère du Travail, qui aurait demandé aux inspecteurs la raison de leur intervention.
Interrogé par franceinfo, l'entrepreneur forain affirme que si le sujet (commandé par TF1) n'a jamais été diffusé, ce n'était pas sur pression de sa part, mais parce que les journalistes n'ont pas trouvé suffisamment "de matière". Les gens employés au noir étaient, selon lui, "des fils de forains", et "si c'était à refaire, il le referait".
Les fêtes show-biz à Saint-Tropez
Reste que Marcel Campion dispose d'un des plus beaux carnets d'adresses de la capitale. "Lorsqu’il envahit les Tuileries en 1985, souligne Paris Match, c’est son ami Yves Mourousi [présentateur du "13 heures" de TF1] qu’il prévient en premier. Quand il publie son autobiographie en 2009, il se paie le luxe d’être préfacé par Jack Lang et par Xavier Bertrand". Depuis cinquante ans, de son propre aveu, il fréquente les politiques de tous bords.
Fils de l'ancien maire de Paris Jean Tiberi et conseiller LREM de la capitale, Dominique Tiberi se souvient avoir toujours vu "Marcel" dans le paysage parisien. "C'est quelqu'un d'assez gentil, qui a soutenu tous les maires de Paris : Jacques Chirac, Jean Tiberi, Bertrand Delanoë, Anne Hidalgo...", témoigne-t-il auprès de franceinfo. Décidément éclectique, Campion a également "accueilli Marine Le Pen à l'inauguration de son marché de Noël en 2016", rappelle RTL. Et son carnet d'adresses ne s'arrête pas là. Il copine aussi avec le show-biz, qu'il accueille l'été dans sa villa varoise.
A Saint-Tropez, je suis voisin avec Vincent Bolloré. Ma propriété est juste en face de la sienne !
Marcel Campionà franceinfo
Sur les photos de Purepeople.com, on le voit festoyer avec l'acteur Clovis Cornillac, le chanteur Enrico Macias, Régine, le président de l'OL, Jean-Michel Aulas, ou encore l'ex-femme du président américain, Ivana Trump. Sa "soirée annuelle gypsy" est l'une des "grandes fêtes de l'été tropézien", assure Var-Matin.
Le reste de l'année, les amis de Campion se retrouvent à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) à La Chope des puces, "temple du jazz manouche" que le forain a acquis à la fin des années 2000. On peut y apercevoir Jean-Paul Belmondo ou, comme le montre cette vidéo postée en juin sur YouTube, l'acteur Gérard Darmon, le compositeur Jean-Jacques Debout et le chanteur Jean-Luc Lahaye. "Te laisse pas faire", lui lance d'ailleurs ce dernier, en évoquant à demi-mot les difficultés judiciaires du forain.
La bataille du marché de Noël
Son combat pour le maintien du marché de Noël sur les Champs-Elysées sera-t-il la dernière bataille de Marcel Campion ? Il fédère en tout cas les forains, qui pointent la versatilité de la maire de Paris. Si Anne Hidalgo était tout sourire, en 2013 sur le marche de Noël, l'ambiance s'est considérablement refroidie depuis, entre le "roi des forains" et la mairie de Paris.
Désormais, la municipalité reproche pêle-mêle au médiatique forain ses "produits bas de gamme" et un "rapport à la loi problématique". Et affirme à franceinfo : "On ne cèdera pas à ce qui s'apparente à du chantage." En juillet dernier, le Conseil de Paris a voté la non-reconduction du marché de Noël, "à l'unanimité". A l'unanimité des gens présents, précise Dominique Tiberi, qui n'a "pas voté cette histoire de non-reconduction du marché de Noël" . Et n'en comprend pas les raisons.
Il y a eu un changement de pied qui m'a troublé. Si le marché de Noël sur les Champs-Elysées était critiquable, alors, il l'était auparavant et il ne fallait pas lui donner le contrat. Et si c'était bien, il ne fallait pas l'enlever".
Dominique Tiberià franceinfo
Au nom des 2 000 forains engagés dans le marché de Noël, Didier Girard, président du Cid'Europe (branche fêtes), ne décolère pas. "Ce n'est pas en juillet 2017 qu'on annule le marché de Noël, alors que des commandes ont été passés des mois avant ! On est sur 20 millions d'euros de préjudice !" Alors qu'un rendez-vous est désormais fixé en 2018 pour un nouvel appel d'offres, le président de l'Association nationale de défense des droits forains, René Hayoun, soupçonne LVMH, la Compagnie des Alpes et Disney, d'être à l'affût du marché forain. "Nous sommes des marchands de rêves et eux, des marchands de pognon", déplore-t-il, alors que les deux parties se retrouvent mardi au tribunal administratif. Union sacrée, donc, autour de Marcel Campion, en attendant l'issue judiciaire. Mais le nouvel appel d'offres pour le marché de Noël sur les Champs-Elysées en 2018 sera peut-être l'occasion de rebattre les cartes, y compris du côté des forains.
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