"Alain Jean-Marie, impressions cubaines" : le célèbre pianiste de jazz se raconte dans un beau documentaire réalisé à La Havane, à (re)voir sur france.tv
Alain Jean-Marie aura attendu d'avoir 78 ans pour découvrir Cuba, un "bonheur", pour le pianiste : "Cuba a été tellement présent dans mon imaginaire. C'est la réalisation d'un rêve. Depuis mon adolescence, j'adore la musique cubaine." Une occasion très spéciale pour évoquer sa carrière, ses influences, ses jeunes années en Guadeloupe - où déjà, il était imprégné de musiques latines - et son arrivée à Paris. Tel est le propos du documentaire de Bertrand Fèvre diffusé fin avril sur Guadeloupe La 1ère dans le cadre de l'émission Horizons, et disponible sur la plateforme france.tv jusqu'en avril 2025.
Sur le plateau d'Horizons, le pianiste guadeloupéen Jean-Max Mirval résume l'importance d'Alain Jean-Marie tant pour le jazz français qu'en tant qu'ambassadeur des musiques caribéennes (notamment avec sa série d'albums Biguine Reflexions, et plus récemment celle du Tropical Jazz Trio, entamée en 2019) : "Féru de bebop et de jazz, il a tenu à continuer à apporter sa pierre à la biguine. C'est quelque chose d'inestimable pour moi, et un challenge qui n'est pas évident. À Paris, il est confronté à énormément de musiciens, américains notamment. Il aurait pu être tenté comme d'autres de tourner le dos aux causes caribéennes. Il a toujours servi toutes ces causes."
"Je cherche l'épure"
Dans le documentaire, La Havane est un personnage à part entière avec son architecture hybride et ses voitures d'un autre temps. On croise le portrait mythique, stylisé, de Che Guevara dans une boutique, une photo de Fidel Castro accrochée dans une rue... Et on entend le jeu pianistique tout en délicatesse, sans esbroufe, d'Alain Jean-Marie. Un jeu comme le reflet d'une âme.
Quiconque a croisé le pianiste dans un club de jazz parisien se souvient de sa grande humilité, de sa discrétion. Il s'exprime avec timidité et chaque mot semble pesé, le superflu n'ayant pas davantage de place dans son discours que dans son jeu : "Si j'étais à la recherche de quelque chose après toutes ces années de pratique, ça serait de trouver un son qui me permettrait de supprimer beaucoup de notes, tout ce que j'ai pu dire par le passé avec des tas de notes... Je chercherais un son qui résumerait beaucoup de musique. Je cherche l'épure."
Des bals guadeloupéens aux clubs parisiens
Le documentaire dévoile de grandes lignes des premiers pas et des influences, tant en jazz qu'en musique latino-américaine, d'Alain Jean-Marie, au travers de ses souvenirs et des témoignages d'intervenants, comme Éric Nabajoth, bassiste devenu musicologue, et le percussionniste Gabriel "Gaby" Moustache. Ils se côtoyaient dans leur jeunesse en Guadeloupe. Ils jouaient ensemble, avaient l'habitude d'interpréter des genres très différents en bal et ils partageaient leurs passions : "Le jazz, la musique afro-cubaine, la bossa nova, tout ce qui concernait l'improvisation", énumère Alain Jean-Marie. "Nous étions très bebop", précise Éric Nabajoth en détaillant le "bain" musical qui a bercé leur adolescence. "Nous faisons partie d'une génération qui écoutait Coltrane de son vivant !". Alain Jean-Marie, lui, évoque Charlie Parker, disparu avant John Coltrane (1955 pour l'un, 1967 pour l'autre) : "Jusqu'à maintenant il reste une idole, un phare."
Avec les cachets des bals où il jouait, le pianiste se ruait chez le disquaire pour s'offrir les albums de la série Cuban Jam Sessions et des disques de bebop. Il souligne que le trompettiste Dizzy Gillespie fut "un pilier" pour la musique cubaine "en composant des thèmes afro-cubains qui sont entrés dans le répertoire du jazz, comme Manteca", précise-t-il en chantonnant la phrase que Gillespie prononçait au début du morceau, "I'll Never Go Back to Georgia".
Parmi les nombreux moments musicaux, on aime cette archive des années 80 où Alain Jean-Marie accompagne Chet Baker sur I'm a Fool to Want You. Ce "grand trompettiste avait beaucoup de douceur dans sa musique, dans sa personne, et il avait un sens de la mélodie incroyable. Une force, une sobriété, une élégance dans sa musique", insiste le pianiste qui l'a accompagné sur de nombreux concerts. "Il m'appelait alors qu'il avait déjà des musiciens qui jouaient souvent à ses côtés, je ne sais pas pourquoi", s'étonne-t-il encore. "J'ai eu la fierté de faire partie de ses accompagnateurs préférés", sourit-il enfin, presque gêné, derrière ses verres fumés.
À son arrivée à Paris, outre Chet Baker, Alain Jean-Marie a côtoyé des légendes du jazz international. "Les gens qui avaient des lieux de musique jazz faisaient venir des musiciens américains qui se faisaient accompagner par des rythmiques françaises. J'ai eu la chance de jouer avec beaucoup d'entre eux : Johnny Griffin, Art Farmer, Archie Shepp, Sonny Stitt, Clark Terry, Max Roach, des chanteuses comme Abbey Lincoln..."
De belles rencontres musicales à La Havane
Le documentaire fourmille de rencontres avec les Cubains. À La Havane, chacun s'y connaît en chanson sud-américaine et les habitants ponctuent le film d'intermèdes savoureux : Dos Gardenias, Los Aretes de la Luna, Contigo Aprendí, Contigo en la Distancia, Cómo fue... Alain Jean-Marie n'est pas en reste, chantonnant Solamente una Vez à l'arrière de l'auto qui le transporte dans des avenues dégagées. "Quand je jouais aux bals en Guadeloupe, et surtout en Martinique, il y avait un moment qui s'appelait le quart d'heure de charme. L'orchestre ne jouait que des boléros. Plusieurs chanteurs les interprétaient en alternance. On éteignait les lumières et les gens dansaient presque dans l'obscurité. C'était un moment que certains attendaient, mais que d'autres redoutaient à l'idée de savoir leurs copines dans le noir avec des inconnus..."
Invité au Conservatoire de La Havane, le pianiste découvre le bel accueil que lui réservent les étudiants. "J'étais impressionné, pas surpris car je m'attendais à être en présence d'un niveau très élevé. C'est un pays où la musique est très présente, très vivante, c'est comme l'air qu'ils respirent. J'ai eu la surprise d'être accueilli par un grand orchestre qui n'attendait que mon entrée pour commencer à swinguer... C'était comme un grand bouquet de fleurs en musique." Le documentaire recèle aussi de beaux duos. Un piano-voix avec la jeune Dayalex sur Contigo Aprendí et Dos Gardenias. Et surtout, un duo de pianos avec Leyanis Valdés, héritière d'une lignée de pianistes cubains, son père Chucho et son grand-père Bebo, le temps d'une superbe séquence de danse. "Je suis très impressionné d'avoir rencontré Leyanis, la fille de Chucho Valdés qui est l'un de mes plus grands héros dans la musique", commente Alain Jean-Marie.
Cuba et sa musique, le pianiste les porte dans son cœur. "J'apprécie le destin de ce pays qui s'est mis debout à côté de tant de vicissitudes, tant de mépris. C'est un peuple pour lequel j'ai une très grande admiration qui est devenue une grande affection." Et c'est dans la nuit havanaise que se perdent ses mots touchants : "La nuit, c'était le temps de ma vie, mon domaine en tant que musicien. C'était mon gagne-pain et ma protection, mon théâtre d'opérations, ma vie cachée et ma vie publique. La nuit, c'est une amie. Mais maintenant, c'est ma nostalgie."
Émission Horizons, présentée par Ludivine Guiolet
"Alain Jean-Marie, impressions cubaines"
Coproduction Beau Comme une Image, Beau comme les Antilles
Écrit et réalisé par Bertrand Fèvre.
Durée du documentaire : 52 minutes
Première diffusion : 22 avril 2024 sur Guadeloupe La 1ère
Disponible sur france.tv jusqu'au 23 avril 2025
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