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Christine Lagarde : "Trop d'inégalités nuit à la croissance"

L'émission "L'Angle éco" se penche, lundi, sur les inégalités. Pour la directrice générale du FMI, interviewée par François Lenglet, le soutien de la croissance passe par un soutien aux classes moyennes. Un discours nouveau ?

Article rédigé par franceinfo - Propos recueillis par François Lenglet
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
La directrice du FMI Christine Lagarde, au Forum économique mondial de Davos (Suisse), le 22 janvier 2015. (RUBEN SPRICH / REUTERS)

Le Premier ministre, Manuel Valls, a parlé "d'apartheid" pour désigner les inégalités sociales et territoriales qui règnent en France. Comment naissent-elles ? Sont-elles une fatalité ? Pour répondre à ces questions, "L'Angle éco" a rencontré Christine Lagarde, la directrice générale du Fond monétaire international (FMI), pour qui le retour de la croissance économique passe par une réduction des inégalités et un soutien aux classes moyennes.

François Lenglet : Pendant longtemps, les économistes ont considéré que les inégalités étaient naturelles, normales. Qu’elles reflétaient des différences de talent ou de travail, et qu’elles pouvaient même jouer un rôle stimulant pour la croissance économique. Etes-vous d’accord avec cela ?

Christine Lagarde : Ici, au FMI, nous avons étudié, sur plusieurs décennies et dans de nombreux pays, la corrélation entre les inégalités, en particulier celles qui sont excessives, et la croissance économique. La conclusion de nos économistes est que les inégalités excessives ne sont pas propices à une croissance durable et stable. Il y a une corrélation très forte entre une croissance soutenable et moins d’inégalités.

Les inégalités ont fortement progressé au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Pourtant, ces deux pays connaissent les taux de croissance les plus élevés parmi les pays développés...

Oui, en ce qui concerne les grands agrégats macro-économiques, c’est exact. Mais il faut s’interroger sur la nature de cette croissance. S’agit-il d’une croissance durable ? C’est là que la question des inégalités se pose, et elle s’est posée de manière fracassante l’année dernière, lorsque Thomas Piketty a présenté son ouvrage Le capital au XXIe siècle aux Etats-Unis. Cela a provoqué un grand débat, une prise de conscience sur les grands écarts de revenus et de fortunes. Aujourd’hui, selon une étude d’Oxfam International, les 1% les plus riches détiennent environ 48% de la richesse mondiale. Cette accélération des inégalités est liée à deux phénomènes. D’une part, la crise financière, et d’autre part, les progrès technologiques. Aujourd’hui, les 80 plus grands patrimoines mondiaux détiennent à peu près autant que la moitié de la population mondiale. Il y a dix ans, ce n’était pas 80 mais près de 400 personnes qui détenaient cette part. Par la combinaison de la crise financière et des progrès technologiques importants, les inégalités ont ainsi augmenté, et cette hausse est nuisible à une croissance durable.

Vous ne citez pas la mondialisation dans les facteurs qui ont favorisé la progression de ces inégalités...

Il faut distinguer mondialisation financière et mondialisation du commerce entre Etats. La première a été de nature à aggraver les inégalités. Mais la seconde, celle des échanges, a plutôt réduit ces écarts. Elle a permis à des millions d’individus de sortir de la pauvreté. Je ne dis pas que la mondialisation financière est l’unique responsable. Compte tenu des inégalités d’accès à l’éducation, à la formation et au savoir, les innovations technologiques en sont un deuxième. Les politiques de transfert, dans la mesure où elles ne prennent pas en compte les excès des inégalités, sont aussi responsables. Alors que de bonnes politiques de redistribution sont de nature à réduire les écarts sans avoir d’effets négatifs sur la croissance.

Le FMI fait-il son mea culpa en se penchant sur les inégalités ? Il y a quelques années, ces thèmes ne l'intéressaient pas beaucoup.

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un mea culpa. En tout cas, sous ma direction de l’institution, j’ai souhaité que l’on s’intéresse sérieusement au rôle des inégalités, à celui des femmes dans l’économie et à l’impact du changement climatique. Nous avons développé une expertise et effectué des travaux sérieux sur ces trois domaines.

Quels pays, selon vous, ont mis en œuvre des stratégies efficaces pour lutter contre les inégalités ?

Je vais citer deux exemples. Le premier est celui des pays d’Amérique latine comme le Chili et le Brésil. Au Chili, depuis au moins douze ans, il y a eu une véritable volonté de permettre aux femmes d’accéder à l’économie. Toute une infrastructure de gardes d’enfants, de soutien aux familles pour l’éducation des jeunes à été mise en place, ce qui a permis aux femmes d’accéder plus facilement au marché du travail. C’est une approche différente qui a été retenue au Brésil. Un système de bourses familiales a été mis à la disposition des mères, dès lors que leurs enfants étaient vaccinés et allaient à l’école. Ces deux mécanismes ont permis de réduire les inégalités, et en particulier de faire baisser le niveau de pauvreté dans ces deux pays. Un autre exemple intéressant est celui du Japon et de la Corée du Sud, où l’inégalité d’accès au marché du travail pour les femmes est absolument frappante. Le Premier ministre nippon a pris le problème à bras-le-corps, en décidant d’allouer des budgets importants à des mécanismes de gardes d’enfants, et en allégeant le système réglementaire des solutions alternatives à ces gardes. La même chose est actuellement en cours en Corée du Sud.

Quel est le bon instrument pour lutter contre les inégalités en Europe ? Thomas Piketty estime qu’il faut savoir augmenter les impôts.  Cela vous semble-t-il être le bon outil pour lutter contre les inégalités ?

Je pense qu’il ne faut pas parler d’augmentation générale des impôts. Il y a plusieurs mécanismes, et celui qui nous nous paraît fondamental est d'instaurer un meilleur accès à l’éducation. A moyen terme, il s’agit de la solution la plus efficace pour lutter contre un certain nombre d’inégalités. Mais pour favoriser cet accès, il faut évidemment des financements, et ces financements publics viennent de l’impôt. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’il faut augmenter l’impôt, mais plutôt orienter la dépense publique vers des dépenses plus efficaces. Prenons l’exemple des pays subventionnant l’utilisation d’énergies fossiles, ce qui représente un coût de dépenses publiques d’environ 2 000 milliards de dollars. Si une grande partie de ce coût était affectée à des dépenses visant à réduire les écarts, notamment dans les domaines de l’éducation et de l’accès au travail, nous pourrions lutter de manière efficace contre les inégalités. Cela ne veut pas forcément dire davantage d’impôts, mais un revenu public réaffecté à une dépense utile.

La dépense publique est donc utile à la croissance. C’est une révolution, venant du FMI...

Je ne parle pas de n’importe quelle dépense publique. Sur ce point, nous n’avons pas changé notre discours : la dépense publique doit être utile. Nous ne disons pas qu’il faut nécessairement augmenter l’impôt ou la dépense publique. Il faut utiliser l’argent public là où les effets qualitatifs et quantitatifs seront les plus forts. Nous préconisons notamment des dépenses fortes en infrastructures, qui vont soutenir la croissance à la fois à court terme, par la demande, mais aussi à moyen terme en améliorant l’offre, grâce à une productivité et une efficacité améliorées.

Environ un tiers des revenus des Français provient de la redistribution. Pensez-vous que le système de redistribution français est un bon système pour lutter contre les inégalités ?

Je me garde de porter des jugements de valeur sur le système français. Ici, c’est la règle. Le directeur général du FMI, dès lors qu’il est français, ne commente pas la situation de la France, autrement qu’à travers les études que nous faisons de l’économie française. Il y a néanmoins une recommandation que nous faisons à l’ensemble des économies avancées ayant des systèmes de protection. Nous leur conseillons de protéger les salariés, plutôt que de protéger les emplois. C’est-à-dire, avoir des mécanismes de prise en charge des personnes, de soutien des salariés par la formation professionnelle, plutôt qu’une protection systématique des emplois. Voilà un exemple de ce que nous considérons comme un bon usage de l’argent public pour lutter contre les inégalités.

Avez-vous l’impression que le sujet des inégalités est une préoccupation croissante chez les chefs d’Etat ?

Je pense que la plupart d’entre eux sont sensibilisés à cette question. S’ils ne l’étaient pas, cela voudrait dire qu’ils ne s’interrogent pas sur les conditions de la croissance et de la cohésion sociale. Cela signifierait aussi qu’ils ne s’interrogent pas sur le degré de stabilité et de certitude propice aux investissements. Tout cela est un cercle vertueux, dans lequel la cohésion, qui repose sur la réalité ou la perception d’inégalités excessives, est très importante. Il y a beaucoup à dire sur un certain nombre de pays d'Europe du Sud. Certains d’entre eux ont engagé des politiques de réformes approfondies, déterminées qui doivent permettre d'installer une croissance durable et mieux partagée. Ce sont ces exemples qui doivent être pris en compte par les autres..

 Pour vous, c’est donc un sujet primordial.

Oui, c'est un sujet dont la dimension macroéconomique doit être impérativement examinée par notre institution. Il existe un lien net entre la croissance, la stabilité et la confiance, et les inégalités, qu’elles soient perçues ou réelles. Et cela ne concerne pas seulement les Etats-Unis ou le Royaume-Uni. D’autres pays développés, mais également des pays émergents et en développement sont concernés. Prenez l’exemple de la croissance chinoise. Elle a certes permis de sortir des millions d’individus de la pauvreté, mais elle est aujourd’hui répartie de manière très inégale. C’est un point que les autorités chinoises ont aussi dans leur radar. 

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