: Reportage Colère des agriculteurs : sur une autoroute près d'Agen, le barrage comme arme symbolique pour atteindre "toutes les veines de l'Etat"
"Le seul truc chiant, ici, c'est de voir le Brit Hotel juste en face, alors qu'on dort dans les tracteurs." Certains agriculteurs ont de petits yeux, mardi 23 janvier, mais la bonne humeur est de mise après une première nuit de blocage de l'autoroute A62, au niveau de l'échangeur n°7, au sud d'Agen (Lot-et-Garonne). Installé la veille, dans l'après-midi, leur barrage est un des nombreux dressés, un peu partout en France, dans le sillage du mouvement de colère qui saisit la profession depuis la semaine précédente. Quelque 150 tracteurs sagement alignés, un brasier, un buffet avec de la saucisse... Difficile d'imaginer que, d'habitude, les voitures foncent à 130 km/h sur ce bitume.
La plupart des manifestants, y compris les plus aguerris des anciens, n'ont pas souvenir d'avoir déjà mis à l'arrêt un axe autoroutier. "La semaine dernière, on avait fait une opération escargot entre Agen et Tonneins. J'ai posté des trucs sur les réseaux sociaux, et tout le monde était déjà épaté", raconte Etienne Grossia, exploitant agricole de 60 ans. "Mais bloquer carrément l'autoroute, c'est encore le niveau au-dessus."
Même son de cloche chez Thierry G., venu lui aussi de la commune de Tombebœuf (Lot-et-Garonne), à une quarantaine de kilomètres plus au nord. "Avec les autoroutes, on bloque un certain système économique, car on va gêner les grandes surfaces."
"Aller sur l'autoroute, c'est quand même incroyable. C'est magique de voir comment on peut bloquer toutes les veines de l'Etat. L'autoroute, aujourd'hui, c'est un poumon de tous les échanges".
Thierry G., exploitant agricoleà franceinfo
Si les "gilets jaunes" avaient leurs ronds-points, le mouvement des agriculteurs en colère semble avoir jeté son dévolu sur les axes autoroutiers. A la manœuvre, notamment, la Coordination rurale (CR) du Lot-et-Garonne, un syndicat connu pour ses actions musclées et en conflit notoire avec la branche locale de la FNSEA. Pour se convaincre de leur influence, il suffit de compter, parmi les manifestants, les bonnets jaunes siglés d'un logo CR.
"On aurait pu fermer l'autre échangeur aussi"
Le choix de ce lieu ne doit rien au hasard. "Nous sommes pile au milieu de Bordeaux et Toulouse, pas très loin de nos amis du Tarn-et-Garonne", justifie Karine Duc, coprésidente de la branche locale du syndicat. "C'est une place centrale et fréquentée. Malheureusement, il faut en venir à ça pour être un peu écoutés."
"Avec ces axes, nous voulons perturber les réseaux de l'Etat et la pompe à fric que sont les autoroutes."
Karine Duc, coprésidente de la Coordination rurale du Lot-et-Garonneà franceinfo
Avant eux, d'autres agriculteurs avaient déjà lancé le blocage d'une bretelle de l'A64 qui mène à Carbonne (Haute-Garonne). Une action qui rappelle le précédent allemand, et qui a fait tache d'huile en France, avec plus ou moins de succès. Barrage filtrant sur l'A29 près d'Amiens (Somme), tronçon de l'A16 coupé près de Beauvais (Oise), blocage de l'A7 entre Lyon et Valence (Drôme), perturbations sur l'A61 et l'A20, ou même en Dordogne sur l'A89... De nombreux axes autoroutiers ont été investis par le monde rural, lors de manifestations ponctuelles ou pérennes.
Certains participants au blocage évoquent également leur combat contre les centrales d'achat et leurs marges, dont les flux sont matérialisés par l'autoroute. "On est gentils parce qu'on aurait pu fermer l'autre échangeur, aussi, à Sainte-Colombe-en-Bruilhois", glisse au passage un céréalier, béret vissé sur la tête. En pointant du doigt les bas-côtés, il s'emporte contre le gestionnaire d'autoroute Vinci, accusé de ne pas entretenir les fossés. Dans leurs conversations, les exploitants ressassent leur aversion pour les normes, dont la prolifération est tantôt attribuée à la France ou à l'Union européenne.
Un camp de base pour coordonner les manifestations
Sur place, la vie s'organise. L'un des manifestants partage 250 kilos de pommes Pink Lady, et il en apportera "sûrement plein d'autres" dans les jours qui viennent. Quelques manifestants expliquent que les glissières de sécurité ont été démontées pour des raisons de sécurité, afin de pouvoir accéder aux deux voies. Mais, surtout, "pour la convivialité, c'est plus facile", sourit un participant, arrivé parmi les premiers sur les lieux, la veille.
Ce tronçon d'autoroute fait désormais office de camp de base pour les agriculteurs, à partir duquel ils lancent des actions plus classiques à Agen, conclues par un déluge de fumier, de paille et de bois. Dans la matinée, l'entrée de la préfecture a été copieusement souillée, avant qu'une délégation de la Coordination rurale ne soit reçue, encore, comme trois jours plus tôt.
L'après-midi, les bennes dégueulent cette fois leur colère devant le siège des services vétérinaires, de la Direction départementale des territoires et de la caisse départementale de la Mutualité sociale agricole. Les manifestants, qui bénéficient d'une certaine mansuétude de la part des forces de l'ordre, regagnent l'échangeur sans encombre.
Le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, a lui-même déclaré lundi qu'il n'y aurait pas d'évacuations sur l'A64, où se trouve le premier barrage dressé dans le cadre de ce mouvement, et affirmé que la consigne avait été passée aux préfets et à la gendarmerie. Les autorités marchent sur des œufs, conscientes du potentiel explosif de telles mobilisations.
"C'est notre dernier combat", commente Serge Bousquet-Cassagne, président de la chambre d'agriculture du Lot-et-Garonne, condamné en appel en 2022 pour avoir construit une retenue d'eau sans autorisation. Si "on ne gagne pas, nous serons bouffés par la technostructure", prédit-il, en guerre contre les "bobos, les écolos". Et les "socialos", allait-il oublier, dans un registre jusqu'ici peu entendu lors de la manifestation.
Le drame de l'Ariège dans tous les esprits
Ailleurs, l'ambiance est plus bon enfant. C'est l'occasion, pour beaucoup, de renouveler une solidarité paysanne et d'échanger autour de doléances partagées par tous. Les éleveurs doivent s'absenter plus souvent que les céréaliers, car il faut nourrir les bêtes. Tous ont en tête le drame de Pamiers (Ariège), survenu mardi au petit matin, quand une éleveuse est morte percutée par une voiture sur un barrage comme le leur (mardi soir, sa fille de 12 ans a succombé à son tour à ses blessures). "Avec les axes routiers qui se bloquent, il y a une multiplication des risques. Les gens sont sur la route, et les voies ne sont pas suffisamment sécurisées", déplore Karine Duc, la coprésidente de la Coordination rurale du Lot-et-Garonne.
Un peu plus loin, des bottes de paille forment un mur en amont du rassemblement, afin de prévenir les automobilistes du blocage. Elles ont peut-être permis d'éviter un drame la nuit précédente, quand le conducteur égaré d'un poids lourd a bien failli semer la panique. "J'ai vu des phares dans le rétroviseur, ça m'a paru bizarre, car ça arrivait assez vite", témoigne l'un des exploitants qui a dormi là. Le véhicule, finalement, a pu être exfiltré sans encombre. "La meilleure des sécurités, c'est que tout le monde lève le camp, commente Karine Duc. Mais pour ça, il faut des annonces."
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