: Reportage Mobilisation des agriculteurs : on a passé la nuit à la centrale nucléaire de Golfech, sur les braises de la contestation
"Attal, on t'attend ici et vite." L'invitation a été tracée à la bombe sur une banderole. A Golfech (Tarn-et-Garonne), commune de 1 025 habitants, une trentaine de tracteurs bloquent l'accès principal à la centrale nucléaire, qui emploie un millier de personnes. Quelques dizaines d'agriculteurs viennent d'y passer leur première nuit dehors, du lundi 22 au mardi 23 janvier. Un immense feu illumine le rond-point et quelques tentes abritent un espace de restauration. Sur une drap blanc, un avertissement : "Ici commence le pays de la résistance agricole".
Fait notable, aucun drapeau de la Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles (FDSEA) ou des Jeunes Agriculteurs, alors que certains participants en sont pourtant des responsables locaux ou au moins adhérents. Le 16 janvier, à Toulouse, beaucoup ont été écœurés par l'échec d'une réunion en préfecture, à laquelle avaient été conviés des syndicalistes. Julien Poujal, un éleveur de vaches blondes d'Aquitaine, avait parcouru 110 km en tracteur, depuis la commune de Fauroux, pour s'y rendre. A l'arrivée, 600 tracteurs. "On nous a dit qu'il y aurait des annonces seulement pour le Salon de l'agriculture, le 28 février, ce qui nous a passablement déplu."
Jean-François Conquand, un producteur de légumes bio, abonde : "Le mouvement part du Sud-Ouest. Ce qui a cristallisé la colère, c'est cette action de la semaine dernière, quand les syndicats n'ont presque rien obtenu et nous ont demandé de rentrer chez nous."
"Je vais y réfléchir à deux fois avant de payer ma cotisation syndicale à la FDSEA."
Julien Poujal, exploitant agricoleà franceinfo
Pour expliquer la soudaine montée en puissance de la mobilisation, certains évoquent une période de l'année moins chargée que les autres, avant la préparation de la terre pour les semis de printemps. D'autres viennent de découvrir que les primes de la Politique agricole commune, versées pour l'année 2023, étaient en baisse pour eux cette année. Les manifestations agricoles en Allemagne ont également été suivies de près. "Mais en réalité, ça dure déjà depuis mi-novembre", corrige un autre. Et ça fait même un mois qu'on dépose du lisier devant la sous-préfecture de Castelsarrasin."
Alors que Gabriel Attal venait pourtant de recevoir à Matignon le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, et celui des Jeunes agriculteurs, Arnaud Gaillot, la rencontre n'a guère suscité d'intérêt, ce soir-là au coin du feu. Plusieurs participants expliquent que la décision finale de bloquer la centrale avait été prise hors des circuits classiques, la veille, lors de réunions informelles menées par groupes de dix, dans les fermes, en relais de boucles WhatsApp.
Le niveau des revenus comme principal point de crispation
Jean-François Conquand, 40 ans, s'est lancé dans son exploitation il y a une douzaine d'années. En début d'année, pour tenter de "sauver sa peau", il a demandé l'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire, car il déclare des pertes depuis trois ans et accuse désormais 300 000 euros de dettes.
"On est en train d'assister à une sorte de suicide assisté des exploitants."
Jean-François Conquand, producteur de légumes bioà franceinfo
L'encadrement des marges de la distribution, réclamé depuis des années, nourrit encore et toujours le mécontentement. "Aujourd'hui, quand je vends une courge butternut 80 centimes pièce, je la retrouve à 3,80 euros dans le supermarché", dénonce Jean-François Conquand. "On ne fixe jamais nos prix. Il y a les marges des distributeurs, celles des négociants et celle des marchands de bestiaux, ajoute l'éleveur Julien Poujal. Mais nous, nous sommes la variable d'ajustement. Nous ne fixons jamais nos prix."
Autre thème de mécontentement : la décision de Bruno Le Maire, en septembre dernier, de mettre fin progressivement à la défiscalisation accordée au gazole non routier (GNR), une mesure qui concerne en premier lieu les agriculteurs. "Mais je brûle, grosso modo, 20 000 litres de gazole par an, et ça me coûterait 4 000 euros supplémentaires au bout de quatre ans", a calculé Julien Poujal. De quoi menacer sa rentabilité, alors qu'il ne parvient à se dégager que 1 000 euros par mois, une fois les charges payées pour son exploitation de 270 hectares, gérée avec son jeune frère.
"Mais à l'origine, ces aides compensent pourtant un désavantage de l'agriculture française par rapport à ses concurrents : son prix de revient plus élevé, en raison du modèle social", abonde Gilles Grenier, exploitant du Lot-et-Garonne. Une odeur de pneus brûlés, vidés dans les flammes depuis une benne, vient gâcher les accords de bal sortis d'une enceinte installée par les agriculteurs. Les manifestants n'avaient pas le cœur à danser, de toute manière, d'autant qu'une "sirène de la révolte" vient parfois leur percer les tympans.
"700 euros par mois" toutes cotisations déduites
Le maire de Golfech, Pascal Benoît, employé à la centrale nucléaire, est venu passer une tête. Lundi matin, il avait été averti du blocage par des collègues d'astreinte, puis à midi, il avait aidé à faire la circulation pour les poids lourds. Il a laissé les agriculteurs brancher leur sono et leurs lumières sur un coffret électrique, relié à l'éclairage public. "On regarde si tout se passe bien, l'idée, c'est que le mouvement se passe en toute sécurité", commente-t-il. "C'est aussi notre assiette qui est en jeu. A un moment, il va falloir les écouter."
Quelques dizaines de kilomètres plus à l'ouest, d'autres manifestants, à l'appel cette fois de la Coordination rurale, ont lancé des blocages d'autoroutes, après avoir roulé en tracteur dans les rues d'Agen (Lot-et-Garonne). Cette colère prend un tour inédit en Occitanie, car dans cette région, "les agriculteurs ont les revenus parmi les plus bas de France", a déclaré à l'AFP Alain Iches, président de la chambre d'agriculture de Tarn-et-Garonne.
Yannick C., qui se réchauffe un peu à l'écart devant un feu de tronc, estime être en mesure de se verser 700 euros par mois, quand toutes les cotisations ont été déduites. Mais au-delà de ses revenus, il dénonce également une accumulation de normes, qui pèse sur son quotidien. "Il y a deux ans, j'ai fait une demande pour curer un fossé après un orage, car il était tout bouché", explique Yannick C. J'ai dû faire un dossier de 35 pages en quatre exemplaires à l'Office français de la biodiversité pour pouvoir nettoyer avec ma pelle mécanique et mon carburant."
En guerre contre les "normes"
Corollaire de ces normes, les manifestants dénoncent aussi une concurrence déloyale de la part des autres pays européens et mondiaux. Ils accusent, par exemple, les producteurs de fraises espagnols d'utiliser des molécules actives interdites en France. Beaucoup d'agriculteurs rencontrés souhaitent donc réintroduire une forme de protectionnisme sur le produit de leur travail. L'accord commercial entre l'Union européenne et le Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay), signé en 2019, mais jamais ratifié, est par ailleurs pointé du doigt.
Enfin, les agriculteurs évoquent un autre thème, très sensible en Occitanie : celui de l'irrigation. Ce sujet a notamment poussé Julien Cassé, jeune céréalier, à se mobiliser. "On aimerait être entendu là-dessus… Il ne faut pas oublier que l'agriculture nourrit la population, et que tout le monde se met trois fois par jour à table." L'accès à l'eau revient souvent dans les bouches d'autres exploitants agricoles. "Ils ne veulent pas stocker l'eau l'hiver", s'étrangle Thibault Sapet, céréalier et producteur de fruits, qui dénonce, par ailleurs, un nouveau tour de vis du préfet de région sur les droits de pompage.
Le mouvement, en tout cas, est déjà suivi de près par les responsables politiques nationaux. "On sait que le Rassemblement national a essayé de récupérer le truc, donc ça énerve la majorité, qui tente de faire la même chose", glisse un participant. La présidente socialiste d'Occitanie, Carole Delga, a proposé la nomination d'un préfet dédié à l'usage de l'eau, selon Actu.fr. Le député Les Républicains Julien Dive, lui, a proposé de "geler" la taxe sur le GNR. Jean-Michel Baylet, en sa qualité d'ancien ministre, bénéficie enfin d'une oreille attentive dans la région. Désormais président de la communauté de communes des Deux Rives, il est d'ailleurs venu un peu plus tôt dans la journée saluer les manifestants de Golfech.
Un peu en retrait, "Loulou de Golfech" – dont le surnom, dit la légende, aurait inspiré le sketch du "chanteur nucléaire" aux Chevaliers du Fiel – observe la scène avec quelques autres riverains. La route étant barrée par un mur de bottes de paille, cet agent de sécurité doit désormais parcourir deux kilomètres à pied pour prendre son poste à la centrale. "Ç'aurait été des gilets jaunes, je serais allé à leur rencontre, glisse un homme à ses côtés, mais là, je ne reconnais personne."
Les agriculteurs ont déjà prévu des tours de garde, afin de se relayer devant la centrale pour un mouvement qu'ils espèrent voir s'inscrire dans la durée. Une coopérative bio est venue déposer un caisson à céréales de 20 mètres cubes, en guise d'abri de fortune. En fin de soirée, personne ne s'y était encore hasardé, d'autant qu'il restait quelques bières. En attendant, une chanson du groupe Wazoo, Agriculteurs, est parvenue à se faire une place entre Sardou et U2 : "On se couchera à point d'heure, sans le pire juste le meilleur."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.