"Tout ce qui est marqué est vrai" : on a retrouvé des agriculteurs qui s'affichent sur les emballages de produits Intermarché
"Un jour, j'ai reçu une enveloppe avec une brique de lait découpée dedans pour me féliciter, c'est juste fou !" Elodie Ricordel, éleveuse de vaches laitières en Loire-Atlantique, n'en est pas à sa première lettre de fan. "J'ai encore eu une carte de vœux au Nouvel An et des messages vocaux aussi !" Cette notoriété, la jeune agricultrice la doit à Intermarché. En 2018, le distributeur lance une nouvelle marque : "Les éleveurs vous disent merci !" Son visage est alors imprimé sur des millions de briques de lait distribuées dans les magasins du groupe partout en France.
Six ans plus tard, la gamme s'est élargie aux œufs, au miel, à la farine, aux steaks hachés ou encore au jus de pomme. Au total, une trentaine de références occupent aujourd'hui les rayons. Avec toujours la même recette : un producteur pose tout sourire avec une doudoune sans-manche bleue sur la face avant du produit. Son prénom et sa commune sont écrits en toutes lettres. Tout comme la somme qu'il a touchée pour son travail – équivalente à au moins 40% du prix de vente.
"C'est une très bonne initiative qui a créé du lien entre le producteur, l'industriel, le distributeur et le consommateur", se félicite Elodie Ricordel. Mais tout n'est pas rose pour autant.
"Le principe est bon, mais l'envers du décor est parfois compliqué."
Elodie Ricordel, éleveuseà franceinfo
"J'étais assez sceptique quand j'ai signé"
Que se cache-t-il derrière cette nouvelle forme de marketing, désormais présente dans de nombreuses autres enseignes, comme Carrefour, Lidl et Super U ? Franceinfo a voulu savoir ce qui se cachait derrière ces emballages. A partir des informations et des photos imprimées sur ces produits, nous avons retrouvé sept producteurs de la gamme Merci d'Intermarché. Tous existent bel et bien. Et surtout, tous confirment que les informations sur la répartition du prix affichées sur les emballages sont correctes. "J'étais le premier surpris", reconnaît Thibault de Ferrand, qui cultive des pommes à cidre en Ille-et-Vilaine. "Quand j'ai signé le papelard, j'étais assez sceptique."
"Je n'avais aucune confiance dans la grande distribution. Mais tout ce qui est marqué est vrai."
Thibault de Ferrand, pomiculteurà franceinfo
Comme lui, de nombreux producteurs étaient méfiants lorsqu'ils ont été démarchés par Intermarché. Il faut dire que les négociations sont souvent difficiles avec les industriels et les distributeurs. "Au début, on se demandait : 'Est-ce que c'est encore un coup de com' ou est-ce qu'on va vraiment avoir un retour ?'", se souvient Pierre Aillerie. La réponse est rapidement tombée : "Nous avons touché 35 centimes de plus au kg, cela fait tout de même 200 euros en plus pour chaque vache vendue", se félicite cet éleveur de charolaises.
Même constat chez les apiculteurs. "Sur un pot de miel de 500 g vendu à 5,90 euros, on touche 3,05 euros, cela fait environ un euro de plus au kilo par rapport à d'autres miels vendus en vrac", explique Mélanie Dumant, apicultrice à son compte depuis 2019. "Pour chaque œuf, cela doit me faire deux centimes en plus", calcule de son côté Vincent Lévèque, éleveur de volailles dans l'Aisne. "En 2023, cela m'a fait 7 000 euros de prime."
"Ça va dans le bon sens et c'est mieux que rien"
Depuis le lancement de la gamme en 2018, le groupe Les Mousquetaires – propriétaire d'Intermarché – affirme ainsi avoir versé 13 millions d'euros de primes aux 900 partenaires agricoles engagés dans la démarche. Un coup de pouce bienvenu pour de nombreux agriculteurs, dont les faibles revenus ont été au cœur du mouvement de colère qui a éclaté en janvier 2024 dans toute la France. "Dans un contexte un peu difficile pour le miel, c'est l'une de nos commercialisations qui se maintient et qui augmente", salue Mélanie Dumant, qui écoule ainsi 30 à 40% de sa production destinée au vrac.
"On ne va pas cracher dans la soupe."
Pierre Aillerie, éleveurà franceinfo
Intermarché a également versé 2 000 euros à chaque agriculteur "ambassadeur" au titre de leur droit à l'image. "J'avais besoin d'argent pour m'acheter une bagnole, alors j'ai dit oui", reconnaît Thibault de Ferrand, pas franchement enchanté à l'idée de se faire tirer le portrait. "J'ai eu la sensation de me prostituer sur le coup." Pour Samuel, céréalier dans les Deux-Sèvres, "les grandes surfaces profitent de notre image, mais ça va dans le bon sens et c'est mieux que rien".
Si tous sont conscients que le distributeur utilise leur image pour redorer la sienne, la plupart d'entre eux n'y voient pas d'inconvénient.
"Cela nous sort de notre cadre habituel, un shooting photo, on ne fait jamais ça."
Vincent Lévèque, éleveurà franceinfo
Cette soudaine notoriété a même quelques avantages. "Quand des amis partent en vacances, ils nous disent : "Tiens, on t'a vu à Intermarché'", sourit Mélanie Dumant. "On m'a fait quelques blagues dans mon patelin au début et mes amis sont très contents d'avoir ma tronche à table quand je viens", raconte Thibault de Ferrand. "Je ne signe pas d'autographe dans la rue quand même", plaisante-t-il.
"Cela représente seulement 15% de nos volumes"
Passé les éloges unanimes, certains producteurs pointent tout de même les limites de ce système. Bien souvent, seule une faible proportion de leur production est écoulée via cette filière plus rémunératrice. "C'est une goutte d'eau", reconnaît Thibault de Ferrand, dont les pommes sont pressées dans une coopérative qui vend sous de nombreuses autres marques. "La gamme Merci représente seulement 15% de nos volumes", explique Elodie Ricordel, présidente de l'organisation des producteurs de la laiterie Saint-Père, en Loire-Atlantique. La majorité de leur production est utilisée pour la marque Pâturages, sans prime à la clé.
Les montants gagnés grâce à cette gamme font aussi débat parmi les producteurs partenaires. "Comme le prix des céréales est très variable, la différence entre le prix du marché et celui d'Intermarché est parfois faible", note Samuel, céréalier dans les Deux-Sèvres. Même chose pour la viande : la prime a ainsi fondu de moitié entre celle octroyée au lancement de l'opération est celle que touche l'éleveur Pierre Aillerie aujourd'hui. "Il faudrait qu'on arrive à des tarifs encore plus élevés pour obtenir une rémunération confortable", assure-t-il. Dans ces conditions, d'autres circuits de vente sont nécessaires : "Même avec la prime, les prix restent relativement bas et inférieurs à la vente directe", note Bruno Robrolle, apiculteur, qui possède aussi sa propre boutique à Ingrandes (Maine-et-Loire).
"Ce n'est pas toujours simple avec la grande distribution"
En 2022, les négociations tournent carrément au vinaigre pour les producteurs affiliés à la laiterie de Saint-Père, en Loire-Altantique. Cette usine, qui s'occupe de la collecte et de la transformation du lait de la gamme Merci, est également la propriété des Mousquetaires, dont Intermarché est une filiale. L'aventure de cette gamme a commencé là-bas en 2018, en réaction à la grave crise que traversait la filière. À l'époque, le litre de lait est payé 44 centimes aux éleveurs, comme le proclame l'emballage. Mais peu à peu, l'inflation grignote la marge des producteurs. "On est allés leur dire : 'Ça ne va plus'", raconte Elodie Ricordel, qui représente 230 éleveurs laitiers.
"Chipoter sur 5 centimes de la brique quand on voit les bénéfices des gros groupes, je trouve cela très dommage et court-termiste."
Elodie Ricordel, éleveuseà franceinfo
D'âpres tractations sont alors enclenchées. "A l'origine, c'était un produit co-construit, mais là, ils étaient en complète déconnexion avec le terrain et nous imposaient un prix", assure l'éleveuse. Un médiateur est alors saisi. Finalement, 56 centimes sont désormais reversés aux éleveurs, sur une brique de lait demi-écrémé vendue 1,10 euro. Un prix qui n'a pas fait l'objet d'un accord avec l'organisation de producteurs, rappelle Elodie Ricordel. Le tarif respecte cependant la règle des 50% reversés aux éleveurs et dépasse celui des autres laiteries, répond Intermarché.
"On nous dit : 'Vous êtes dans le haut du tableau'. Mais ce n'est pas parce que c'est vrai que c'est suffisant."
Elodie Ricordel, éleveuseà franceinfo
Une expérience douloureuse pour les pionniers de cette marque promouvant les producteurs. "Je suis toujours fière de ces briques de lait, c'est une aventure très forte, mais ce n'est pas toujours simple avec la grande distribution", résume Elodie Ricordel. L'éleveuse, qui a repris la ferme familiale contre l'avis de ses parents, reste déterminée à se battre. "Les distributeurs s'associent dans des centrales d'achats, les industriels essayent de nous diviser... Il faut que les producteurs se regroupent aussi pour être plus forts", martèle la trentenaire. "Il faut que l'on reprenne notre destin en main !"
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