Journée mondiale du cacao et du chocolat : quand la spéculation appauvrit les petits producteurs
Chute des cours de plus de 30% en 2016, risque de pénurie à moyen terme à cause d'une augmentation de la consommation dans les pays émergents... Le cacao est un marché instable. Enquête sur la principale cause : la spéculation qui fragilise la filière.
Le marché du cacao n'est pas un long fleuve tranquille. La filière est, depuis quelques années, particulièrement instable. En effet, si les observateurs prédisent depuis 2014 une pénurie de cacao à moyen terme à cause d'une progression exponentielle de la consommation dans les pays émergents, cela n'a pas empêché les cours de chuter très fortement en 2016. Les prix ont ainsi baissé de plus de 30% entre mars et octobre 2016.
Ce paradoxe entre une demande toujours plus forte de chocolat (et donc de cacao) et la fragilité des producteurs qui sont au bout de la chaîne s'explique principalement par un mot : spéculation. Le marché est victime d'une financiarisation qui dirige son activité, bien loin de ce qui se passe réellement sur le terrain. Les différents acteurs de la filière alertent donc sur la nécessité de pérénniser ce marché si l'on veut pouvoir continuer de déguster l'or noir. Et tentent de trouver des solutions pour rééquilibrer le rapport de force entre les financiers et les producteurs.
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— franceinfo plus (@franceinfoplus) 1 octobre 2017
L'effet papillon de la spéculation financière
Trois années de forte augmentation, une année cauchemardesque en forme de dégringolade : difficile pour les producteurs de cacao de se projeter sur leur activité. "On est sur un marché sensible, c'est-à-dire qu'une légère surproduction provoque une chute des prix et précipite les producteurs dans la pauvreté sans aucune vision à moyen terme", déplore Christophe Eberhart, co-fondateur de la scop Éthiquable.
Face aux variations de la production, les marchés ont tendance à surréagir
Christophe Eberhart, co-fondateur d'Éthiquableà franceinfo
"C'est un paradoxe fondamental", confirme Gaël Giraud, économiste en chef de l'Agence française de développement (AFD). "Le prix des matières premières n'est plus dicté par l'offre et la demande réelles de matières premières mais par les mouvements spéculatifs de capitaux." Cette sentence est valable aujourd'hui pour la plupart des matières premières mais son impact est encore plus désastreux pour la filière du cacao. En effet, le revenu moyen d'un producteur de cacao en Côte d'Ivoire (le premier producteur au monde) est actuellement de 1,17$ par jour alors que la Banque mondiale considère les travailleurs qui touchent moins de 1,9$ par jour comme étant en situation d'extrême pauvreté.
Le cacao, victime de son succès
Si les cours du cacao font autant le yoyo, c'est parce que les spéculateurs sont nombreux sur le marché. Concrètement, ces financiers spéculent sur des contrats de livraison à long terme et font en sorte de faire baisser les prix de ces contrats, qui courent parfois à 10 ans. Grâce à ce mécanisme, il devient alors plus intéressant pour les investisseurs d'attendre avant d'investir car les prix sont censés baisser dans plusieurs années. C'est ce qui explique la baisse de la demande sur le marché du cacao et, par conséquence, la baisse des prix. Ce système de spéculation est évidemment totalement virtuel mais il a "pris un poids financier bien supérieur au marché physique de cacao", analyse Gaël Giraud. En effet, ce directeur de recherches au CNRS estime qu'aujourd'hui les volumes de capitaux circulant sur ce système de spéculation représentent 25 à 30 fois le volume des capitaux courant sur le marché physique.
Mais alors pourquoi les cours du cacao ont-ils aussi brutalement baissé en 2016 alors que la demande des pays émergents ne cesse d'augmenter ? "Sur toute une série de matières premières, de 2014 à 2016, le cacao est le seul à être resté à la hausse", explique Gaël Giraud, aussi directeur de la chaire Énergie et prospérité. "Il y a donc eu beaucoup d'investissements à l'époque mais avec la remontée du cours de la plupart de ces matières premières, les investisseurs diversifient leur portefeuille et revendent du cacao." Il y a donc plus d'actifs financiers sur le marché que d'acheteurs, ce qui explique la chute des prix.
Face à ce constat, les acteurs estiment quasi unanimement qu'il faut agir pour pérenniser la filière. "Il faut que ce système de production soit bien rémunéré et que les producteurs y voient leur intérêt", assure Christophe Eberhart, co-fondateur de la scop Éthiquable et chargé du lien avec les producteurs. Analyse partagée par Patrick Poirier, le président du Syndicat français du chocolat : "Il faut mettre en place des systèmes de stabilisation qui permettent de servir d'amortisseur aux planteurs." Les transformateurs, industriels et autres vendeurs de chocolat ont d'ailleurs tout intérêt à agir pour pérenniser le marché du cacao : "Notre inquiétude en tant que chocolatiers, c'est aussi le fait que les planteurs s'intéressent au cacao quand les prix sont plus rémunérateurs donc le danger c'est les voir se lancer dans d'autres cultures." L'intérêt des industriels, lui, est présent quoi qu'il arrive. En effet, le prix du produit fini est étrangement beaucoup moins variable que les cours du cacao. Une donnée sur laquelle Patrick Poirier, aussi PDG du groupe Cémoi, botte en touche.
La coopérative équitable, une hausse de la qualité
Face à l'instabilité de la filière et surtout les difficultés dans lesquelles les producteurs de cacao se retrouvent plongés, certains acteurs de la filière ont décidé de se mobiliser. Ainsi, la scop Éthiquable a accompagné des producteurs ivoiriens dans le lancement d'une coopérative, en 2010, avec l'appui d'une ONG locale. L'enjeu était particulier dans ce pays, premier producteur de cacao au monde. "C'est un pays producteur pour le marché de masse, avec des cacaos souvent standards", explique Christophe Eberhart. Dans ce contexte, les prix sont souvent faibles et les producteurs sont contraints d'augmenter toujours plus leurs volumes pour réussir à vivre.
En aidant à la création de la coopérative, Éthiquable a donc fait un pari : acheter le cacao à un prix bien plus élevé que celui fixé par le gouvernement ivoirien, pour permettre aux producteurs de s'engager dans une production plus durable et qualitative. À terme, les producteurs proposeront donc des fèves de meilleure qualité, qui justifieront les prix instaurés par la coopérative. En démarchant de nouveaux clients, la coopérative pourra donc vendre son cacao à ce prix plus élevé que le prix de marché. Ainsi, Éthiquable offre 1 800 francs CFA par kilo de cacao, là où la Côte d'Ivoire fixe 750 francs CFA . Au-delà du gain pour le producteur, il y a aussi un avantage pour le collecteur : la coopérative soutenue par Éthiquable récupère 450 francs CFA, contre 90 francs CFA par kilo pour le collecteur dans la filière conventionnelle. Elle peut ainsi investir dans le développement de la productivité de ses producteurs.
Le bilan dressé par Éthiquable , sept ans après le coup de pouce donné à la coopérative, est plutôt positif. "Nous avons un prix stable et rémunérateur qui permet au producteur d'envisager l'avenir, de penser sur le long terme", assure Christophe Eberhart. "On démontre qu'en payant des prix stables et rémunérateurs, on arrive à créer des dynamiques." C'est aussi l'avis de Patrick Poirier, du Syndicat français du chocolat. "Un vrai modèle vertueux peut se mettre en place avec des coopératives structurés", affirme-t-il.
L'engagement des entreprises du secteur
Le Syndicat du chocolat vient de publier un panorama des engagements sociétaux et environnementaux des entreprises dans la filière du cacao. Ce syndicat regroupe 54 adhérents qui sont des entreprises de différentes tailles, de la PME au grand groupe international. "On a voulu montrer, dans une filière qui est longue et complexe, quelles étaient les initiatives des entreprises pour rendre cette filière beaucoup plus durable", explique-t-il. Les mesures vont du développement d'écoles de planteurs aux financements techniques pour améliorer la productivité... en passant par le soutien au développement des coopératives, "levier incontournable pour la production d'un cacao durable et de qualité", mentionne le syndicat dans un communiqué.
L'objectif principal du syndicat consiste à professionnaliser ces coopératives pour améliorer leur productivité, à terme. D'où l'inquiétude de Gaël Giraud : "C'est important que les coopératives de producteurs aient de l'autonomie. Le risque serait d'avoir des coopératives totalement dépendantes de telle ou telle entreprise. C'est déjà même parfois un peu le cas." Selon lui, l'intérêt croissant porté aux coopératives est parfois l'arbre qui cache la forêt : cela permettrait plutôt de s'assurer un accès sécurisé au marché du cacao, pour éviter les aléas de production du marché.
Une nécessaire régulation internationale
Si les solutions proposées par différents acteurs de la filière comme Éthiquable ou le Syndicat du chocolat apportent un début de réponse sur une partie du marché, elles ne sont cependant pas suffisantes. Certes, ces initiatives sont "nécessaires et indispensables" selon Gaël Giraud mais "ce n'est pas du tout à l'échelle". Il estime par ailleurs que ça ne suffira pas à changer le système.
Aucune coopérative éthique ne pourra jamais lutter contre les milliards qui transitent sur les marchés financiers.
Gaël Giraud, économiste en chef à l'Agence française de développementà franceinfo
D'après lui, il faudrait imposer des règles plus strictes aux spéculateurs du marché du cacao, comme par exemple leur imposer de se faire livrer une fraction du contrat sur lequel ils spéculent. "Les spéculateurs qui sont dans leur bureau à Manhattan ne se font jamais livrer la moindre fève de cacao. Le produit physique sous-jacent ne les intéresse pas du tout, ce qui les intéresse c'est juste de faire des opérations lucratives." Il estime donc qu'une telle règle pourrait permettre de garantir le fait que les utilisateurs des produits financiers sur le cacao soient seulement des acteurs réels du marché physique.
Problème : il est impossible d'imposer une telle règle à cause d'un vide juridique. En effet, l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ne peut pas intervenir sur les produits financiers relatifs aux matières premières. Elle peut réguler les transactions de matières premières mais pas les transactions financières qui concernent ces produits. Il faudrait donc étendre le champ d'action de l'OMC dans ce domaine, ce qui n'est pas la priorité des gouvernements pour l'instant.
Le consommateur, clé de voûte du marché ?
La solution peut-elle alors venir du consommateur en lui-même ? Pas impossible, d'après certains acteurs du secteur. "Le consommateur est de plus en plus curieux", constate Patrick Poirier, PDG du groupe Cémoi. Il y a d'après lui "un travail de recherche" réalisé par les acheteurs qui doit encore se développer, en retournant les tablettes pour lire les informations concernant la production du cacao, en s'informant plus sur les enjeux de la production de cette matière première.
La traçabilité est un enjeu majeur dans cette filière
Patrick Poirier, président du Syndicat du chocolat et PDG de Cémoià franceinfo
Au-delà de la recherche d'informations par le consommateur, il y a urgence à humaniser et responsabiliser le commerce international, d'après Gaël Giraud. Il faut selon lui "faire en sorte que la distance qui sépare le consommateur du producteur puisse être en partie abolie par l'information et la prise de position éthiquement responsable des réseaux qui font le lien entre le producteur et le consommateur". C'est tout un lien social qu'il faut reconstruire pour que le consommateur puisse entrevoir les conséquences de ses achats. "Je suis sûr que si, au moment où vous avalez votre chocolat, on vous dit 'Il y a du sang dans votre chocolat', vous allez lui trouver un goût amer", conclut-il.
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