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Cher, moche et incompréhensible, l'art contemporain ? Les réponses à six clichés souvent entendus

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 16min
Un spectateur observe une œuvre sanguinolente de l'artiste indo-britannique Anish Kapoor exposée à la Fiac, à Paris, le 21 octobre 2015. (FRANCOIS GUILLOT / AFP)

La Foire internationale d'art contemporain (Fiac), qui s'ouvre jeudi à Paris, illustre plusieurs des travers dénoncés par les pourfendeurs de ce milieu. Des critiques qui ne sont pas toutes rejetées par les acteurs de ce marché florissant.

Du jeudi 18 au dimanche 21 octobre se tient "l'événement le plus drôle de Paris", du moins aux yeux de l'animateur Pascal Praud : la Fiac, la grande foire d'art contemporain qui investit chaque année le Grand Palais à Paris. Fervent défenseur du "bon sens", le chroniqueur télé ne manque pas une occasion de qualifier l'art contemporain de "plus grande escroquerie de notre époque", et avait raillé la Fiac en 2014, sur RTL, expliquant qu'on pouvait y voir "des gogos blindés jusqu'à l'ISF (...) se pâmer devant une sculpture représentant une crotte de chien".

>> VIDEO. Vous êtes totalement hermétique à l'art contemporain ? Ces quatre œuvres pourraient bien vous faire changer d'avis.

Il n'est pas le seul à avoir ce point de vue. L'événement, destiné à la fois aux collectionneurs et aux curieux, cristallise chaque année toutes les critiques habituelles entendues au sujet de l'art contemporain. Elles reviennent dans la bouche de nombreux sceptiques, qu'ils soient hermétiques à l'art en général ou plus particulièrement fanatiques des peintres et sculpteurs des siècles précédents. Et peut-être que vous-même, qui lisez cet article, en faites partie. Nous avons tenté de répondre à six affirmations très répandues quand il s'agit de pourfendre l'art contemporain, et de déceler leur part de vérité ou de caricature.

"Je ne vois pas pourquoi je devrais aimer des œuvres moches"

Vous l'avez remarqué : les artistes contemporains ne cherchent plus forcément à faire du beau. La journaliste et critique d'art Elisabeth Couturier reconnaît elle-même que la beauté "n'est pas ce qu'on attend en priorité" dans le milieu. "On espère surtout d'une œuvre qu'elle nous questionne, nous déstabilise". Vous pouvez ne pas partager cet avis, mais il est largement répandu chez ceux qui font l'art contemporain, ceux qui l'exposent et ceux qui le recommandent dans les médias.

Cela dit, l'art contemporain n'a pas inventé cette démarche. Prenez Gustave Courbet, un peintre du XIXe siècle que vous appréciez sans doute – c'est en tout cas le cas de nombreux détracteurs de l'art contemporain. Vous trouvez peut-être son œuvre "belle" par sa maîtrise de la peinture, mais "quand il a peint Un enterrement à Ornans, un tel réalisme était considéré comme ce qu'il y avait de plus laid", explique Elisabeth Couturier. "On pensait que l'art devait transcender la réalité".

Mais si vous cherchez la beauté, elle existe toujours. Jean Blaise, créateur du parcours d'art contemporain Le Voyage à Nantes, cite en exemple le Serpent d'océan du Chinois Huang Yong Ping, installé en 2012 à Saint-Brévin (Loire-Atlantique). Dans l'esprit de l'artiste, ce squelette de serpent qui entre et sort de l'eau au rythme des marées "venait nous annoncer de très mauvaises nouvelles pour la planète". "Mais en plus de donner un message, c'est une œuvre époustouflante, qui a très vite été adoptée par tout le monde", se souvient-il.

Le "Serpent d'océan", un faux squelette monumental installé par l'artiste chinois Huang Yong Ping à Saint-Brévin-les-Pins, près de Nantes (Loire-Atlantique), ici vu le 25 mars 2013. (JACQUES LOIC / AFP)

Et à l'inverse, faire du "moche" a parfois un sens. Ainsi, en 2009, Jean Blaise cherche une œuvre à disposer face à la nouvelle école d'architecture de Nantes : "En voyant ce très beau bâtiment, on s'est dit qu'il serait plus intéressant de le provoquer", plutôt que d'installer une statue qui se serait fondue dans le décor. Son équipe choisit le collectif néerlandais Van Lieshout, qui conçoit "une espèce de gros chewing-gum bleu layette", tranchant avec la perfection moderne de l'école. "Jean-Marc Ayrault [alors maire de Nantes] n'a pas du tout adoré, parce que ça venait perturber un magnifique travail. Mais, après une longue discussion sur le rôle de l'art, il a fini par comprendre notre démarche et accepter". Ce qui montre que vous n'êtes pas le seul à être sceptique, mais qu'on peut revoir ses positions.

"Ma fille de 5 ans pourrait faire aussi bien, et moi aussi je pourrais m'y mettre"

Si ce que vous admirez dans l'art, c'est le don du Caravage pour peindre la lumière, on peut comprendre que vous restiez perplexe face à une toile entièrement recouverte de blanc, ou que vous envisagiez d'orienter vos enfants vers une lucrative carrière de peintre minimaliste. Même si les monochromes apparaissent dès le début de XXe siècle, et ne sont donc pas une invention contemporaine, ils illustrent bien ce qui dérange beaucoup de monde au sujet de l'art contemporain : une forme de simplicité. Mais "essayez, vous verrez, ce n'est pas si facile de peindre un monochrome", prévient Béatrice Joyeux-Prunel, maître de conférences en histoire de l'art contemporain à l'Ecole normale supérieure de Paris. Ces toiles se distinguent les unes des autres par un travail sur la géométrie, la texture ou la teinte de blanc, qui n'est jamais totalement pure (cette vidéo de Vox, en anglais, vous en dira plus). Mais leur intérêt réside aussi dans la démarche de l'artiste.

Une visiteuse devant un tableau abstrait de la peintre américano-canadienne Agnès Martin, à la Tate Modern à Londres, le 2 juin 2015. (GUY BELL / SIPA)

Eh oui, "tout le monde peut avoir l'idée d'un monochrome, mais encore faut-il le faire", estime Béatrice Joyeux-Prunel, et, a priori, ce n'est pas votre cas. Et si, demain, vous tentez de vendre à un galeriste une toile simplement couverte de peinture blanche par vos enfants, il n'est pas sûr qu'il l'achète. "Pour que ce soit considéré comme de l'art, il faut que ce soit adoubé par le milieu", estime Elisabeth Couturier, qui a écrit Art contemporain : le guide (Flammarion, 2015). Et cette reconnaissance des musées ou de la critique est attribuée quand ceux-ci voient que "l'artiste reprend le fil de l'histoire, qu'il emprunte les chemins ouverts par d'autres plasticiens avant lui et qu'il les ouvre encore plus". En clair, qu'il apporte quelque chose de nouveau.

Prenez par exemple Fontaine, l'œuvre la plus célèbre du plasticien Marcel Duchamp : il s'agit d'un urinoir en porcelaine, renversé et signé par l'artiste. Vous aussi pourriez en acheter un dans le commerce et tenter de faire la même "œuvre". Mais en présentant cet objet dans une exposition à New York en 1917 – elle fut refusée –, Duchamp faisait preuve d'un culot révolutionnaire, qui a contribué à redéfinir ce qu'est une œuvre d'art, et continue d'influencer des artistes actuels. C'est la démarche qui en fait une pièce majeure.

Aujourd'hui, il est donc totalement accepté dans le milieu de l'art de présenter des œuvres qui ne demandent pas de technique de la part de l'artiste. Et elles peuvent être saluées par la critique. Elisabeth Couturier prend pour exemple Mathieu Mercier, un plasticien français contemporain, auteur d'une série d'installations, Drum & Bass, "qui ne sont faites qu'avec des objets que vous pourriez acheter dans un magasin de bricolage. Mais quand vous les regardez, vous êtes comme devant un tableau de Mondrian", dont vous avez sans doute déjà vu (sans forcément le savoir) les quadrillages minimalistes et colorés. "Quand on se prend au jeu, on comprend qu'on peut faire des figures avec autre chose qu'un pinceau et de la couleur."

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Mathieu Mercier. Drum&Bass. Musée d'Art moderne de la Ville de Paris.2017 #Mathieumercier#paris#drum#bass#12#2017#☃️

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"Vous faites semblant de trouver ça profond, mais ça n'a aucun sens"

Vous aviez peut-être beaucoup ri en lisant qu'en 2016, un visiteur du musée d'art moderne de San Francisco avait posé ses lunettes sur le sol et que certains visiteurs avaient cru qu'il s'agissait d'une œuvre. S'il est juste un blagueur, est-ce aussi le cas de Marcel Duchamp et de son urinoir ? "On peut croire que c'est un escroc, mais il y a des bibliothèques entières remplies d'auteurs qui ont passé leur vie à contempler son génie", balaye Elisabeth Couturier. "Ça veut quand même dire qu'il a touché quelque chose. Il a ouvert des milliers de perspectives". Andy Warhol, dont le travail repose grandement sur le fait d'exposer comme des œuvres d'art des objets emblématiques de la société de consommation, n'aurait pas existé si Duchamp n'avait pas redéfini ce qui peut être une œuvre.

Une spectatrice observe "Fontaine", œuvre fondatrice de Marcel Duchamp, lors d'une explosition à la Royal Academy of Arts à Londres, le 3 octobre 2017. (GUY BELL / SIPA)

Vous aurez donc du mal à convaincre des générations d'historiens que l'urinoir de Duchamp n'a en fait aucun sens. Mais il arrive bien sûr aux défenseurs de l'art contemporain eux-mêmes de trouver certains artistes, pourtant reconnus, totalement inintéressants. Stéphane Correard, qui tient lui-même un salon de galeristes, n'est par exemple pas convaincu par le travail de Daniel Buren, l'auteur des fameuses colonnes installées dans la cour du Palais-Royal à Paris. "Il a un discours théorique très fort, mais en réalité, son travail s'est 'spectacularisé' au fil des années, et aujourd'hui c'est devenu purement de la décoration", estime-t-il.

Comme pour la musique ou le cinéma, vous pouvez donc parfaitement trouver sans intérêt un artiste reconnu. Stéphane Corréard résume : "Il y a des choses qu'on aime et d'autres, non. Ce qui n'a pas de sens, c'est d'être pour ou contre l'art contemporain dans son ensemble".

"Je ne veux pas avoir besoin d'une notice pour comprendre les œuvres"

Vous n'êtes pas le seul : le sujet déchire aussi les amateurs d'art contemporain. "Dans les écoles d'art, le discours d'un artiste sur son travail a presque plus d'importance que le travail lui-même", déplore ainsi Stéphane Corréard. "Pour moi, la vérité d'une œuvre doit se trouver dans l'œuvre elle-même. Ça doit rester quelque chose qu'on pourrait redécouvrir plusieurs siècles après et comprendre."

Quelle quantité d'informations faut-il donner au spectateur ? La taille des cartels qui accompagnent les œuvres varie considérablement selon les musées. "Il faut donner quelques clés, mais aussi faire comprendre que ce n'est pas le plus important. Quand on a appris à approcher l'art, les clés, on va les chercher soi-même", estime Jean Blaise, qui a passé sa carrière à installer l'art contemporain dans l'espace public. D'autant qu'une œuvre n'a pas forcément qu'un sens, déterminé par l'artiste. Pour Elisabeth Couturier, "une œuvre forte évoque des tas de choses, que l'artiste a parfois mises inconsciemment".

Et il arrive qu'il n'y ait rien de particulier à comprendre. "Un artiste comme James Turrell fait appel au corps et aux sens", avec ses pièces vides où il joue sur la lumière, explique la critique d'art. "Vous entrez et vous êtes immergé dans une ambiance de couleur, du bleu, du noir. Vous ne voyez plus les arêtes de la pièce, il vous fait perdre vos repères, vous osez à peine marcher. C'est magnifique".

Un homme s'immerge dans l'installation lumineuse "Aural" de James Turrell au Musée juif de Berlin, le 12 avril 2018. (WOLFGANG KUMM / AFP)

"Tout ça ne sert qu'à faire de l'argent"

Sans doute que la Fiac, avec ses 193 stands où les œuvres sont à vendre, n'est pas l'événement qui vous convaincra du contraire. Stéphane Corréard trouve étonnant que "le principal événement d'art contemporain dans l'année soit une foire marchande". Dans le milieu de l'art, "la légitimité apportée par le marché a dépassé celle apportée par les conservateurs de musées", s'inquiète d'ailleurs le critique et collectionneur. Etre vendu cher fera plus de bien à la carrière d'un artiste que d'être admiré par les musées, qui finissent par suivre les collectionneurs : Stéphane Corréard relève que le Centre Pompidou à Paris expose "à 90% des stars du marché".

Vous n'avez donc pas tort en imaginant que l'argent influence au moins une partie de l'art contemporain. Même le très connu et très politique street-artist Banksy n'échappe pas au fait que ses œuvres soient vendues aux enchères – et quand il met en scène l'autodestruction d'une de ses toiles, elle prend de la valeur. Pour les artistes, il devient difficile de se faire un nom et de vivre de leur art sans plaire aux grands collectionneurs, "des multimillionnaires qui n'ont pas forcément une ouverture artistique énorme", précise Stéphane Corréard. "Si les musiciens devaient être financés par Bernard Arnault ou François Pinault [deux milliardaires français et mécènes importants de l'art contemporain], poursuit-il, le hard rock ou le rap existeraient-ils ?"

François Pinault (à droite), 3e fortune de France, devant une œuvre de sa collection, "Very Hungry God" de Subodh Gupta, en compagnie du conseiller Alain Minc, lors d'une exposition au siège du groupe Kering à Paris, le 15 septembre 2017. (MEIGNEUX / SIPA)

Les critiques voient surgir des artistes "qui défraient le marché et dont on se demande pourquoi ils sont mis en avant", estime Elisabeth Couturier, si ce n'est qu'ils plaisent à ceux qui ont les moyens de les acheter. Elle se souvient notamment des "formalistes zombies", des peintres abstraits à la mode en 2014 "et qui ne valent plus un clou aujourd'hui". Leurs tableaux ne portaient aucune idée forte mais étaient "parfaits pour les décorateurs", résume le New York Magazine.

Mais avant de rejeter l'art contemporain parce qu'il aurait vendu son âme, sachez tout de même que tout cela n'est pas nouveau. Auteure de Les Avant-gardes artistiques. Une histoire transnationale, Béatrice Joyeux-Prunel rappelle que nombre de ces mouvements d'avant-garde "ont pu innover parce que les artistes vendaient une production plus classique à côté", tel Monet, envoyé peindre des vues sur la Côte d'Azur parce qu'elles plaisaient aux collectionneurs américains.

En revanche, ce phénomène prend aujourd'hui des proportions jamais vues dans le cas de certains artistes les plus chers du monde. La production de Damien Hirst ou Jeff Koons s'est transformée en une industrie qui emploie des dizaines de personnes, pour satisfaire la demande. "Je pense qu'ils sont aujourd'hui plus proches de ce qu'est une maison de couture qu'un artiste", estime Stéphane Corréard : des marques qui produisent de façon créative, mais pour vendre à des clients fortunés. Il imagine même un futur où ces stars auraient "vocation à être remplacées un jour, à la tête de leur griffe, par de jeunes stylistes qui apporteraient de nouvelles idées". La métamorphose de certains artistes en marques, que vous pouvez déplorer, serait alors complète.

Comme de nombreuses œuvres de Jeff Koons, "Balloon Swan", "Balloon Monkey" et "Balloon Rabbit", ici à la galerie Gagosian de New York le 9 mai 2013, existent en cinq exemplaires de couleurs différentes. (TIMOTHY A. CLARY / AFP)

"On ne se souviendra jamais de ces artistes comme on se souvient de Van Gogh aujourd'hui"

Cela, vous n'en savez rien, et les professionnels de l'art non plus. "Moi-même, je me pose souvent cette question", admet Jean Blaise. "Je pense qu'on ne sait pas lesquels des artistes contemporains resteront à la postérité". Ce qui est sûr, c'est que l'art contemporain a un handicap par rapport aux courants qui l'ont précédé : il est contemporain, justement, et le "tri" de l'histoire, qui permet de distinguer les grands artistes des autres, ne s'est pas encore fait. "A l'époque de Van Gogh, il y avait des centaines de Van Gogh, en moins bons", s'amuse Elisabeth Couturier. Mais ils sont tombés dans l'oubli, et vous ne les voyez pas sur les murs des musées.

De plus, vous n'ignorez sans doute pas que parmi les artistes entrés au Panthéon de l'art, beaucoup étaient aussi très critiqués en leur temps. "A une époque, 99% des gens pensaient que Picasso n'était pas un artiste", rappelle Jean Blaise. "Aujourd'hui, quand je regarde les personnes en train de faire la queue pour admirer la dernière exposition Picasso, je me dis qu'à l'époque, elles auraient sans doute détesté".

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