Romain Gary, l’auteur aux mille vies, entre à la Pléïade
Près de 40 ans après sa mort, Romain Gary fait l’objet d’une très belle réédition dans la prestigieuse collection de la Pléïade. Mais avant d’inventer des histoires, l’homme a d’abord inventé sa vie.
Romain Gary, seul écrivain a avoir obtenu deux prix Goncourt sous deux identités différentes fait son entrée dans la prestigieuse collection de la Pléïade. 39 ans après sa mort, ses livres sont toujours très lus par toutes les générations.
Ce jour-là, le jeune Roman Kacew a 15 ans. Il se promène sur la promenade des Anglais avec ses camarades de classe du lycée Masséna à Nice. Soudain, à l'angle de la terrasse du Negresco, un hôtel de luxe où descendent de nombreuses stars, il désigne du doigt un homme, un acteur russe très connu, entouré de starlettes en disant : " C'est mon père ". Et devant ses camarades interloqués, il explique qu'il est le fils illégitime d'Ivan Mosjouskine, star du muet des années 1920, et que donc, son père ne viendra pas l'embrasser en public.
Le jeune Roman a souffert de l'abandon paternel à 10 ans, à Vilnius en Lituanie. Alors, il s'inventera un père, et un nom : Gary, en russe, veut dire brûle. Né en 1914, dans une famille juive qui fuit les progroms, il atterrira à Nice pendant son adolescence avec une mère fantasque, rêvant de France et de grandeur pour son fils. De cette histoire familiale, Romain Gary en tirera La promesse de l'aube, 400 pages de déclaration d'amour à sa mère.
Si son génial talent de conteur mythomane naît sur la Côte d'Azur, son destin héroïque, lui, prend place à Londres, où dès 1940 il rejoint le général De Gaulle, lui le juif de Vilnius fraîchement naturalisé. De ces années dans les rangs de la France libre, il dira plus tard que ce furent les meilleures de sa vie, avec ses frères d'armes, dont 245, sur 250, ne reviendront pas de mission.
Normandie, mais aussi Tchad, Abyssinie, Romain Gary est de toutes les batailles, de toutes les victoires, qu'il a modestes. " Une piqûre de moustique ", dira-t-il plus tard. Toujours est-il qu'à la Libération, il sera fait Commandeur de la Légion d'Honneur, compagnon de la libération, et vouera toute sa vie une admiration sans faille au général De Gaulle, qui le considérait comme l'un de ses proches.
Du temps des héros, il passe au temps des succès. Nommé au Quai d'Orsay pour services rendus à la nation, il sera diplomate tour à tour en Bulgarie, en Bolivie, puis à Los Angeles, où il rencontre l'actrice Jean Seberg, égérie de Godard et de la Nouvelle Vague, avec qui il aura un fils.
Le premier grand roman écologiste
Le prix Goncourt 1956 couronne Les racines du Ciel, que d'aucuns considèrent comme le premier grand roman écologiste. Romain Gary écrit tour à tour en français, en anglais, mais aussi en russe, et parle également polonais et yiddish : " Mon histoire c'est un peu celle du caméléon, aime-t-il à rappeler. On le met sur un tapis rouge, il devient rouge. Sur un tapis vert, il devient vert. Sur un tapis écossais, il éclate. Si je n'ai pas explosé, c'est grâce à la littérature. "
Une oeuvre foisonnante
L'homme aux mille identités et à la mélancolie profonde, trouve son salut en écrivant, parfois dix à quinze heures par jour. Son œuvre déborde de tous côtés, son succès est continu. Il produit des romans intemporels et visionnaires. " On ne peut aimer sa mère sans avoir lu La promesse de l'Aube, ne pas être touché par les ravages de l'âge sans lire Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable ", explique Jean-Paul Enthoven, qui a rencontré Romain Gary dans les années 1970.
Mais au fil du temps, la " marque " Gary devient démodée. C'est l'heure du nouveau roman, Mai 1968 sonne la fin d'un gaullisme ringardisé et déclinant. Or l'homme est fidèle, d'un gaullisme " métaphysique " qui correspond à une certaine idée de la France dont il ne démord pas. L'écrivain devient moqué, avec ses costumes à frange et son chien dans Saint-Germain-des-Prés.
Et soudain Emile Ajar
Alors, l'homme aux mille identités a une ultime idée de génie. Pour donner une chance à son œuvre, il s'efface. Il publie Gros-Câlin, sous le pseudonyme d'Emile Ajar (Ajar voulant dire " braise " en russe). " C'était presque une oeuvre sans écrivain qu'il voulait faire, explique Mireille Sacotte, professeur émérite à la Sorbonne nouvelle, et ça a très bien marché. Cela m'agace quand on parle de supercherie littéraire, ce n'était pas du tout cela "
C'est en tout cas, un ultime pied de nez qui berne le monde littéraire… Le succès est au rendez-vous, à tel point qu'en 1975, le prix Goncourt est attribué à cet écrivain que personne n'a jamais vu, pour La vie devant soi. Paul Pavlovitch, petit-cousin qu'affectionne Gary, brouille les pistes sur la demande de l'écrivain, et ne démentira pas les journalistes qui se lancent sur ses traces, pensant qu'il s'agit d'Emile Ajar.
"Je me suis enfin exprimé entièrement"
Au matin du 2 décembre 1980, Romain Gary descend de son domicile, rue du Bac à Paris, acheter un peignoir rouge. Ultime égard pour ne pas trop effrayer ceux qui le retrouveront un peu plus tard gisant sur son lit. D'une balle il aura tué Kacew, Gary, et Ajar. Non loin de son corps, il laissera ces quelques mots : " Pourquoi ? Peut-être faut-il chercher la réponse dans le titre de mon ouvrage autobiographique La nuit sera calme et dans les derniers mots de mon dernier roman : 'car on ne saurait mieux dire'. Je me suis enfin exprimé entièrement ".
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