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Après l'affaire du "Grêlé", on vous explique comment sont traités les dossiers de "cold cases" en France

Les enquêteurs de la police et de la gendarmerie tentent de résoudre des affaires non élucidées qui courent parfois depuis trente ans. Un rapport propose des pistes pour améliorer la prise en charge de ces dossiers. 

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Des gendarmes du pôle judiciaire de la Gendarmerie nationale, à Cergy-Pontoise (Val-d'Oise), le 26 janvier 2021.  (MARTIN BUREAU / AFP)

Elle "honore l'institution judiciaire toute entière". Dans un communiqué aussi rare qu'élogieux, le premier président de la cour d'appel de Paris, Jean-Michel Hayat, a remercié, vendredi 1er octobre, la juge d'instruction Nathalie Turquey, qui a permis de confondre le "tueur au visage grêlé". Cet ancien gendarme et policier, François Vérove, était soupçonné de six viols et quatre meurtres entre 1986 et 1994, dont le viol et l'assassinat de la petite Cécile Bloch, 11 ans, en 1986. 

"A l'heure où les pouvoirs publics réfléchissent activement au traitement des cold cases", comme le souligne Jean-Michel Hayat dans son communiqué, franceinfo se penche sur la manière dont sont traités ces dossiers non élucidés.

Un nombre d'affaires sous-estimé 

Sont considérés comme des cold cases ("affaires froides" en anglais) les dossiers criminels ouverts depuis plus de 18 mois et que les investigations n'ont pas permis d'élucider. Le ministère de la Justice dénombre 300 affaires de la sorte encore en cours d'instruction, comme celles du petit Grégory ou de la tuerie de Chevaline.

"Mais ce chiffre n'est pas complet : il y en a sans doute bien plus", commente le procureur général de Grenoble, Jacques Dallest, auteur d'un rapport pour une meilleure prise en charge de ces affaires en souffrance. Il faut, selon lui, y ajouter les affaires qui ont été classées mais qui peuvent être rouvertes si un nouvel élément apparaît. L'année dernière, le dossier d'une quinquagénaire disparue dans la Drôme a ainsi été rouvert dix ans après avoir été classé, après que le coupable a été confondu par son ADN.

Une partie des disparitions inquiétantes peuvent également être considérées comme des cold cases. Parmi ces dernières, difficile toutefois de savoir lesquelles pourraient – ou pas – relever du domaine criminel. "Il y a des centaines de personnes que l'on n'a jamais retrouvées, dont les affaires ont été closes, et dont on ne connaît pas les causes de la mort : il y a des accidents, des suicides, mais il peut aussi y avoir eu des mauvaises rencontres. C'est un ensemble de situations qui est très complexe", relève Jacques Dallest.

Le délai au-delà duquel la justice ne peut plus être saisie est de vingt ans pour les crimes de sang. C'est la fameuse prescription, surveillée de près par les enquêteurs, les magistrats et, évidemment, les victimes. Mais la loi prévoit que chaque nouvel acte d'enquête remette les compteurs à zéro, évitant ainsi aux affaires de sombrer dans l'oubli.

Deux unités dédiées aux affaires insolubles

La police et la gendarmerie ont chacune leur unité consacrée aux cold cases. Chez la première, les crimes les plus complexes sont confiés à la Brigade criminelle, chargée de suivre "70 affaires considérées comme des cold cases", explique Actu.fr. Quelque cinquante d'entre elles sont réparties entre six groupes d'enquêteurs. La vingtaine d'affaires restantes, particulièrement complexes, est octroyée à l'Unité d'analyse criminelle des affaires classées et d'analyse comportementale : l'UAC3. Ce groupe est composé de sept analystes criminels et comportementaux parmi les plus expérimentés de la brigade. "L'approche est à la fois la relecture des dossiers par un enquêteur expérimenté qui apporte un œil neuf, de l'analyse criminelle grâce à l'outil informatique et de l'analyse comportementale pour ouvrir des portes d'enquête", détaille auprès de LCI Michel Faury, le chef de la brigade criminelle.

Côté gendarmerie, une "Division cold cases" a été créée en janvier 2020, rebaptisée par la suite "Diane", pour "Division des affaires non élucidées". Elle regroupe une trentaine d'enquêteurs et d'enquêtrices. "Le principe, c'est de reprendre ces dossiers qui sont entrés dans une sorte de mur, où les directeurs d'enquête sont dans un 'effet tunnel' et où il est important de leur apporter un nouveau regard", expliquait à franceinfo, il y a un an, Fabrice Bouillié, qui commande le service central de renseignement criminel de la gendarmerie. La division devrait prochainement accueillir "une équipe pluridisciplinaire d'une trentaine d'experts, dont des enquêteurs spécialisés dans la détection de la sérialité, du décryptage de la vidéosurveillance, de la recherche en sources ouvertes mais aussi des analystes comportementaux", précise Le Figaro.

Ces gendarmes peuvent également venir en aide à leurs collègues sur le terrain. Le service de recherche de la gendarmerie de Grenoble a été ainsi été appuyé par ce service central qui lui a permis de résoudre un double homicide familial commis en 1993. "Ils ont aussi aidé à l'enquête sur les affaires Maëlys et Victorine. Ils utilisent tous les moyens scientifiques modernes et surtout ils ont du temps à y consacrer", note Jacques Dallest.

En plus de ces unités centrales spécialisées, des sections de recherche se créent petit à petit dans les gendarmeries. "Elles sont encore embryonnaires et ne font pas ça à plein temps, mais elles n'existaient pas il y a quelques années et sont appelées à se développer", se réjouit le procureur général de Grenoble.

L'ADN et l'intelligence artificielle, deux outils de poids pour les enquêteurs

Les empreintes ADN constituent des preuves décisives pour faire avancer des dossiers dans l'impasse. Des traces génétiques d'Estelle Mouzin ont ainsi été retrouvées sur un matelas de Michel Fourniret en août 2020, un tournant considérable dans l'enquête sur la disparition de la fillette. Des dizaines d'autres ADN inconnus, retrouvés sur ce même matelas, ont conduit à rouvrir "une trentaine de cold cases" susceptibles d'impliquer "l'ogre des Ardennes", selon Le Parisien. L'énigme autour de la "petite martyre de l'A10", dont le corps a été découvert en 1987, a également été résolue par ce biais. La petite Inass a enfin été identifiée, en juin 2018, après que l'ADN de l'un de ses frères a été prélevé dans une autre affaire. Ses deux parents ont été mis en examen pour "meurtre" dans la foulée.

Pour renforcer l'analyse criminelle des affaires les plus complexes, les enquêteurs de la gendarmerie misent beaucoup sur un puissant logiciel : ANB. Il permet de faire des schémas relationnels entre des milliers de procès-verbaux, d'auditions, d'expertises, de témoignages ou de longs tableurs de données bancaires. Charge aux enquêteurs de le remplir, le plus minutieusement possible, avec toutes les données qu'ils jugent pertinentes dans le cadre de leur enquête. Le logiciel digère le tout et établit des liens relationnels et temporels entre les différentes données. Il a par exemple permis de relancer l'affaire Grégory, début 2017, et de confondre le tueur Patrice Alègre pour certains de ses crimes.

"Le cerveau humain a ses limites, ce logiciel fait des rapprochements sur des données identiques. Par exemple, dans un dossier de stupéfiants, avec les conversations téléphoniques, il détecte des liens entre des personnes", explique une agente spécialisée sur ce logiciel à France 3 Provence-Alpes-Côte d'Azur

Vingt-six propositions pour aller plus loin

Côté justice, parmi les 164 tribunaux judiciaires de France, seuls 91 sont dotés de pôles criminels de l'instruction. Dans ces pôles, les procureurs et juges d'instruction sont chargés des affaires criminelles non élucidées. Mais ce n'est là qu'une petite partie de leur travail. "Ils sont forcément happés par la délinquance du quotidien : les agressions, vols, trafics, incestes… Ils doivent gérer en priorité les affaires en cours, sachant que les personnes incarcérées sont toujours prioritaires", souligne Jacques Dallest.

"Il y a du turn-over du côté des juges d'instruction, qui sont mutés régulièrement d'une juridiction à l'autre. Vous arrivez dans votre cabinet : des centaines de dossiers sont en cours. Il y a la tentation de baisser les bras."

Jacques Dallest, procureur général de Grenoble

à franceinfo

Jacques Dallest a dirigé pendant plusieurs mois un groupe de travail chargé de réfléchir à l'amélioration du traitement judiciaire des cold cases. Ces quinze personnes, parmi lesquelles des magistrats, un avocat ou encore des policiers et gendarmes, ont formulé 26 propositions dans un rapport destiné à la Chancellerie. Ils plaident surtout pour que certains magistrats soient entièrement dédiés aux affaires non élucidées avec la création de pôles interrégionaux spécialisés. La Chancellerie a en partie suivi ces recommandations et a inclus dans son projet de loi pour "la confiance dans l'institution judiciaire" la création d'un pôle national chargé des crimes en série ou non élucidés.

"C'est très bien, commente le procureur général, mais il faudra aller plus loin. Si on veut enquêter sur les centaines d'affaires en cours, il faudrait plusieurs pôles, répartis sur tout le territoire. L'idée est vraiment de confier ces affaires à des enquêteurs qui ont du temps, car revoir des dossiers de trente tonnes, qui font parfois des milliers de pages, ne se fait pas en cinq minutes."

Le rapport propose aussi que les dossiers soient archivés sous forme numérique pour que les procureurs qui prennent leurs fonctions puissent dresser un état des lieux des cold cases. Même chose pour les scellés : "Il faut qu'ils soient mieux conservés, bien stockés, car ces objets peuvent être réanalysés au regard de l'ADN qu'ils contiennent. Par souci de place, il arrive que certains scellés d'affaires non élucidées soient détruits", regrette Jacques Dallest.

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