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"Paradise Papers" : comment Whirlpool fait tout pour payer moins d'impôts

Loin d'Amiens ou même de la Pologne, l’entreprise américaine détermine ses implantations dans le monde en s'éloignant parfois de toute logique industrielle, mais de façon souvent très lucrative.

Article rédigé par franceinfo - Cellule Investigation Radio France / ICIJ / Süddeutsche Zeitung
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Publié Mis à jour
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Le site Whirlpool d'Amiens (Somme) en janvier 2017. (FRANCOIS NASCIMBENI / AFP)

L’entreprise américaine Whirlpool qui s’apprête à transférer son usine d’Amiens (Somme) vers la Pologne fait tout pour payer le moins d’impôts possible, en jouant des délocalisations et de flux financiers complexes. C'est ce que révèlent les "Paradise Papers" dépouillés par la cellule Investigation de Radio France et ses partenaires de l’ICIJ et du Süddeutsche Zeitung, dont Le Monde et Cash Investigation.

Whirlpool justifie le transfert d’activité de son usine d’Amiens vers la Pologne par la nécessité de "sauvegarder sa compétitivité". Les délocalisations ont toujours permis aux entreprises de diminuer leurs coûts de production, en cherchant à produire là où le coût du travail et le plus faible. En Pologne, le salaire minimum est inférieur à 540 euros par mois contre 1 150 euros en France, le droit du travail y est moins protecteur et les avantages fiscaux plus nombreux pour les entreprises s’installant dans certaines zones. Produire à moindre coût permet de vendre ses produits moins chers sur le marché… ou de dégager des bénéfices plus importants.

Usine Whirlpool à Lodz, en Pologne, en avril 2017. (WOJTEK RADWANSKI / AFP)

Des filiales dans des pays où l'impôt est faible

Cette logique de réduction des coûts conduit Whirlpool à traquer d’autres postes de dépenses. Ainsi, les "Paradise Papers" montrent comment le fabricant d’électro-ménager s’est organisé pour implanter des filiales dans les pays où la fiscalité est minime, voire inexistante.

1. Le Delaware : aux États-Unis, Whirlpool a installé ses bureaux historiques dans le Michigan, mais l’entreprise est enregistrée au Delaware. Cet État, considéré comme un paradis fiscal, est prisé des plus grosses entreprises américaines.
Sur son site internet, Whirpool ne mentionne pas le Delaware sur la carte de ses implantations en Amérique du Nord et fait l’impasse  sur l’implantation des structures chargées des activités financières et de holding du groupe, souvent dans les paradis fiscaux.

2. Les Bermudes : Whirlpool dispose aujourd’hui de trois filiales dans ce territoire britannique d’outre-mer. Au moins deux d’entre elles ont été créées par Lori Rimpel, présentée comme la responsable juridique des filiales de Whirlpool chargée de gérer "plus de 225 filiales dans plus de 50 pays". La plus récente des filiales bermudiennes a été créée en 2015. En trois phrases, dans un mail daté du 30 avril 2015 adressé à Appleby-Bermudes, Lori Rimpel demande à se faire envoyer les documents nécessaires à la création d’une société à responsabilité limitée (SARL) et se renseigne sur les coûts d’une telle opération.

Les choses ne traînent pas. Le cabinet conseil Appleby propose de réserver un nom auprès du registre des sociétés des Bermudes et précise : "Nos honoraires sont de 2 700 dollars, au moins". Sans compter les taxes à payer au gouvernement des Bermudes : de 2 000 à 31 000 dollars en fonction du capital de la société. Le mail s’accompagne de la liste des documents à fournir. Deux semaines plus tard, la société est créée et se nomme : Whirlpool Bermuda Euro Limited.

Des sociétés aux Bermudes gérées à distance

Si les choses vont aussi vite, c’est parce que Whirlpool connait bien les Bermudes et sa législation très souple. En 2002, Lori Rimpel a déjà initié la création d’une filiale qui doit jouer le rôle d’assureur interne du groupe. Le schéma annoncé est complexe : la société sera directement détenue par une entité néerlandaise du groupe. Et il y aura neuf sociétés intermédiaires entre la société et le bénéficiaire ultime, Whirlpool Corporation aux États-Unis.

Les mails figurant dans les "Paradise Papers" révèlent en outre que Whirlpool souhaite savoir s’il sera possible de tenir les conseils d’administration et les assemblées générales des actionnaires à distance. La réponse est positive et Whirlpool Insurance Company Limited est enregistrée en juin 2002.

Des circuits de trésorerie complexes entre filiales

Whirlpool utilise son implantation à travers le monde pour optimiser les mouvements financiers entre les filiales. L’un des mouvements d’argent "naturels" est la remontée des dividendes versés par les filiales aux sociétés actionnaires.

Mais d’autres montages sont plus surprenants et complexes. C’est le cas des prêts entre filiales d’un même groupe. Par exemple, une filiale qui emprunte de l’argent peut déduire de son résultat imposable le montant des intérêts versés au prêteur. Et si ce dernier est basé dans un paradis fiscal, il sera exonéré d’impôts sur les intérêts reçus.

Les pays victimes d’évasion fiscale ont identifié ces astuces et se sont dotés de dispositifs anti-abus. D’où la complexité croissante des montages réalisés par les entreprises qui souhaitent à la fois montrer qu’elles respectent la lettre de la loi, mais continuer à en contourner l’esprit.

Dans le cas de Whirlpool, l’entreprise a fait plancher en 2015 plusieurs cabinets d’affaires, dont l’américain Baker McKenzie, sur un projet de circulation de cash, dont la finalité est de faire remonter l’argent vers la maison-mère aux États-Unis.
Ce projet confidentiel en quatre étapes implique 13 entités du groupe dans neuf pays à travers le monde.

Il est "a priori normal qu’au sein de multinationales il y ait des montages un peu complexes, explique Eric Vernier, économiste, spécialiste de l’évasion fiscale. Plus embêtants sont les cas où, dans les montages, apparaissent des flux qui pourraient être beaucoup plus directs. Là, on peut commencer à se poser des questions."

À défaut d’explication économique, Eric Vernier estime que le sens de ce type de schéma est avant tout fiscal : "On met en place une complexité des flux qui va permettre à un moment donné de réduire l’impôt, alors que ce montage n’a aucune réalité opérationnelle ni aucun sens économique".

Dans le projet de circulation de cash de Whirlpool, une entité au Canada emprunte 110 millions de dollars à une autre filiale en Belgique pour… rembourser un emprunt auprès d’une structure du groupe installée au Brésil, mais appartenant à la société canadienne via une holding au Luxembourg. 

Contactée, l’entreprise n’a pas souhaité nous préciser les choses. "Il s’agit de planification fiscale et financière normale que nous ne commentons pas en dehors de l’entreprise", déclare la direction de Whirpool.

Document confidentiel issu des "Paradise Papers", montrant le schéma complexe qui organisent des remontées de liquidités entre les entités de Whirlpool. (DR)

Dans ce type de montage, "on voit souvent des pays apparaître alors qu’il n’y a aucune activité ou quasiment pas d'activité de la part de l’entreprise" ajoute Eric Vernier. De fait, en plus du Luxembourg, le projet de circulation du cash de Whirlpool prévoit également un passage par les Bermudes et l’île Maurice.

Une utilisation optimale des règles fiscales classiques

D’autres pays, qui ne sont théoriquement pas considérés comme des paradis fiscaux sont aussi utilisés, car leur législation offre certains avantages fiscaux. Par exemple, depuis 1982, la Belgique propose de nombreux avantages fiscaux et des exonérations aux multinationales qui installent des "centres de coordination" dont l’activité est notamment le financement d’investissements internes au groupe. Même si ce régime a dû être modifié suite à une procédure lancée par la Commission européenne (lien vers un PDF), il reste favorable aux multinationales.

Whirlpool a donc installé en Belgique la filiale qui sert de "banque" aux entités du groupe : Whirlpool Europe Coordination Center NV.

Autre exemple, le Canada, où Whirlpool a décidé d’installer une entité en Nouvelle-Ecosse, province à la législation fiscale très souple, en optant pour le statut juridique de la société à responsabilité illimitée (SARI), une entité "hybride" avantageuse vis-à-vis du fisc américain.

Sur toutes ces questions, la multinationale se défend : "Whirlpool Corporation se soumet à toutes les lois et réglementations des pays dans lesquels elle opère". Tout en assumant : "Nous avons la responsabilité envers nos actionnaires de gérer au mieux notre activité et de fournir un retour sur leurs investissements".

Un recours à tous les avantages fiscaux possibles

À cette habileté à utiliser les mécanismes d’optimisation fiscale s’ajoute un certain talent pour tirer parti d’autres avantages locaux, selon ses lieux d’implantation. Ainsi, en France où l’on sait que le groupe a enregistré ces dernières années des résultats négatifs (3,9 millions d’euros de pertes en 2016 et 8,7 millions en 2015), l’entreprise a bénéficié sur ces deux années, au titre du crédit d’impôts compétitivité emploi (CICE) de 1,4 million d’euros, comme le montrent les comptes de l’entreprise.

Les comptes font également apparaitre depuis 2014, des prêts de plusieurs millions d’euros de la structure française à Whirlpool Europe Coordination Center, la fameuse "banque" du groupe.

L’état des créances passe ainsi de 32 millions d’euros en 2014 à 121 millions d’euros l’année suivante, avant de redescendre à 42 millions en 2016. Interrogée sur ces prêts à la filiale belge, un porte-parole français du groupe répond : "Il s'agit d'une simple opération de trésorerie, il n'y a rien à expliquer".

Au niveau mondial, Whirlpool a enregistré en 2016 un résultat net de 888 millions de dollars. Au 31 décembre 2016, l’entreprise déclare disposer de 1,1 milliard de dollars en trésorerie et équivalents "dont un milliard de dollars sont détenus par des filiales à l’étranger". Reste à savoir dans quel type de pays précisément.

Cellule Investigation Radio France / ICIJ / Süddeutsche Zeitung

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