Enquête "Cyprus Confidential" : comment Chypre est devenue "Moscou sur Méditerranée"

Article rédigé par Elodie Guéguen, Cellule investigation de Radio France - Dean Starkman (ICIJ)
Radio France
Publié
Temps de lecture : 10 min
Cyprus Confidential : une enquête internationale dévoile le rôle opaque de Chypre dans la gestion d’actifs de Russes sous sanctions. (ICIJ-Ben King)
L’enquête "Cyprus Confidential", menée par l’ICIJ et ses partenaires, dont la cellule investigation de Radio France, révèle comment cette île membre de l’Union européenne a servi de coffre-fort à la Russie, même après le début de la guerre en Ukraine.

C’est une île située à l’extrême est de la Méditerranée, tout près de la Turquie et du Liban. Chypre est un paradis pour les touristes qui apprécient son soleil et ses plages de sable blanc. Mais aussi pour ceux qui souhaitent y placer, de manière discrète, beaucoup d’argent. Soucieux de sa réputation, ce petit État membre de l’Union européenne essaye depuis quelques années d’atténuer son image de place financière douteuse. Mais "Cyprus Confidential", la nouvelle enquête du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), à laquelle la cellule investigation de Radio France a été associée, montre que Chypre a continué à jouer un rôle majeur pour abriter les fortunes de personnalités originaires de régimes autocratiques, comme celui de Vladimir Poutine, et ce même après le début de la guerre en Ukraine. Elle révèle aussi que la Banque centrale européenne ne parvient pas à maîtriser un système bancaire dans lequel circule allègrement de l'argent sale.

Le projet "Cyprus Confidential" est le fruit de huit mois de travail de l'ICIJ et du média allemand Paper Trail Media. Les partenaires du consortium international – soit plus de 270 journalistes de 55 pays – ont pu analyser 3,6 millions de documents provenant du secteur de la finance chypriote. Ces documents internes sont issus de fuites provenant de six sociétés prestataires de services financiers.

Ce qui frappe d’abord en épluchant ces données, c’est la présence massive à Chypre d’oligarques russes qui ont transféré leurs richesses en Occident, même après le début de la guerre en Ukraine, et alors même qu’ils étaient sous sanctions. Chypre a permis à des proches de Vladimir Poutine, dont Roman Abramovitch, de dissimuler leurs avoirs financiers, mais aussi leurs yachts, leurs villas de luxe ou leurs collections d’art, de Matisse ou de Monet notamment... Nous avons ainsi découvert que 96 Russes sous sanctions internationales ont bénéficié de l’aide de sociétés de services chypriotes.

Le président russe Vladimir Poutine en compagnie d’Alexey Mordashov, le PDG du géant de l’acier Severstal, le 14 juillet 2006. (AFP / INTERPRESS)

Un exemple édifiant : le géant mondial de la comptabilité, PwC, a mobilisé les 1 100 employés de son bureau sur l'île pour aider un seul oligarque, Alexey Mordashov, l’un des industriels les plus riches de Russie, à transférer hors de son pays 1,4 milliard de dollars. Ce transfert a eu lieu juste après le début de la guerre, alors que le nom de l’oligarque venait de rejoindre la liste des Russes sous sanctions européennes.

Le programme "visas dorés" : capitaux contre nationalité

Le projet "Cyprus Confidential" a encore permis d’établir que l’île est particulièrement ciblée par des citoyens russes désireux d’acquérir la citoyenneté chypriote. On le voit en 2014, lorsque deux responsables de l'une des plus grandes banques de Chypre, RCB, rendent visite à Constantinos Petrides, l'un des principaux collaborateurs du président chypriote. Les dirigeants de la banque auraient alors tenté de faire pression sur lui pour qu'il approuve la demande de citoyenneté d'un Russe qui faisait l'objet de sanctions de la part de l'Union européenne.

Un rapport d’enquête obtenu par le collectif de journalistes OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) et partagé avec l’ICIJ, révèle que cette demande faisait partie du programme "Golden Visa" (pour "visas dorés"), qui a accordé la citoyenneté chypriote – et donc européenne – à 2 869 ressortissants russes. Ce programme a permis à Chypre d'attirer sept milliards de dollars dans l’île, gonflant ainsi les dépôts des grandes banques chypriotes, dont la RCB.

Les dirigeants et les actionnaires de RCB entretiennent des liens de longue date avec le Kremlin. Le président russe Vladimir Poutine a lui-même qualifié un jour par erreur la RCB de "filiale" de la banque VTB, contrôlée par le Kremlin. Ce type de liens est assez habituel à Chypre. Trois des quatre premières banques de l’île européenne ont été impliquées dans des scandales de blanchiment d'argent liés au Kremlin.

Les banques de Chypre, des portes d’entrée vers l'Europe

Si les banques chypriotes attirent autant Moscou, c’est parce qu’elles sont une porte d'entrée de l'économie occidentale. En effet, toutes doivent être agréées et directement supervisées par la Banque centrale européenne, l’autorité bancaire basée à Francfort qui contrôle la zone euro. Les banques chypriotes sont ainsi devenues au fil des années une gigantesque courroie acheminant la richesse russe vers l’Europe.

En 2020, plus de 200 milliards de dollars d’avoirs russes ont ainsi été placés à Chypre. Cela représente la moitié des investissements russes en Europe. C’est plus que l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne, la Suisse et l'Autriche réunis, selon des chiffres fournis par le Centre pour l'étude de la démocratie (CSD), un think tank bulgare. C’est ce qui explique qu’au fil des ans, avec près de 300 entreprises russes, l’île aux 1,3 million d'habitants a été renommée "Moscou sur Méditerranée".

La marina de Limassol au sud de Chypre, une destination paradisiaque très appréciée des ultrariches. (ICIJ)

Ce flux d'argent russe est une aubaine pour le puissant secteur bancaire chypriote, mais aussi pour ses prestataires de services offshore : ses cabinets comptables, comme PwC et son armée de 4 000 avocats présents sur l’île. Ils bénéficient de l’appui des autorités chypriotes. La classe politique de l’île a fait du secret d’entreprise l’un des plus stricts d’Europe. Elle a aussi fait de sa propre Banque centrale un garant de la protection de ce système opaque.

Une entente vieille de plusieurs siècles

L’alliance entre la Russie et Chypre remonte en réalité à plusieurs siècles. Elle s'est développée sur un terreau favorable, avec une religion chrétienne orthodoxe commune et, durant l'époque soviétique, des liens étroits entre les deux partis communistes. Chypre est aussi devenue une destination attrayante pour la richesse russe lors de la période troublée de la transition post-soviétique.

Lorsque l’île devient membre de l'UE en 2004, elle est donc déjà sous domination économique russe. "Chypre a fermé les yeux sur des milliards de dollars de dépôts d'origine obscure", affirme à l'ICIJ Martin Vladimirov, analyste au Centre pour l'étude de la démocratie. Mais dix ans plus tard, au moment où la Russie envahit la Crimée, le lien semble s’être encore renforcé. Le nouveau conseil d'administration de la Banque de Chypre comprend désormais six Russes, dont un ancien collègue de Vladimir Poutine au KGB.

L’angle mort du blanchiment

De son côté, la Banque centrale européenne (BCE) se défend d’avoir fermé les yeux sur une possible "emprise russe" à Chypre. Fin 2014, elle décide de prendre le contrôle du système bancaire des pays de l’Union, notamment pour répondre aux opérations bancaires imprudentes qui ont contribué à la crise économique dans la zone euro. Elle introduit alors un "mécanisme de surveillance unique" qui lui permet de devenir le régulateur direct des banques chypriotes. Elle a alors la possibilité de mener des inspections sur place et d'accorder ou de retirer des licences bancaires. Elle est aussi chargée de s'assurer que les directeurs et les membres des conseils d'administration des banques "jouissent d'une honorabilité suffisante" pour diriger leur société.

La Banque centrale européenne, principale institution monétaire de l'Union européenne dont le siège est à Francfort, en Allemagne. (KIRILL KUDRYAVTSEV / AFP)

Mais si les nouveaux pouvoirs de la BCE semblent considérables, il y a un domaine dans lequel elle ne peut toujours pas intervenir : celui du blanchiment d'argent. Le crime financier a été soigneusement exclu de ses prérogatives. Et pour cause : les régulateurs des pays membres de l'UE ont fait valoir que la lutte contre le blanchiment constituait une intrusion dans la souveraineté des États.

C’est donc la Banque centrale de Chypre, largement considérée comme étant sous l'emprise d'une classe politique elle-même inondée d'argent russe, qui est officiellement en charge de la lutte contre le blanchiment. Résultat : ces dernières années, les polémiques se sont succédé. Au printemps 2016, lors des révélations des Panama Papers (projet déjà initié par l’ICIJ), on a découvert que la banque chypriote RCB avait viré plus de 800 millions de dollars vers une société écran des Caraïbes qui transférait l'argent à d'autres structures liées à des proches de Vladimir Poutine.

Autre scandale : l'enquête du procureur américain Robert Mueller sur l'ingérence russe dans l'élection présidentielle américaine de 2016 a révélé que la Banque de Chypre avait contribué à transférer de l'argent appartenant à l’ancien président ukrainien Viktor Ianoukovitch à Paul Manafort, le président de la campagne présidentielle de Donald Trump.

50 000 comptes clôturés, et une promesse : "C'est terminé"

Chypre se retrouve alors pointée du doigt. Les classes politiques américaine et européenne l’accusent d’être une plaque tournante du blanchiment de l'argent russe. En juin 2018, après des années de promesses, la Banque centrale chypriote ordonne donc aux banques de fermer les comptes des sociétés fictives n'exerçant pas d'activités légitimes. 50 000 auraient ainsi été clôturés. "Soyons honnêtes : nous avions des milliards et des milliards de dépôts pour des entreprises qui n'étaient rien d'autre que des coquilles vides sans employés ni présence physique", reconnaîtra, lors d’un forum, le ministre chypriote des Finances, Harris Georgiades.

Harris Georgiades, ministre chypriote des Finances, lors d'une réunion de l'Eurogroupe au Conseil européen à Bruxelles, le 7/11/2019. (ARIS OIKONOMOU / AFP)

Interrogé sur nos révélations, le gouvernement chypriote a rappelé qu’il n’était en place que depuis mars 2023 et que sa politique était celle de la "tolérance zéro en matière d’évasion, de sanctions, et de violation de la loi. Notre gouvernement s’est engagé sans équivoque à lutter contre la corruption et les financements illicites et à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la mise en œuvre des sanctions de l’UE". Le projet "Cyprus Confidential" montre cependant que le chantier est immense.


La méthodologie de l'enquête

Pour mettre au jour le rôle trouble joué par Chypre dans le placement des avoirs russes sous sanctions, y compris après le début de la guerre en Ukraine, l'enquête Cyprus Confidential s’est appuyée sur plus de 3,6 millions de documents provenant de six cabinets financiers différents. Certains ont fuité de sociétés de services offshores chypriotes tels que DJC Accountants, ConnectedSky, Cypcodirect, MeritServus, MeritKapital et Kallias and Associates. D'autres proviennent d'une société lettone, Dataset SIA. La plateforme journalistique à but non lucratif Distributed Denial of Secrets (DDoS), dédiée à la publication et au stockage de données, a récupéré des documents issus des sociétés MeritServus, MeritKapital et Kallias & Associates. Elle a ensuite partagé ces informations avec le site d’investigation allemand Paper Trail Media, qui lui-même avait obtenu des documents ayant fuité des sociétés Cypcodirect, ConnectedSky et i-Cyprus. De son côté, le collectif journalistique Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) était en possession de fichiers de la firme DJC Accountants.

Tous ces éléments ont été assemblés, puis triés par l’ICIJ, et traduits dans plusieurs langues. Ils ont ensuite été partagés avec l’ensemble des partenaires du consortium, dont la cellule investigation de Radio France. 69 médias de 55 pays, soit plus de 270 journalistes ont ainsi pris part à cette enquête qui a duré près de huit mois. C’est ainsi qu’ont pu être identifiés près de 800 sociétés et trusts détenus ou contrôlés par des Russes sanctionnés depuis 2014. Parmi eux : plus de 650 sociétés et fiducies chypriotes.

Les cabinets prestataires de services offshores investigués dans le cadre de Cyprus Confidential sont tous basés à Chypre. Mais ce n’est pas forcément le cas de leurs clients. Certains possèdent secrètement des sociétés basées dans des paradis fiscaux comme les Îles Vierges britanniques, les Îles Marshall, les Seychelles, Hong-Kong ou le Belize notamment.

C’est ainsi que nous avons découvert que MeritServus fournissait des services à de nombreuses structures appartenant à l'oligarque russe Roman Abramovich. Plus de 210 sociétés et fiducies reliées à lui ont été identifiées. Parmi elles, 91 étaient enregistrées dans les îles Vierges britanniques et des dizaines d'autres dans l'île de Man, à Jersey et à Aruba. Au total, l'ICIJ a effectué des recherches dans 1 100 comptes d'entreprises et pu identifier les bénéficiaires effectifs de ces sociétés.


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