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Taxation des milliardaires : quatre questions sur l'étude démontrant que les ultra-riches contribuent moins à l'impôt en France

Article rédigé par Linh-Lan Dao
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
Les 0,1% les plus riches voient leur taux d'imposition global régresser, révèle l'étude de l'Institut des politiques publiques parue mardi 6 juin 2023. (JEAN-LUC FLEMAL / BELPRESS / MAXPPP)
Une étude menée par l'Institut des politiques publiques montre qu'à partir d'un certain seuil de richesse, le taux d'imposition régresse. Cela s'explique par les profits que les ultra-riches tirent de leurs sociétés, qui échappent au calcul de l'impôt sur le revenu.

Les chiffres sont implacables : les milliardaires paient proportionnellement moins d'impôts sur leurs revenus globaux que les autres contribuables. A partir de données fiscales inédites, datant de 2016 et transmises par la Direction générale des finances publiques, l'Institut des politiques publiques, qui évalue et analyse les politiques publiques françaises d'un point de vue économique, a publié mardi 6 juin une note révélant le taux effectif d'imposition des foyers les plus riches de France. Les données fournies par l'administration datent de 2016, car l'objectif initial était d'évaluer l'impact de la suppression de l'impôt sur la fortune sur le tissu productif*.

Que retirer de ces travaux ? Comment comprendre que des milliardaires soient moins imposés que d'autres contribuables moins riches qu'eux ? Franceinfo revient en quatre questions cette étude inédite.

1 Quelles sont les principales conclusions de l'étude ?

Si l'on considère le "revenu fiscal de référence", utilisé pour calculer l'impôt sur le revenu, le système fiscal français est bel et bien progressif : plus le revenu fiscal de référence est élevé, plus les contribuables riches une part importante d'impôt sur le revenu.

Toutefois, afin de mieux refléter le patrimoine des plus aisés, les quatre auteurs de la note ont choisi d'ajouter à ce revenu les "bénéfices de société non distribués", créant ainsi la notion de "revenu économique". Ce revenu prend en compte les profits (actions, dividendes...) issus des sociétés dont les foyers sont actionnaires à plus de 10%, mais qui n'ont pas été perçus, et ne peuvent donc être soumis à l'impôt sur le revenu. Ces bénéfices sont cependant taxés par un autre biais, à travers l'impôt aux sociétés. "On a fait comme si les sociétés étaient complètement transparentes, comme si les revenus ne s'arrêtaient pas à la société, mais remontaient directement à leur détenteur, dès lors qu'ils étaient actionnaires de référence", explique Arthur Guillouzouic, économiste à l'Institut des politiques publiques et co-auteur de la note, à franceinfo.

Ainsi, les auteurs constatent que le taux d'imposition global sur ce revenu économique est progressif jusqu'à un niveau élevé, avant de régresser. Il atteint 46% pour les 0,1% les plus riches. Passé ce seuil, il chute à 26,2% pour les 0,0002% les plus riches, représentant 75 foyers. Si le barème des impôts sur les revenus personnels s'appliquait à l'ensemble de leur revenu économique, ce taux bondirait de 26,2% à 59,4%, relèvent les auteurs. "Nous étions nombreux à se douter qu'il y avait une forme de dégressivité [de ce taux d'imposition global], c'est devenu incontestable du fait de la qualité de ce travail", loue Camille Landais, économiste à la London School of Economics et président délégué du Conseil d'analyse économique.

Taux d'imposition sur le revenu économique (Institut des Politiques publiques)

2Pourquoi les milliardaires sont-ils moins imposés que les contribuables moins riches qu'eux ?

Ce taux d'imposition plus faible s'explique par la composition du patrimoine des plus hauts revenus. A partir d'un certain seuil, les ménages plus riches tirent davantage leur richesse de leurs sociétés que de leurs revenus. Or, l'imposition des bénéfices sur les sociétés (qui s'établit à 25% pour la plupart des entreprises) est plus avantageuse que l'imposition des revenus personnels (jusqu'à 45%).

"Les résultats sont édifiants !", réagit Gabriel Zucman, économiste à l'université de Californie à Berkeley, qui dénonçait en janvier un taux d'imposition réel à 2% pour les ultra-riches."Le revenu fiscal des milliardaires est infime par rapport à leur vrai revenu économique, c'est-à-dire les dividendes qu'ils touchent des compagnies qu'ils détiennent comme LVMH, Kering, L'Oréal, etc.", constate ce proche de l'économiste Thomas Piketty.

"Ils ne paieraient pas plus d'impôts s'ils déménageaient demain aux Bermudes !"

Gabriel Zucman, économiste

à Franceinfo

Ce phénomène s'explique, selon le chercheur, par le "recours systématique aux sociétés holding – de simples sociétés-écrans – au sein desquelles les très grandes fortunes françaises logent leur revenu pour se soustraire à l'impôt [sur le revenu]". Une pratique d'optimisation fiscale, qui n'est pas illégale, contrairement à la fraude.

3Est-il pertinent de considérer les revenus issus de l'entreprise comme des revenus personnels ?

Interrogé par franceinfo, le ministère de l'Economie et des Finances émet des réserves par rapport aux résultats de l'étude : "Cette analyse ne correspond pas à la réalité du fonctionnement des impôts. Ces sommes [les bénéfices issus des sociétés] ne sont pas disponibles et ne peuvent donc être dépensées. On ne peut imposer des revenus dont un contribuable ne dispose pas". En effet, le Conseil Constitutionnel a jugé en 2012 qu'il n'était pas légal de prendre en compte les revenus non distribués de sociétés détenues au cours des cinq dernières années dans le calcul du revenu fiscal de référence.

Pour l'économiste Camille Landais, l'approche de l'Institut de politiques publiques est au contraire "la bonne manière de présenter les choses". "Les détenteurs de ce type de biens professionnels privés ont un contrôle sur l'ensemble de l'usage de ce patrimoine, de sorte que les revenus générés par ces entreprises sont effectivement des revenus personnels", juge l'économiste. Quant à l'argument avancé par Bercy, il s'agit selon Camille Landais d'une "vision très naïve de la manière dont fonctionnent ces holdings". Arthur Guillouzouic, co-auteur de la note, estime que les actionnaires de référence "ont bien leur mot à dire sur la politique de distribution de l'entreprise" puisqu'ils détiennent plus de 10% de ses parts.

Dans sa réponse à franceinfo, le ministère de l'Economie et des Finances met par ailleurs en garde contre le fait de comptabiliser les revenus de l'entreprise dans les revenus personnels : "Une telle imposition pénaliserait l'investissement et la croissance : les bénéfices d'une société sont réinvestis et bénéficient à l'activité et l'emploi".

Vincent Touzé, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques, décrypte cet argument : "Si l'entreprise réinvestit ses dividendes dans l'entreprise, cela nourrit le système productif. C'est bon pour l'économie nationale, contrairement à la consommation personnelle de biens de luxe. Il y a cette idée d'une utilité sociale derrière l'investissement, qu'il ne faudrait pas taxer davantage", analyse le chercheur. "C'est donc aux politiques de placer le bon curseur entre justice fiscale et efficacité économique".

4 Ne suffirait-il pas d'augmenter l'impôt sur les sociétés pour corriger la tendance ?

En augmentant l'impôt sur les sociétés, Camille Landais redoute un "effet de bord sur les prix et les salaires". Pour garantir leurs profits face à un taux d'imposition en hausse, les actionnaires pourraient en effet être tentés d'augmenter les prix des produits de leurs entreprises et de baisser les salaires des employés. Un effet peu souhaitable tant pour le travailleur que pour le consommateur. Faire baisser le taux général de l'impôt des sociétés à 25% en 2022, contre 33% en 2017, était justement une promesse de campagne d'Emmanuel Macron. Le but était de se rapprocher de la moyenne des taux pratiqués dans les pays de l'OCDE.

Avec ce faible impôt sur les sociétés, la France ne fait en effet pas figure d'exception, et n'offre pas une situation fiscale plus avantageuse que ses voisins. En Suède, aux Pays-Bas*, en Nouvelle-Zélande, aux Etats-Unis*, par exemple, les économistes retrouvent cette dégressivité tout en haut de la distribution des revenus.

Camille Landais plaide donc pour une plus grande transparence fiscale des holdings françaises, afin de mieux les taxer. "Il me semble tout à fait naturel de mettre en place ce type de mesure", déclare-t-il. Ainsi, en forçant cette transparence comme cela se fait aux Etats-Unis depuis un siècle, "les dividendes de LVMH perçus par Bernard Arnault via ses holdings, qui ne sont aujourd'hui pas taxés, pourraient parfaitement être soumis à l'impôt sur le revenu", illustre Gabriel Zucman. L'ONG Oxfam avait proposé en début d'année de taxer à hauteur de 2% les milliardaires pour financer le régime des retraites, amenant au cœur du débat public la concentration des richesses et de la taxation du capital des plus aisés.

* Les liens suivis d'un astérisque renvoient vers des documents PDF.

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