: Enquête Comment "Paris Match" se transforme en profondeur avec l'ombre de Vincent Bolloré
"Tant que la Commission européenne ne s'est pas prononcée, nous ne pouvons rien faire", reconnaissait Vincent Bolloré lors d’une audition au Sénat en 2022, en évoquant le sort de Paris Match notamment. Le milliardaire breton a pris le contrôle du groupe Lagardère, qui contrôle le journal, mais il n’a pas le droit d’y intervenir, tant que Bruxelles n’a pas donné son accord au rachat. La décision est attendue pour le 23 mai 2023. Le magazine a pourtant déjà beaucoup changé et semble, de fait, avoir déjà été arrimé à la sphère médiatique de Vincent Bolloré.
Un organigramme bouleversé
Premier changement notable : le départ brutal d’Hervé Gattegno en octobre 2021. Directeur de la rédaction de Paris Match et du JDD depuis deux ans, il est remplacé par un duo composé de Caroline Mangez, entrée au magazine en 1996, qui prend la direction de la rédaction, et de Patrick Mahé, 74 ans, nommé directeur général du magazine. Ce dernier connaît bien la boutique pour en avoir été l’un des rédacteurs en chef de 1981 à 1996, avant d’être rappelé pour diriger les hors-séries en 2017. Militant d’extrême droite dans sa jeunesse, il est toujours conseiller municipal à Vannes au sein de la majorité de droite. Il connaît Vincent Bolloré, avec qui il a siégé plusieurs fois au jury du prix littéraire Breizh.
Ces profils d’anciens de la maison auraient pu rassurer la rédaction. Mais peu après leurs nominations, un incident vient tendre les relations. Paris Match publie un article consacré au livre du frère aîné de Vincent Bolloré, Michel-Yves Bolloré, coauteur de Dieu, la science, les preuves paru en 2021. Le papier publié dans Match est signé par les frères Bogdanoff (décédés depuis), qui ont contribué à l’ouvrage, sans que cette information ne soit mentionnée. La journaliste Emilie Blachère, qui a quitté Paris Match depuis, s’en émeut en conférence de rédaction. " D’abord à cause du titre. Il est intitulé ‘Quand la science prouve l’existence de Dieu’, sans conditionnel ni point d’interrogation." "Si Dieu existe et si la science le prouve, c’est un scoop, et il faut le mettre en une", ironise un autre journaliste.
Le cardinal de la discorde
Quelques mois plus tard, la une du journal va provoquer une vive polémique. Le 7 juillet 2022, Paris Match met en couverture le cardinal Robert Sarah, un prélat guinéen auteur de propos très controversés, méconnu en France. En 2015, il avait comparé "les idéologies occidentales de l’homosexualité et de l’avortement au fanatisme islamique" du groupe terroriste Daech. Mais ni cette citation, ni ses idées politiques n’apparaissent dans le texte très élogieux publié et signé Philippe Labro, un proche de Vincent Bolloré. "Le cardinal Sarah est porté par des courants conservateurs qui ont un agenda", explique Christine Pedotti, directrice de la revue Témoignage chrétien. Selon elle, "le message est très clair : le futur pape pourrait être le cardinal Sarah."
À l’époque, la spécialiste du Vatican à Paris Match, Caroline Pigozzi, n’est pas associée à cette publication (elle finira par quitter le journal en mars 2023). " Ça faisait des semaines qu’on parlait de cette une, et que Lagardère disait qu’il la voulait, se souvient un membre de la rédaction. Un journaliste a refusé. Un autre a accepté. Mais c’est Philippe Labro qui a fini par écrire le papier. Il a été relu, amendé et surveillé de bout en bout par Patrick Mahé."
Résultat : l’ensemble des rédacteurs en chef se mobilisent, avec Bruno Jeudy à leur tête. Ce dernier adresse un mail à la direction de Paris Match et de Lagardère pour dénoncer une erreur éditoriale et commerciale. Mais rien n’y fait. "La directrice de la rédaction, Caroline Mangez, nous a dit que si on ne la faisait pas, on était tous virés, en s’incluant dedans", raconte un journaliste. "On sentait qu’on n’avait pas le choix. On nous a dit ‘ça vient de tout en haut’. Et on a supposé que ça venait d’au-dessus d’Arnaud Lagardère."
Ni Patrick Mahé, ni Caroline Mangez n’ont souhaité répondre à nos questions. Dans C Médiatique sur France 5, en novembre 2022, ils affirmaient que l’article s’inscrivait dans une série d’entretiens commandés à Philippe Labro sur des personnalités du monde artistique ou culturel, et que la une aurait été choisie en l’absence d’alternatives. "Il y a une fixette entretenue autour de la une du cardinal Sarah par une certaine bien-pensance qui n’est pas très contente, lance alors Patrick Mahé. Mais ça ne les regarde pas. Nos comptes sont à rendre à nos lecteurs."
Une "double direction"
Faut-il voir derrière cette séquence la main de Vincent Bolloré ? Plusieurs journalistes affirment que l’article et la une sur le cardinal Sarah ont été suggérés par un certain Nicolas Diat, un éditeur indépendant qui publie notamment chez Fayard (propriété de Hachette, et donc de Lagardère) et qui a désormais ses entrées à Paris Match. Dans un numéro consacré à la mort de Benoît XVI, il avait signé un article, à côté de celui de la vaticaniste maison, Caroline Pigozzi. Il a publié plusieurs livres avec le cardinal Sarah, pour qui il a déjà organisé de nombreuses interviews avec des médias français. Proche des milieux conservateurs et catholiques traditionalistes, l’homme connaît bien Vincent Bolloré, "qu’il estime énormément", confiait-il au Point . Lui non plus n’a pas répondu à nos sollicitations.
Mais ce que beaucoup constatent aussi à Paris Match, c’est que le PDG du groupe, Arnaud Lagardère, est devenu beaucoup plus interventionniste depuis le rachat du groupe Lagardère par Vincent Bolloré. "J’ai vécu avec l’idée constante qu’il y avait deux actionnaires, nous confie un journaliste. Lagardère d’un côté et Bolloré de l’autre. Mais est-ce Lagardère qui anticipe sur ce que souhaite Vincent Bolloré, ou Vincent Bolloré lui-même qui fait passer des consignes ? On ne le sait pas."
Quoi qu’il en soit, la une sur le cardinal Sarah aura des conséquences. En août 2022, un mois après la fronde menée contre la une controversée, Bruno Jeudy est licencié. "C’est un énorme coup de massue pour la rédaction, dont il était une figure", commente une journaliste. Il était à Paris Match depuis sept ans, rédacteur en chef des pages actualité et politique, apprécié de ses collègues et vitrine du magazine, qu’il représentait chaque jour sur BFMTV. C’est d’ailleurs cette présence à la télévision qui lui aurait été reprochée par la direction au moment de son licenciement. Il est pourtant remplacé par Laurence Ferrari, l’ex-présentatrice du 20 heures de TF1, qui conserve ses émissions sur CNews et Europe 1, où elle officie à l’antenne pendant plus de deux heures chaque jour.
Après l’éviction de Bruno Jeudy, une motion de défiance initiée par la Société des journalistes (SDJ) recueillera 97% des voix. Mais elle restera sans effet. Dans le même temps, la rédaction constate que les unes du magazine sont de moins en moins people, et de plus en plus consacrées à l’actualité, en rupture avec l’histoire de Paris Match. De 2019 à 2021, nous avons recensé entre 44 et 48 unes people chaque année. En 2022, à peine plus d’une trentaine.
Beaucoup considèrent que la direction chercherait par cette orientation à repositionner Paris Match comme un magazine d’actualité, de façon à ne plus le faire apparaître comme un concurrent des magazines Voici et Gala, que le groupe de Vincent Bolloré, Vivendi, possède aussi. Dans le cadre de l’offre publique d’achat (OPA) en cours, l’objectif serait d’éviter que la Commission européenne ne demande à Vivendi de se séparer d’un ou plusieurs de ces titres, au nom des règles en vigueur sur la concurrence.
Autre changement chez Match : auparavant, les unes étaient décidées en conférence de rédaction. Seuls les sujets importants ou sensibles étaient notifiés à l’actionnaire. Mais selon nos informations, depuis l’automne 2021, les couvertures et le menu du journal sont validés lors d’une réunion hebdomadaire qui a lieu au siège du groupe Lagardère, rue de Presbourg à Paris. Et selon plusieurs témoignages recueillis par la cellule investigation de Radio France, les patrons de la rédaction y auraient croisé deux piliers de chez Vivendi. "Patrick Mahé a dit ouvertement que Maxime Saada [président du directoire de Canal+] était présent, raconte un ancien journaliste de Match. C’était une bourde de sa part. D’autres participants ont aussi confié qu'Arnaud de Puyfontaine [président du directoire de Vivendi] était là."
Interrogé sur ce point, le groupe Lagardère nous a répondu qu’Arnaud de Puyfontaine se rendait bien au siège de Lagardère, mais pour des réunions du Conseil d’administration dont il est membre (en plus de ses fonctions à Vivendi). Maxime Saada s’y rend également, mais pour des réunions relatives à un partenariat qui unit Europe 1 et le groupe Canal+. De son côté, Vivendi nous a affirmé attendre la validation du rapprochement des deux groupes par la Commission européenne, précisant qu’en attendant, aucune information stratégique n’est échangée.
Des synergies avec les chaînes de Bolloré
D’autres éléments montrent pourtant que Paris Match a bien déjà été arrimé à la sphère médiatique du milliardaire breton. Des articles font régulièrement la promotion de contenus disponibles sur Canal+, chaîne du groupe Bolloré. Depuis que Canal+ a été évincé du festival de Cannes et s’est rapproché de la Mostra de Venise, par exemple, Paris Match s’y est soudainement intéressé : "On a fait trois articles sur ce festival l’été dernier, alors qu’on n’en parlait quasiment jamais avant", relève un journaliste. "On a toujours publié des papiers commandés, mais là, c’était vraiment flagrant. L’un de ces papiers était intitulé : ‘Venise, mieux que Cannes ?’ Ce n’était vraiment pas subtil."
Un mois plus tard, Paris Match consacre sa une à Florence Foresti, au moment où elle apparaît dans une nouvelle série sur Canal+. Isabelle Roberts, qui enquête depuis longtemps sur Vincent Bolloré pour le site Les Jours , remarque par ailleurs que "dans le numéro du 30 mars 2023, plusieurs pages de Paris Match sont consacrées à Air Cocaïne, sachant que Canal+ diffuse un documentaire sur cette affaire et que l’article le cite spécifiquement." Ces articles, qu’on appelle au journal les "obligés", seraient de plus en plus nombreux et serviraient les intérêts du nouvel actionnaire, affirment plusieurs journalistes.
Autre signe d’un rapprochement entre Match et les médias du groupe Vivendi de Vincent Bolloré, les journalistes reçoivent désormais de nombreuses invitations pour se rendre dans les émissions de Jean-Marc Morandini, de Cyril Hanouna ou de Pascal Praud sur C8 et CNews. "J'ai pu constater que j'étais souvent appelée pour intervenir sur les plateaux de débats, affirme l'ex-journaliste de Paris Match, Emilie Blachère. Mes camarades aussi. On nous le justifiait en disant que c’était de la pub et des synergies." Interrogé par Le Figaro en février 2023, Arnaud Lagardère a répondu que ces changements n’étaient pas faits à l’instigation de Vincent Bolloré : "C'est du fantasme pur. Ces synergies sont mes idées. Vincent Bolloré n'intervient pas dans les médias du groupe."
Une ambiance de "chasse aux sorcières"
D'autres événements semblent pourtant montrer que Paris Match et les chaînes de Vincent Bolloré sont désormais au diapason. En février dernier, lorsque la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak rappelle sur France Inter que C8 et CNews, régulièrement sanctionnées par l’Arcom, le gendarme de l’audiovisuel, ne sont pas propriétaires de leurs fréquences (elle réagit alors aux insultes proférées par Cyril Hanouna contre un député de La France insoumise), la riposte des chaînes de Bolloré va trouver un écho dans Paris Match. "Mme Rima Abdul Malak n'aime pas CNews, ni C8, écrit Patrick Mahé dans un éditorial. Elle se méfie d'Europe 1 et n'apprécie guère Paris Match , c'est son droit. Ce qui ne l'est pas, c'est de disqualifier ces médias indépendants au micro d'une radio d'État, France Inter. Menacer des médias privés depuis une antenne publique a un petit parfum de dérive totalitaire."
Cette réponse, coordonnée provoquera une nouvelle réaction de la SDJ de Paris Match. Elle écrit à Constance Benqué, la directrice de Lagardère News, pour lui faire part de sa "vive inquiétude", redoutant que ce traitement des tensions qui ont lieu entre la ministre et Vivendi n'entache "leur image d’indépendance". "Ce communiqué de la SDJ les a rendus hystériques, confie un journaliste. On a senti qu'on touchait quelque chose. Depuis, l'ambiance de chasse aux sorcières a empiré."
Jeudi 6 avril, une journaliste membre de la SDJ a été convoquée pour un entretien préalable à licenciement, et les syndicats de journalistes SNJ et SNJ-CGT se sont dits "indignés". "Cette journaliste subissait déjà des pressions et des intimidations depuis des mois, qui se sont intensifiées ces dernières semaines après la dernière prise de position de la SDJ de Paris Match, contre un édito du directeur général de la rédaction, Patrick Mahé", assurent les deux syndicats.
À ces constats, s’ajoute le déménagement de CNews prévu dans les locaux de Lagardère News, aux côtés d’Europe 1, du JDD et... de Paris Match. "Cela n’a jamais été annoncé dans les instances officielles, mais tout le monde le sait", affirme la journaliste des Jours Isabelle Roberts. "Les travaux ont déjà commencé. CNews va s’installer au deuxième étage. Les journalistes sont passés aux ‘flex office’ avec télétravail obligatoire, sachant qu’auparavant, le télétravail était assez mal vu chez Paris Match."
Un feu vert probable de Bruxelles
Tous ces changements ont entraîné une vague de départs inédite. "Auparavant, Match était un média dans lequel on passait toute sa carrière, relève un journaliste. Là, presque tous les anciens sont partis". De fait, Vincent Bolloré n’aura plus grand-chose à changer si la Commission européenne donne son feu vert à l’acquisition.
Encore faudra-t-il qu’elle la juge compatible avec les règles de la concurrence. En ouvrant une enquête approfondie le 30 novembre dernier sur l’acquisition par Vivendi du groupe Lagardère, la Commission a clairement signifié ses craintes, estimant qu’il existait un risque de concentration dans le secteur de l’édition et de la presse people. Depuis, Vivendi a accepté de se séparer de son groupe d’édition Editis. Il aura peut-être aussi à faire un choix entre Voici et Gala, qu’il détient déjà, et Paris Match.
Par ailleurs, selon la Lettre A , en décembre 2022, Bruxelles aurait procédé à des saisies d’emails de dirigeants de Lagardère et Vivendi, afin de s’assurer qu’une prise de contrôle anticipée n’avait pas déjà eu lieu. En jargon bruxellois, on appelle cela un "gun jumping". Si c’était le cas, Vivendi risquerait une amende pouvant porter jusqu’à 10% de son chiffre d’affaires mondial, soit près d’un milliard d’euros. Ce montant est toutefois un plafond théorique. Et même si Vivendi était sanctionné, cela ne remettrait pas forcément en cause l’acquisition du groupe Lagardère.
"Le veto est très rare", estime maître Pierre Zelenko, avocat spécialiste en droit de la concurrence au cabinet Linklaters. "À la fin des fins, les parties finissent par trouver un terrain d’entente avec la Commission, poursuit l’avocat. Ce n’est pas forcément ce qu’ils avaient imaginé au départ. Mais l’opération reste en général intéressante au regard des bénéfices attendues par l'acquisition". La Commission devrait rendre sa décision le 23 mai prochain.
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