ENTRETIEN. Manifestations et maintien de l’ordre : "On est retombés dans une logique de confrontation", explique un spécialiste des questions de police et de sécurité
Des manifestants retenus plusieurs heures au commissariat, puis relâchés sans aucune poursuite... Avec les rassemblements spontanés contre le 49.3 utilisé pour faire passer la réforme des retraites, avocats, magistrats et politiques dénoncent des gardes à vue "arbitraires", y voyant, comme lors d'autres mobilisations ces dernières années, une "répression du mouvement social". L'analyse de Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRS, spécialiste des questions de police et de sécurité.
franceinfo : Vous avez noté un basculement dans la manière de se mobiliser depuis jeudi et le recours au 49.3 par le gouvernement ?
Sébastian Roché : Oui, je crois que tout le monde a pu le voir. On est passé d'une forme protestataire de participation directe, à travers des cortèges gérés par des grandes organisations, à un système où c'est plus de l'ordre des petits groupes et de l'initiative individuelle. À partir du moment où les grands mécanismes alimentés par la discussion entre le gouvernement et les organisations syndicales se retrouvent dans un cul-de-sac, l'action va fatalement prendre d'autres formes. Et je crois que ça continue avec les blocages qui apparaissent ici ou là en France.
Est-il nécessaire d'obtenir une autorisation de manifester pour se rassembler ?
Non. En France, le régime des manifestations est un régime de tolérance administrative plutôt que de liberté. La France est plutôt en retard en matière de libertés, mais les normes européennes font que les citoyens, heureusement, ont le droit de se rassembler dans la rue. Sauf si la préfecture décide qu'un rassemblement particulier qui n'a pas été déclaré est à risque. Donc on a le droit de sortir, on a le droit de se rassembler, même si ce n'est pas déclaré. Mais si ce rassemblement est estimé dangereux par la préfecture, elle peut l'interdire.
Est-on est dans une sorte de zone grise avec des manifestations parfois spontanées et des interventions de plus en plus nombreuses des forces de l'ordre, alors que, depuis le mois de janvier, la plupart des journées de mobilisation se sont passées dans le calme ?
On avait plutôt une période de calme lorsque les grandes organisations syndicales étaient à la manœuvre avec, malgré tout, des matraquages. Une personne a dû être amputée d'un testicule après des brutalités policières [lors de la manifestation du 19 janvier]. Mais grosso modo, pour Paris, on avait, plus de tranquillité par rapport à l'ère Lallement [le précédent préfet de police de Paris en poste lors des manifestations de "gilets jaunes" notamment]. Là, on passe à autre chose. Quand il n'y a plus de dialogue, il n'y a plus de raison d'être dans les cortèges parce que les cortèges sont un outil du dialogue. Donc, à partir de là, les tactiques changent. Et puis l'opportunité, ça a été tous ces tas d'ordures auxquelles on pouvait mettre le feu, toutes ces poubelles pleines. Les gens en colère se sont saisis de ce qu'ils avaient autour d'eux.
"On n'a pas de groupes factieux qui tenteraient de renverser la République, on a des gens mécontents parce que le débat parlementaire n'a pas été jusqu'au bout. Ce n'est pas la même chose que de vouloir la fin du régime."
Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRSà franceinfo
Et face à eux, on a une politique de maintien de l'ordre musclée, sans en revenir pour autant à l'ère Lallement.
Sur les réseaux sociaux, on peut voir depuis deux jours à Paris, notamment, des manifestants dire qu'ils ont été "nassés". Du côté des forces de l'ordre, on nie. Quelle est la définition d'une nasse ?
Le Conseil d'État a dit que les nasses étaient illégales. Cela consiste à bloquer des personnes sans leur permettre de sortir. Mais lorsque le gouvernement est revenu avec une modification et a dit : "en fait, on fait des encerclements", le Conseil d'État a dit : "Ah oui, très bien". On est vraiment dans une sorte de novlangue.
"Qu'on les appelle nasses ou encerclements, ce sont des dispositifs qui servent à coincer les gens dans des rues ou sur des places, et en l'occurrence, qui ont été beaucoup utilisés pour faire des interpellations et pour placer en garde à vue."
Sébastian Rochéà franceinfo
La clé de lecture a été donnée par Gérald Darmanin lui-même. Il a dit : "aucune installation de groupes de protestataires nulle part". Ce qu'il a probablement en tête, c'est le mouvement des "gilets jaunes", avec la multiplication, sur tous les ronds-points de France, d'installations permanentes de protestations. Ce modèle-là est la phobie du gouvernement. Donc l'idée, c'est de tout faire bouger tout de suite.
Qu'est-ce que toutes ces manifestations ou ces rassemblements un peu inopinés peuvent changer dans l'organisation des forces de l'ordre et peut-être aussi dans les risques de violences illégitimes ?
Cela change tout, en fait, parce que dans le système de cogestion, vous avez la préfecture de police qui dialogue avec des interlocuteurs reconnus, les grandes centrales syndicales. On se met d'accord sur tout, l'heure de départ, le nombre de personnes qui vont arriver, les itinéraires à prendre, y compris les itinéraires secondaires, les points de dispersion, les horaires de dispersion. Et on collabore avec le service d'ordre. Dans la configuration éclatée, il n'y a plus rien de tout cela et on a même vu les images des policiers, des Brav-M [Brigades de répression de l'action violente motorisées] qui allaient gazer le service d'ordre de la CGT.
"On voit qu'en fait, tout le système de cogestion s'effondre et on retombe, moins nettement que dans l'ère Lallement, dans une logique de confrontation avec des charges de police pour disperser, alors qu'il n'y a pas véritablement d'utilité à cette dispersion."
Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRSà franceinfo
Ce type de charges de police rend les manifestants furieux, plus agressifs, donc elles n'apportent rien de bon. Et au plan judiciaire, on ne peut rien retenir contre les personnes qui ont été interpellées. Il y a très peu de personnes déférées, pas de sanction derrière. Le pouvoir est tendu. Il ne peut pas rester inerte face à des gens qui mettent le feu aux poubelles partout dans les villes ou qui bloquent les rues. Mais s'il choisit une technique trop agressive, il renforce le mouvement. Donc, c'est toute la subtilité du travail des préfets et des directeurs départementaux de la sécurité publique et des CRS et des gendarmes mobiles de trouver cet équilibre.
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