Réforme des retraites : comment la majorité veut tuer dans l'œuf la proposition de loi du groupe Liot visant à abroger le texte
La majorité présidentielle a un plan. Depuis plusieurs semaines, le camp d'Emmanuel Macron cherche une parade pour contrer la proposition de loi du groupe centriste Liot (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires), qui vise à abroger la réforme des retraites. Le texte est censé être débattu à l'Assemblée nationale le 8 juin prochain... sauf si la majorité parvient à l'enterrer d'ici là. La Première ministre, Elisabeth Borne, et les principaux cadres du camp présidentiel se sont mis d'accord sur une stratégie de riposte, mardi 23 mai, lors du petit-déjeuner hebdomadaire de la majorité. L'information, révélée par Mediapart, a été confirmée à franceinfo par plusieurs sources.
En accord avec l'Elysée, les différents partis de la majorité ont acté qu'ils ne voulaient pas d'un vote des députés sur cette proposition de loi. Une option jugée trop dangereuse, tant l'issue du scrutin est incertaine. "Vous imaginez le tsunami si l'Assemblée vote la suppression du passage aux 64 ans ?", lance un poids lourd de la majorité à France Télévisions. "La situation nous a obligés à explorer toutes les facettes du règlement et de la Constitution. Je vais vous faire une confidence : je ne suis pas à l'aise par rapport à tout ça, mais il faut trouver le moins pire des maux. Car c'est le chaos si cette loi est votée", explique un autre responsable du camp présidentiel.
"C'est un coup mortel si cette proposition de loi passe."
Un responsable de la majoritéà franceinfo
La stratégie décrite à France Télévisions par ce ténor de la majorité est bien ficelée. Il s'agit de "supprimer" en commission des affaires sociales le premier article de la proposition de loi de Liot, qui propose l'abrogation du report de l'âge légal de 62 à 64 ans. L'opposition n'aurait alors d'autre choix que de rétablir cette disposition sous forme d'amendement, au cours des débats en séance dans l'hémicycle.
"Pas question de tordre le règlement"
A ce stade, la majorité mise ensuite sur l'intervention de la présidente de l'Assemblée nationale. Yaël Braun-Pivet serait en effet compétente pour dégainer l'article 40 de la Constitution, qui dispose que les propositions et amendements des parlementaires ne sont pas recevables s'ils entraînent une diminution des recettes ou un alourdissement des charges publiques. Un argument sujet à caution, mais utilisé depuis des jours par les ministres qui défilent sur les plateaux de télévision pour expliquer que la proposition de loi est "inconstitutionnelle".
Si Yaël Braun-Pivet intervenait de la sorte, la portée de la proposition de loi serait réduite à néant. "Je n'en suis pas encore là. Si [Yaël Braun-Pivet] le fait, ça ne me choquera pas", commente auprès de franceinfo Jean-Paul Mattei, président du groupe MoDem à l'Assemblée. La présidente de la chambre basse a résisté ces dernières semaines à certaines voix au sein de son camp lui demandant de convoquer in extremis le bureau de l'Assemblée. Avec pour objectif de dégainer l'article 40 dès la commission des finances, à la place du président de celle-ci, le député La France insoumise (LFI) Eric Coquerel. "Il n'est pas question de tordre le règlement de l'Assemblée", assure cependant l'entourage de Yaël Braun-Pivet.
Selon l'article 89 du règlement de l'Assemblée, c'est effectivement au président de la commission des finances de se prononcer sur la recevabilité d'une telle proposition de loi. Si l'entourage de Yaël Braun-Pivet refuse de se livrer à de la politique-fiction, il confirme toutefois qu'il revient "juridiquement" à la présidente de l'Assemblée de considérer les amendements déposés en séance recevables ou non au titre de l'article 40. "Et depuis le départ, sa position reste que le texte n'est pas recevable au titre de l'article 40", ajoute son entourage.
La majorité a sorti sa calculette
La majorité tient à rappeler qu'il reste plusieurs étapes avant qu'un tel scénario aboutisse. Eric Coquerel doit d'abord se prononcer, en commission des finances, sur la conformité de la proposition de loi Liot à ce fameux article 40 de la Constitution. Puis, la commission des affaires sociales doit encore étudier le texte sur le fond à partir du 31 mai. "J'assumerai totalement le fait que l'on puisse déposer un amendement visant à supprimer l'article 1 [de la proposition de loi Liot]. Nous sommes contre ce texte", confie Jean-Paul Mattei. "Je ne comprendrai pas que l'on ne le fasse pas. (...) Je veux qu'on utilise tout le processus législatif normal et ce que nous permet la Constitution."
"Je ne dis pas que je ne veux pas de vote. Je dis qu'un vote en une journée, dans une niche, pour faire une 'contre-réforme des retraites', ce n'est pas sérieux."
Jean-Paul Mattei, président du groupe MoDem à l'Assembléeà franceinfo
En commission des affaires sociales, le camp présidentiel est minoritaire. Il n'y dispose que de 32 sièges, contre 39 pour l'opposition. Mais la majorité compte sur le renfort d'une partie des huit députés Les Républicains (LR) pour supprimer l'article 1. La marge est faible. Selon les informations de franceinfo, la majorité compterait aussi sur le renfort d'un 33e député issu du camp présidentiel qui viendrait combler le siège laissé vacant par le député Horizons Thomas Mesnier, battu lors d'une législative partielle après avoir vu son élection invalidée.
Pour le reste, les cadres de la majorité sortent la calculette. "Sur les huit LR, vous avez Alexandre Vincendet et Philippe Juvin", deux députés réputés "Macron-compatible", énumère un cadre macroniste. Du côté du groupe Liot, on a dénombré, dans les rangs de la droite, trois députés opposés à la proposition de loi et trois autres qui pourraient se montrer favorables au texte. La balance pourrait donc pencher en défaveur de l'abrogation.
"Retranchés dans le bunker constitutionnel"
Quelle que soit le sort de la proposition de loi, le scénario imaginé par la majorité crée d'ores et déjà l'indignation du côté de l'opposition. "Ça voudrait dire que Yaël Braun-Pivet me passe dessus pour rendre une disposition irrecevable alors qu'elle a été jugée recevable par la commission des finances, réagit auprès de Mediapart le député LFI Eric Coquerel. Si elle se lançait dans une manœuvre de ce type, ce serait politiquement extrêmement coûteux pour elle."
"On sait depuis le début qu'ils [la majorité présidentielle] cherchent par tous les moyens à éviter un vote fatidique dans l'hémicycle, explique à franceinfo le député Liot Benjamin Saint-Huile. Ils sont dans une situation inconfortable. Ils veulent nous condamner à revenir sur notre proposition par un amendement afin de dégainer l'irrecevabilité. Mais ils ont déjà perdu le combat symbolique de l'opinion. Ils se sont retranchés dans le bunker constitutionnel."
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