: Reportage "Le but, ce n'est pas d'emmerder les gens" : contre la réforme des retraites, des ouvriers grévistes ralentissent le trafic dans l'Essonne
Avec sa pancarte "Touche pas à ma retraite", Yannick, 55 ans, fait office de barrière de péage. Comme lui, une vingtaine de salariés du groupe industriel Safran se sont donnés rendez-vous à 5h30, mardi 7 mars, à la sortie de la Francilienne qui mène aux locaux de l'entreprise de Corbeil-Essonne, au sud de Paris. Ici, pas de paiement ou de ticket, chaque automobiliste est simplement invité à prendre un tract de la CGT et à discuter quelques minutes avec les manifestants qui participent à cette nouvelle journée d'action nationale contre la réforme des retraites. "Désolé, ça prend un peu de temps, mais c'est important", glisse l'ouvrier, emmitouflé dans sa parka bleue et sa chasuble rouge. "Il faut que tout le monde se mobilise contre cette réforme des retraites !"
L'horaire très matinal de l'opération n'a pas été choisi au hasard par les grévistes. Dans les gigantesques ateliers de Safran, la très grande majorité des ouvriers travaillent aux 3x8, comme Yannick depuis 1985. L'équipe du matin doit justement arriver à 6 heures pour prendre le relais de l'équipe de nuit. Les employés "de la normale" arriveront juste après, à 9 heures. Un chassé-croisé stratégique pour tenter de convaincre quelques-uns des 3 000 employés du site de rejoindre la mobilisation.
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"Leur calme, c'est une forme de solidarité"
"Pour notre santé et notre vie de famille, les horaires en 3x8 pèsent déjà très lourd et ils veulent nous rajouter encore des années de travail", peste Fred, 54 ans. Le conducteur de four n'est pas le seul à pointer du doigt les conditions de travail usantes dans l'atelier de l'entreprise. "Je travaille debout, dans le bruit et en horaires décalés depuis 1984", renchérit Eric, 57 ans, dont 39 passées comme tourneur dans les ateliers. "C'est important de venir sensibiliser tous les employés aux conséquences de cette réforme pour ceux qui ont les métiers les plus difficiles."
"Moralement, plus tu t'approches de l'âge de la retraite, plus c'est compliqué de le voir reculer encore et encore."
Eric, ouvrier chez Safranà franceinfo
Au fil des discussions entre manifestants et automobilistes, l'embouteillage s'allonge de la Francilienne au parking des locaux de Safran. Mais malgré l'attente, aucun coup de klaxon ne résonne. "Leur calme, c'est une forme de solidarité avec le mouvement", assure Eric. "On voit vraiment la différence avec d'autres rassemblements. Habituellement, on a toujours des automobilistes qui essaient de passer en force. Là, c'est très calme. Personne ne conteste le bien-fondé de notre action", se félicite Sylvain, ouvrier chez Safran depuis 21 ans.
A travers les fenêtres à moitié baissées, les mots d'encouragement fusent même en direction des grévistes. "Bon courage, on est avec vous", lance une jeune femme au trio chargé de distribuer les tracts au niveau du panneau stop. "On échange deux ou trois minutes et après, on laisse tout le monde passer, explique Ludovic, fraiseur chez Safran depuis 25 ans. Le but ce n'est pas d'emmerder les gens." La présence de nombreux collègues parmi les automobilistes facilite aussi la bonne entente.
"On a du mal à mobiliser les cadres"
Si l'adhésion au mouvement s'affiche largement en façade, certains employés laissent tout de même poindre leur pessimisme. "On est un peu défaitiste et puis la paie, ça compte aussi", lâche un trentenaire dans son SUV blanc. "Je suis loin de ça, je suis trop jeune", renchérit un autre. "On a du mal à mobiliser les cadres et les ingénieurs parce qu'ils ont une pression sur leur carrière", reconnaît Ludovic qui a lui commencé à travailler à 16 ans en apprentissage dans les ateliers de Safran. "Au moins, avec cette action, on les informe."
"Je suis clairement concerné par la réforme, mais il est hors de question que je continue à travailler plus longtemps."
Ludovic, ouvrier chez Safranà franceinfo
Vers 8h30, trois policiers s'approchent à leur tour du groupe de manifestants. Le barrage filtrant commence à générer d'importants embouteillages sur la voie rapide située en amont. En quelques minutes, la circulation reprend de manière plus fluide pour désengorger la Francilienne. Les manifestants peuvent alors reprendre leur tractage... jusqu'aux policiers qui se prennent au jeu du débat sur la réforme des retraites pendant quelques minutes, avant de retourner surveiller le groupe de loin.
Un jeune intérimaire de l'entreprise baisse la vitre de sa voiture blanche. Face à son visage presque encore enfantin, un syndicaliste lui demande son âge. Le jeune homme répond : "23 ans". "Oh ça va, il ne te reste plus que 41 ans à bosser !" lui lance le quinquagénaire sur le ton de la boutade. "Il y a de plus en plus d'intérimaires comme lui, dans ces conditions, c'est difficile de se projeter dans l'avenir et de se mobiliser", souffle Eric.
Au-delà des retraites, le sujet du statut et de la rémunération revient fréquemment dans les échanges entre automobilistes et manifestants. Il faut dire qu'avec plus d'un milliard d'euros de bénéfices nets en 2022, Safran a tiré son épingle du jeu de la crise. "Et nous, qu'est-ce que l'on récolte de tout ça ? La retraite à 64 ans !" se lamente David, soudeur dans l'entreprise depuis 2006. "Et dans quelques années, il y aura une autre réforme qui va encore reculer l'âge de départ... Je veux partir à la retraite en bonne santé, moi !"
"L'ambiance est bon enfant"
Tout à coup, le premier groupe de grévistes s'agite et lève les bras. "Les gars, laissez passer les voitures, il y a une infirmière !" lance Fred, 54 ans. "Allez-y, allez-y", s'activent les autres manifestants en faisant signe aux voitures d'avancer. Au chaud dans son Opel Micra noire, l'infirmière remercie les manifestants d'un signe de la main.
Entouré par les ouvriers, Cathy, 56 ans, remballe le paquet de madeleines apporté pour faire tenir l'équipe dans le froid. Malgré ses 50 minutes de route quotidiennes jusqu'à l'entreprise, cette approvisionneuse des ateliers chez Safran depuis 1988 tenait absolument à se mobiliser avec ses camarades. "L'ambiance est bon enfant", se félicite-t-elle aux côtés de son mari, lui aussi ouvrier dans l'entreprise.
Il est bientôt 9h30 et le flot des voitures commence à se tarir. Yannick remballe sa pancarte et laisse à nouveau les automobilistes rouler à leur guise. Le petit groupe de manifestants rentre se réchauffer après plus de quatre heures dehors. Un café, un casse-croûte et il sera bientôt 12h30, l'heure d'embarquer dans les bus affrétés par les syndicats pour rejoindre la grande manifestation à Paris, en espérant que tous les sièges soient remplis par des employés convaincus par leurs arguments.
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