Témoignages Réforme des retraites : un an après son entrée en vigueur, des seniors proches du départ expliquent comment elle a bouleversé leurs finances, leur santé ou leurs projets

Article rédigé par Alice Galopin, Luc Chagnon
France Télévisions
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Temps de lecture : 14min
Des seniors proches de la retraite racontent comment le recul de l'âge légal de départ a bouleversé leurs plans. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
La réforme des retraites, entrée en vigueur en septembre 2023, a pris au dépourvu un certain nombre de travailleurs proches de la retraite, qui ont dû revoir leurs plans.

Le mot qui revient le plus ? "Brutal." La réforme des retraites adoptée par le gouvernement d'Elisabeth Borne, qui décale progressivement l'âge légal de départ de 62 à 64 ans, est entrée en vigueur le 1er septembre 2023. Et ce, alors que de nombreux actifs nés entre 1961 et 1964 se préparaient à la fin prochaine de leur carrière, les forçant à se réorganiser, parfois dans l'urgence.

Pour certains, le nouveau régime a imposé une prolongation du chômage, et une perte de revenus ou d'épargne. D'autres ont dû poursuivre un métier harassant, subir les conséquences d'une maladie professionnelle – ou bien, parfois, continuer dans un travail qu'ils apprécient. Un an après l'application de la réforme, franceinfo a interrogé des seniors pour qui la ligne d'arrivée a été repoussée dans les derniers mètres.

Entre chômage et petits contrats, Jean-Marc puise dans ses économies pour "tenir" jusqu'à la retraite

Jean-Marc ne cache pas sa "rancœur". "J'aurai dû partir en retraite il y a tout juste un mois", lâche ce Varois. Avec la réforme, il devra finalement attendre d'avoir 62 ans et six mois, en février 2025, pour liquider ses droits à la retraite.

"Ces six mois supplémentaires, je les vois comme une punition injuste et agressive."

Jean-Marc, veilleur de nuit

à franceinfo

Magasinier cariste pendant plus de trente ans, Jean-Marc a perdu son emploi en 2017 à la suite d'une réorganisation dans son entreprise. Il "alterne" désormais entre des périodes de chômage et des remplacements comme veilleur de nuit dans un Ehpad. Des contrats à durée "très variable" qui peuvent aller de quelques jours à plusieurs mois. 

Les mois où il n'a aucune activité, Jean-Marc perçoit une indemnité chômage de 980 euros. Pour "tenir" jusqu'en février, il puise dans son "petit pécule". Environ 4 000 euros mis de côté pour s'offrir des "petits plaisirs" et un voyage à son départ en retraite. "D'ici là, cette somme aura disparu"soupire le sexagénaire, qui craint que l'Ehpad ait moins besoin de ses services dans les prochains mois. Sa recherche d'emploi a été "très compliquée" ces dernières années, plusieurs recruteurs lui ayant opposé en entretien qu'il était "trop vieux". "Le monde du travail n'est plus fait pour moi", se résout-il.

Alors que l'épineuse question du chômage des seniors a agité les débats autour de la réforme des retraites, le taux d'emploi des 60-64 ans en France (38,9% en 2023 selon l'Insee) progresse, mais demeure bien en dessous de la moyenne observée dans l'Union européenne (50,9% en 2023). "Les entreprises qui licencient choisissent souvent en partie des seniors, et si un senior travaille dans un secteur qui réduit ses effectifs, il sera plus difficile de trouver du travail", explique Annie Jolivet, économiste du travail au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). "A moins de chercher dans une autre structure, un autre secteur, une autre région, ce qui n'est pas toujours évident."

"Il y a aussi une tendance à sélectionner des plus jeunes à l'embauche, plus ou moins consciente", évoque Annie Jolivet. Selon les compétences que l'entreprise demande, les canaux de communication qu'elle utilise..." Ce à quoi peuvent s'ajouter des difficultés en matière de santé ou de mobilité, entre autres.

Nathalie, auxiliaire de vie, épuisée par la pénibilité d'un "très beau métier"

Peut-on s'occuper des aînés quand son corps commence à faiblir ? "J'ai 60 ans et je n'en peux déjà plus, alors une année supplémentaire…, soupire Nathalie, auxiliaire de vie en Nouvelle-Aquitaine. J'essaierai, mais c'est très dur."

L'auxiliaire de vie indépendante aime son travail, "un très beau métier", mais dont la pénibilité est élevée, en particulier quand l'on s'occupe de personnes âgées très dépendantes. "J'en ai eu une fracture de fatigue dans le dos il y a trois ans, je ne pouvais plus marcher."

"Il faut porter les personnes, les mettre dans leur lit, les changer, faire leur toilette, les promener, on est toujours debout à piétiner…"

Nathalie, auxiliaire de vie

à franceinfo

Elle pensait partir à la retraite à l'âge légal (62 ans), mais la réforme a repoussé sa ligne d'arrivée d'un an. Et après une carrière souvent payée "au ras des pâquerettes", entrecoupée de quelques périodes de formation et de chômage, sa pension ne dépassera pas les 1 000 euros. Mais "pas question de travailler jusqu'à 67 ans".

Aujourd'hui, "la prise en compte de la pénibilité [par le système de retraite] n'est que partielle", regrette Annie Jolivet, qui souligne que depuis la transformation du "compte personnel de prévention de la pénibilité" en "compte personnel de prévention" en 2017, seuls six types de pénibilité sont pris en compte contre 10 auparavant – excluant notamment les ports de charge lourde et les expositions chimiques. Quelque 53% des salariés du privé jugent que leur métier comporte au moins six facteurs de pénibilité physique, selon une étude de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares).

Puis il y a souvent une double, voire une triple peine. "Les métiers en 'première ligne' pendant le Covid, par exemple, sont plus souvent pénibles, précaires et mal payés que la moyenne, souligne l'économiste du travail. Et les contrats de moins d'un mois ne sont pas pris en compte, ce qui pénalise encore davantage les plus précaires."

Nadine, rendue malade par son activité de retoucheuse de vêtements, "veut passer à autre chose"

"La douleur m'empêche parfois de dormir la nuit." Nadine, 61 ans, est en arrêt maladie depuis janvier 2024 après de longues années passées à retoucher des vêtements. Elle souffre d'une tendinite du pouce, reconnue comme maladie professionnelle. "Lorsqu'on est droitière, la main gauche sert toujours de soutien pour tenir le vêtement quand on fait autre chose de la main droite : quand on coupe un bas de pantalon, quand on repasse, quand on utilise la machine à coudre…" Les muscles restent tendus en permanence, et toujours de la même façon.

Elle pensait partir à la retraite en juillet 2024, au titre d'une carrière longue. Jusqu'à ce que la réforme soit adoptée et retarde son projet de six mois.

"L'idée d'Ambroise Croizat [un des fondateurs de la Sécurité sociale], c'était qu'on puisse partir à la retraite en bonne santé. Ce ne sera pas mon cas."

Nadine, retoucheuse de vêtements

à franceinfo

Une autre affection va lui imposer une opération lourde, qui lui assure de rester en arrêt maladie jusqu'à la retraite. Dès lors, elle s'interroge : quel intérêt de repousser son départ, tout comme celui de nombreux seniors dont beaucoup développent des maladies ou des handicaps ? "Ce que la Sécurité sociale économise sur les pensions de retraite, elle le perd en dépenses d'arrêt maladie ! C'est la protection sociale qui porte le poids de ces économies de bouts de ficelle."

Elle dénonce plus largement une réforme "injuste et injustifiée", même si elle reconnaît qu'elle bénéficiera du minimum de retraite introduit par la loi, à 848 euros bruts. "Mon mari est à la retraite et m'attend depuis huit ans, j'ai envie de profiter de la vie. Je ne sais pas si je le pourrai… Mais c'est bon, j'ai eu ma dose, je veux passer à autre chose. Je suis fatiguée, usée."

Comme Nadine, de nombreux salariés partent à la retraite en mauvaise santé. "Environ 10% des salariés se disent en situation d'incapacité forte au cours de la première année de retraite, et près de 15% se disent limités mais pas fortement", explique à franceinfo Patrick Aubert, économiste et statisticien à l'Institut des politiques publiques, citant des chiffres de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees).

Là non plus, ce désavantage ne vient pas seul. "Sans surprise, les incapacités sont plus fréquentes chez ceux qui exercent des métiers physiquement pénibles, moins bien payés et moins qualifiés, comme les ouvriers, et moins chez les cadres", souligne Patrick Aubert. Ces catégories sont aussi celles dont l'espérance de vie à la retraite est plus faible, selon l'Insee.

Isabelle*, responsable dans le BTP, s'est mise en retraite progressive : sa façon à elle "de riposter"

"La hantise de mon mari, c'était que je me tue sur la route." En tant que cadre dans un grand groupe du BTP, Isabelle* doit, à 61 ans, tenir "un rythme effréné" de visites sur une demi-douzaine de sites éclatés entre plusieurs départements. "Gérer autant d'interlocuteurs différents fatigue le mental, et les déplacements, le physique."

La séquence de la réforme des retraites la plonge dans l'incertitude. "Il y avait tellement de flottement, on se demandait sans cesse à quelle sauce on allait être mangés !" Le couperet tombe : elle devra attendre neuf mois de plus que prévu pour atteindre l'âge légal de départ.

Pour étayer sa colère, elle se documente, et découvre presque par hasard l'existence de la retraite progressive : le dispositif permet de travailler entre 20 et 80% du temps normal, tout en touchant un pourcentage de sa future retraite, du moment que le bénéficiaire atteint l'âge légal de départ dans moins de deux ans et réunit 150 trimestres. "C'était ma façon de riposter, confie Isabelle. Je n'allais pas cotiser comme ils le voulaient !"

La responsable en fait la demande en mai 2023, puis démarre sa retraite progressive début septembre 2023. "Ça a été hyper rapide, je n'en revenais pas !" A titre personnel, elle trouve le dispositif "super" car il "nous permet de nous préparer à la retraite, avec mon mari". En revanche, au niveau professionnel, elle reconnaît que "l'amour-propre en prend un coup". "Je suis écartée de certains projets", regrette-t-elle.

"Quand vous travaillez à temps partiel et si proche de la retraite, on vous considère comme déjà parti. Vous avez un pied dehors, on ne va pas miser sur vous."

Isabelle, responsable dans le BTP

à franceinfo

Comme Isabelle, environ 70% des plus de 10 000 personnes affiliées à l'Agirc-Arrco qui optent chaque année pour une retraite progressive sont des femmes. Elles "occupent plus souvent des emplois à temps partiel que les hommes, ce qui leur permet d'intégrer plus facilement le dispositif", avance l'organisme. Les travailleurs en retraite progressive évoluent majoritairement dans le secteur de la santé et de l'action sociale. Jusqu'ici réservée aux salariés, artisans et commerçants, cette possibilité a été élargie aux fonctionnaires et aux professions libérales par la dernière réforme des retraites.

Bruno, dessinateur industriel, "relativise" sa situation

A l'annonce de la réforme des retraites, Bruno a d'abord pesté. Puis, ce dessinateur industriel de 62 ans a "complètement relativisé". Les nouvelles règles ont décalé sa possibilité de départ de six mois, du 1er août 2024 au 1er février 2025. "Pour le calcul de ma pension sur les vingt-cinq meilleures années de ma carrière, j'avais de toute façon fait le choix de continuer jusqu'à la fin de l'année 2024, explique-t-il. La réforme ne me rajoute qu'un mois par rapport à ce que j'envisageais."

Depuis octobre 2023, ce Jurassien effectue une mission longue d'intérim dans une "grosse entreprise" spécialisée dans l'aéronautique. Outre l'"intérêt" pour son poste, il met aussi en avant sa "bonne rémunération", ses bonnes conditions de travail et "l'ambiance" au sein de l'équipe. Si bien qu'il réfléchit à poursuivre son activité au-delà du 1er février, comme le souhaiterait son employeur. Pourquoi pas "jusqu'à l'été prochain, en fonction des besoins de l'entreprise". Bruno s'est renseigné sur le cumul emploi-retraite, un dispositif "intéressant financièrement" qui lui permettrait, à partir de février, de percevoir sa pension de retraite en plus de son salaire.

Il reconnaît cependant que sa situation n'est pas généralisable à tous les travailleurs en fin de carrière. "J'ai la chance d'avoir toujours travaillé dans un bureau", "mais ça ne m'empêche pas de penser aux autres", aux "métiers compliqués à exercer à nos âges", et "de me dire que, tous les cinq ans, on prend une nouvelle réforme".

En 2022, environ 381 000 affiliés à l'Agirc-Arrco cumulaient une pension de retraite et un emploi salarié, selon une étude publiée en juillet par l'organisme des retraites complémentaires des salariés du privé. Ce dispositif séduit davantage les hommes (53%) et concerne principalement des emplois auprès d'un particulier (ménage, petits travaux, garde d'enfants, etc.). En moyenne, "le salaire perçu en cumul emploi-retraite permet de multiplier par 1,5 le revenu des retraités", ajoute l'Agirc-Arrco. Pour rendre ce mécanisme plus attractif, la réforme des retraites permet dorénavant aux bénéficiaires du cumul de générer des droits supplémentaires à la retraite, et in fine, d'améliorer le montant de leur pension.

*Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée.

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