Enquête Scandale des eaux en bouteille : Nestlé a bel et bien triché "au vu et au su" de tous, notamment de plusieurs membres du gouvernement

Article rédigé par Marie Dupin
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Un employé inspecte la ligne de production de bouteilles de l'usine d'eau Nestlé à Contrexéville, dans l'Est de la France, le 23 mai 2017. (SEBASTIEN BOZON / AFP)
Selon la sénatrice Antoinette Guhl, en charge de la "mission flash" sur le géant de l'alimentaire, interrogée par franceinfo, "on ne peut pas être sûrs qu’il n’y a plus de tromperie en cours". Une nouvelle commission d'enquête devrait été ouverte au Sénat.

Nestlé a bel et bien triché "au vu et au su" de tous, notamment de plusieurs membres du gouvernement, en traitant avec des filtres interdits des eaux contaminées par des bactéries, selon l'une des conclusions principales d’une mission d’information "flash" lancée en avril 2024 par le Sénat, à la suite des révélations du journal Le Monde et de la cellule investigation de Radio France. L'enquête journalistique avait révélé le recours en France pendant de nombreuses années à des traitements interdits pour purifier des eaux minérales vendues en bouteille, notamment par Nestlé Waters.

Les conclusions de cette mission, présidée par la sénatrice écologiste Antoinette Guhl, ont été adoptées ce mercredi matin par la Commission des affaires économiques du Sénat. Comme le révèlent Le Monde et franceinfo, il en ressort que la multinationale a bien eu recours à "des traitements interdits" sur ses eaux minérales, mais aussi que plusieurs ministres, notamment l’actuelle ministre de la Transition écologique, Agnès Pannier-Runacher, ainsi qu’Olivier Véran, ancien ministre de la Santé, et Elisabeth Borne, bien qu’ayant connaissance de la tromperie en cours, n’ont pas mis en œuvre "les mesures correctives nécessaires".

"On ne peut pas être sûrs qu’il n’y ait plus de tromperie en cours"

Selon Antoinette Guhl, rapporteure de cette mission, interrogée par Le Monde et franceinfo, "Nestlé a fraudé et trompé les consommateurs. Tous les ministres ont su et ils ont laissé faire. Ils auraient dû sanctionner et informer. Ils ne l’ont pas fait". La sénatrice pointe notamment dans son rapport l’"opacité", le "flou juridique", et le "caractère parcellaire de l’information dont ont disposé certaines administrations". Elle déplore également qu’"aucune mesure de suivi immédiat n’ait été prise pour éviter la mise sur le marché d’eaux minérales naturelles ne remplissant pas les conditions requises pour être commercialisées", alors que des "mesures correctives", telles que "des mises en demeure de cesser les non-conformités et en cas d’inexécution, la suspension de la production", étaient possibles. La mission "flash" déplore que ces suites correctives n'aient pas été prises dès les aveux de Nestlé Waters en 2021. 

Mais le rapport parlementaire ne se contente pas d’attester de l’existence d’une tromperie, et des défaillances de l’Etat dans ce dossier. En effet, selon Antoinette Guhl, "on ne peut pas être sûrs qu’il n’y ait plus de tromperie en cours sur le site de Perrier dans le Gard". Pour comprendre cette situation, il faut savoir qu’après avoir "avoué" avoir recours à des filtres interdits, Nestlé s’engage auprès de l’Etat à mettre un "plan de transformation de ses usines". En décembre 2023, la firme suisse obtient le droit, par arrêté préfectoral, de continuer à utiliser dans son usine du Gard, à Vergèze, des traitements de désinfection (filtres UV, filtres à charbon), pour produire une nouvelle marque de boissons, Maison Perrier, lancée à grand renfort de panneaux publicitaires et de vidéos sponsorisées sur les réseaux sociaux.

Deux puits contaminés par des bactéries et des pesticides sont depuis cette date utilisés pour produire, non plus de l’eau minérale naturelle, mais des boissons énergisantes et des jus de fruits pour lesquels la réglementation n’interdit pas le recours à des filtres de désinfection. Problème, selon Antoinette Guhl : "Il existe désormais deux types d’eaux produites dans la même usine, une eau Maison Perrier qui a subi des traitements, et l’eau minérale Perrier censée être pure. Et il peut y avoir confusion entre ces deux types d’eau. Résultat : on ne peut pas être sûrs qu’il n’y a plus de tromperie sur le site de Perrier".

"Point critique en matière de loyauté"

Des filtres interdits sont-ils toujours utilisés de façon frauduleuse pour produire l’eau minérale naturelle Sources Perrier ? Il est en tout cas à ce stade impossible d’affirmer le contraire, ce qui préoccupe les autorités de contrôle sanitaire, comme le prouve un rapport d’inspection que se sont procuré Le Monde et franceinfo. Dans ce procès-verbal de constatations, daté du 13 juin 2024, les inspecteurs de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF), qui avaient réalisé une inspection inopinée et conjointe avec l’agence régionale de santé d’Occitanie sur le site de Vergèze le 30 mai dernier, expliquent avoir procédé à un exercice de "traçabilité" sur un lot d’eau minérale produite dans l’usine. Sans succès. Car, selon les contrôleurs, "comme cela avait déjà été remarqué, on ne retrouve pas dans le logiciel" de contrôle "la traçabilité (de l’eau) en amont des tanks et des forages". Les responsables qualité de l’usine n’ont pas été en mesure d’indiquer, lors de la visite des inspecteurs, l’origine de l’eau contrôlée par ceux-ci.

Une situation que les agents de la DGCCRF qualifient dans leurs conclusions de "problématique", évoquant même un "point critique en matière de loyauté". Et de préciser que l’eau provenant des forages dédiés à la marque Maison Perrier, déclassés en "eau destinée à la consommation humaine", qui passe par une tuyauterie avec des filtres UV et filtres à charbon, "peut techniquement alimenter n’importe quelle ligne" de production par la suite. "Ce sont les ordres de fabrication et les contrôles dans l’usine qui garantiraient que l’eau traitée n’est utilisée que pour les boissons Maisons Perrier".

Les inspecteurs expliquent aussi dans leur procès-verbal avoir dû patienter un temps "anormalement long" avant d’avoir pu accéder aux installations de l’usine. Arrivés sur site vers 8h50, ils n’accèdent aux lignes de production qu’à 10h23, sous haute-surveillance. "Nous avons été rejoints par une personne en charge de notre accompagnement à qui nous devions indiquer toute entrée et sortie du site… Nous avons constaté que cette personne sortait systématiquement dès que nous-même sortions de la salle de réunion". Les inspecteurs notent également dans leur rapport qu’aucun des documents réclamés à la direction de l’usine ne leur a été remis sur place. Les responsables de l’usine ayant affirmé aux inspecteurs que les fichiers étaient "très lourds pour un envoi par courriel", qu’il n’était "pas autorisé d’utiliser de clefs USB", et que "l’impression papier prendrait du temps".

Contactée, la direction de Nestlé répond que "ce rapport est une première étape, qui n’a pas encore fait l’objet d’un contradictoire, et doit être complété par les précisions apportées par Nestlé Waters sur les différents points soulevés, qui seront transmises prochainement. Ce projet de rapport est donc encore appelé à évoluer et ne constitue pas une position définitive de l’administration."

L'entourage d'Agnès Pannier-Runacher, lui, confirme que "Nestlé Waters a été reçu par le cabinet de la ministre, à l’époque ministre déléguée chargée de l’Industrie, le 31 août 2021". "La ministre n’était pas présente" à ce rendez-vous,  précise son cabinet selon lequel "l’ensemble des mesures ont été prises immédiatement", la ministre ayant "suivi l’ensemble des recommandations de la DGCCRF", en lançant une enquête de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS), avec l’appui des agences régionales de santé (ARS) et de la DGCCRF, "pour faire la lumière sur ces pratiques et évaluer leurs conséquences".

Une nouvelle commission d’enquête

Un défaut de transparence de Nestlé vis-à-vis des contrôleurs de l’Etat d’autant plus préoccupant que, comme l’avaient révélé Le Monde et franceinfo, près de trois millions de bouteilles de Perrier avaient été détruites à la demande du préfet du Gard en avril dernier, en raison d’un "épisode de contamination de plusieurs jours, par des germes témoins d’une contamination d’origine fécale". Contamination survenue alors que dans une expertise d’octobre 2023, l’agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES) avait alerté le gouvernement à propos de la dégradation des ressources en eau sur le site de Perrier, évoquant un "niveau de confiance insuffisant" pour garantir "la qualité sanitaire" des eaux minérales naturelles en bouteille du groupe.

Selon Antoinette Guhl, "ce sujet majeur pour la confiance des consommateurs et la loyauté des produits doit être éclairci". D’après nos informations, le groupe socialiste du Sénat a d’ailleurs déclenché une commission d’enquête sur cette affaire dans la matinée. Le lancement de cette commission, validée par l’ensemble du groupe socialiste, est portée par Alexandre Ouizille, sénateur de l’Oise, selon lequel "dans cette affaire seule une telle procédure permettra d’aller au bout de la vérité sur ce que les Français boivent. Nous pourrons obtenir des documents essentiels et des ministres auront à témoigner sous serment à rendre compte de leurs actions".

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