ENQUETE FRANCEINFO. Du tuning aux "gilets jaunes", comment Eric Drouet est devenu le "premier opposant à Emmanuel Macron"
"Un produit médiatique" pour Emmanuel Macron, "un leader" pour les "gilets jaunes", un homme passible de poursuites pour Christophe Castaner, "un mec qui a le cœur sur la main" pour ses proches... Tant de choses ont été écrites et dites sur Eric Drouet. Une chose est sûre, le chauffeur routier de 33 ans a acquis une notoriété hors-norme en seulement quelques mois grâce au mouvement de contestation qui a débuté le 17 novembre. Un parcours pied au plancher, qui a transformé un passionné de tuning en poids-lourd de l'opposition face à la politique menée par le gouvernement.
Un "relais" routier en colère
Les distances ont tendance à s'allonger lorsqu'on roule de nuit. Pour tuer le temps, lorsqu'il conduit son semi-remorque, Eric Drouet a pris l'habitude de téléphoner à son ami Bruno, routier comme lui. Le plus souvent, les deux collègues parlent de leur passion pour les grosses cylindrées ou dissertent sur les séries qu'ils viennent de regarder pendant leurs pauses sur les aires de repos glacées.
Mais ce soir d'octobre 2018, la conversation est moins légère. "On discutait de l'augmentation du prix du carburant annoncée par le gouvernement et du fait qu'on en avait marre de payer, payer, payer, se souvient Bruno. Pour protester, on a eu l'idée d'organiser un rassemblement d'automobilistes sur le périph. Evidemment, on ne se doutait pas que ça allait aboutir à un truc aussi énorme que le mouvement des 'gilets jaunes'."
Quatre mois plus tard, ce tête-à-tête entre routiers semble bien lointain. Depuis le 17 novembre, des dizaines de milliers de "gilets jaunes" manifestent chaque samedi et cette crise est devenue un point de bascule dans le quinquennat d'Emmanuel Macron. Et lorsqu'il s'exprime depuis la cabine de son camion, Eric Drouet est désormais suivi en direct sur Facebook par des milliers d'internautes.
Ses "lives" – pendant lesquels le routier de 33 ans répond aux internautes –, sont devenus une marque de fabrique. Surtout, ils lui ont permis de snober les médias traditionnels, qu'il accuse d'être trop proches du pouvoir et de "minimiser le mouvement". Les médias et journalistes qui trouvent encore grâce à ses yeux se comptent sur les doigts d'une main : Brut, la chaîne pro-Kremlin RT et le très droitier Vincent Lapierre...
Avec franceinfo, Eric Drouet a rompu le contact établi au cours du mois de novembre. Coups de fil, appels sur Facebook, messages sur WhatsApp et Telegram... Toutes nos sollicitations sont restées sans réponse. Nous avons donc tenté de lui poser nos questions lors d'un de ses "lives".
"Certains disent aujourd'hui que vous êtes le premier opposant à Emmanuel Macron. Qu'en pensez-vous", lit-il à haute voix, avant de répondre, laconique : "Pas le premier. On est beaucoup d'opposants à Emmanuel Macron."
Depuis le début du mouvement, Eric Drouet prône effectivement une horizontalité totale au sein des "gilets jaunes". Il refuse systématiquement qu'on le qualifie de "chef" ou de "leader", préférant le terme de "relais" à celui de "porte-parole". Comme Maxime Nicolle et Priscillia Ludosky, les deux autres figures initiales du mouvement qu'il a fini par éclipser, il martèle être complètement "apolitique". Et quand il souhaite savoir quelle suite donner à la mobilisation, il consulte sa communauté, via des sondages sur sa page Facebook "La France en colère !!!", qui regroupe 300 000 membres.
De "l'apolitique" aux politiques
Avec un tel poids sur les réseaux sociaux et dans la rue, il a fini par susciter l'intérêt des responsables politiques d'opposition. Sur sa page Facebook, Jean-Luc Mélenchon a confié sa "fascination" pour le personnage et le député LFI Alexis Corbière avoue lui envoyer "des messages de soutien". Eric Drouet va, lui, plus loin, affirmant fin janvier, sur RMC, que le patron de La France insoumise et celle du RN, Marine Le Pen, l'ont approché pour les élections européennes.
#GiletsJaunes : "@JLMelenchon, le @RNational_off m'ont approché plusieurs fois pour les Européennes. J'ai toujours refusé, on n'est pas là pour mettre une politique plus qu'une autre en avant !" Éric #Drouet #GGRMC pic.twitter.com/gJHP8LFGtZ
— Les Grandes Gueules (@GG_RMC) 30 janvier 2019
Plus insolite : le routier a récemment reçu le soutien du député Joachim Son-Forget – écarté de La République en marche après des propos sexistes –, chamboulé par son "intensité, son côté révolté pur", ou encore du rappeur Doc Gynéco, admiratif devant ce "super mec (...), qui cherche vraiment à dialoguer avec les Français".
Une admiration qui fait grincer des dents au sein de l'exécutif qui a, pendant un temps, tendu la main à Eric Drouet. Avec Priscillia Ludosky, le routier a été reçu, le 28 novembre, par le ministre de la Transition écologique François de Rugy. "Eric Drouet voulait que l'entretien soit filmé et retransmis en direct par BFMTV. J'ai dit non parce que j'ai estimé que ça pouvait déformer l'échange", se rappelle le ministre.
Déterminé à rendre ce rendez-vous public, le trentenaire décide alors de filmer la discussion à l'insu du ministre et de diffuser les images sur Facebook. "On s'en est doutés car on voyait son téléphone allumé das sa poche, souffle aujourd'hui François de Rugy.
Le pire, c'est que j'avais proposé d'enregistrer l'entretien, mais lui l'a fait comme ça, sans nous le dire. L'idée, c'était surtout de dire aux gens 'regardez, je l'ai fait'. Je trouve ça un peu ridicule.
Le bras de fer entre le "gilet jaune" et le gouvernement a pris un tournant judiciaire quand Christophe Castaner a réclamé des poursuites judiciaires contre Eric Drouet, l'accusant d'inciter à "l'insurrection". Dans le viseur du ministre de l'Intérieur : un communiqué de "La France en colère !!!" appelant au "soulèvement" après la blessure de Jérôme Rodrigues, samedi 26 janvier, en plein direct vidéo, par ce qui semble être un tir de LBD. Eric Drouet réplique en portant plainte contre le ministre pour "dénonciation calomnieuse". "Christophe Castaner tente une nouvelle fois d'intimider Eric Drouet, accuse son avocat, Khéops Lara. A travers lui, c'est tout le mouvement des 'gilets jaunes' qu'il vise."
Dans ce contexte, difficile d'imaginer une rencontre avec Emmanuel Macron, réclamée par le routier dans une lettre ouverte. S'il n'a pas répondu officiellement, le président de la République a profité d'une interview accordée au Point pour émettre ce qui ressemble à une fin de non-recevoir. "Drouet, c'est un produit médiatique. Un produit des réseaux sociaux", cingle le locataire de l'Elysée. "S'il veut me rencontrer il me rencontrera, mais bon, on n'avancera pas plus je pense", tranche de son côté le routier, interrogé par franceinfo lors d'un Facebook Live.
"Son téléphone sonne sans cesse"
Rien ne destinait Eric Drouet à devenir "le premier opposant à Emmanuel Macron", sourit aujourd'hui son ami Grégory. Les deux hommes se sont connus il y a deux ans, bien avant l'embrasement provoqué par le mouvement des "gilets jaunes". "A l'époque, il voulait acheter une voiture et est venu me demander des conseils. On est rapidement devenus très proches."
Eric Drouet l'invite alors à rejoindre le "staff" du Muster Crew, son association de tuning avec laquelle il a acquis une solide expérience dans l'organisation d'événements. A en croire les administrateurs, l'association compte plus de 5 000 membres et leurs "rassos" réunissent jusqu'à 1 000 voitures sur des parkings de Seine-et-Marne. Mais aujourd'hui, Eric Drouet n'a plus le temps de bichonner sa Seat Leon Cupra jaune canari à 14 000 euros. "Avec toutes les notifications, les journalistes qui l'appellent non-stop, son téléphone sonne sans cesse", raconte l'un des membres du Muster Crew.
Le routier vit aujourd'hui à 100 à l'heure, slalomant entre les "gilets jaunes", sa vie de famille et l'emploi de chauffeur poids lourd, qu'il occupe toujours. "Il fait ses heures comme tout le monde. Il n'a pas demandé de temps partiel", assure son employeur, qui tient à rester anonyme. Sur la route en début de semaine, le Seine-et-Marnais rentre le mardi soir dans son pavillon de Melun, où il vit avec son épouse, comptable, et leur fille de 6 ans, avant de reprendre le volant le jeudi soir.
<span>La plupart du temps, il ne revient que le samedi matin chez lui, prend une douche en vitesse et file direct en manif. Heureusement, il est très soutenu par sa famille.</span>
Sa mère, qui administre sa page Facebook avec lui, l'accompagne d'ailleurs souvent à Paris pour battre le pavé. Elle se trouve à ses côtés, le samedi 22 décembre, lorsqu'Eric Drouet est interpellé dans le quartier parisien de la Madeleine. Sur lui, les policiers découvrent une matraque, ce qui lui vaudra une comparution devant le tribunal correctionnel le 5 juin 2019.
"Les proportions prises par cette affaire sont totalement démentielles, s'indigne son avocat, Me Khéops Lara. C'est un simple bâton en bois qu'Eric Drouet a dans son camion pour se défendre au cas où il se ferait agresser. Il n'a juste pas eu le temps de rentrer chez lui pour le déposer avant d'aller manifester." Son ami Loïk embraye : "Ça me fait bien rire quand on répète sans cesse à la télé qu'il a été interpellé en possession d'une arme blanche. On le fait passer pour une personne violente pour décrédibiliser son mouvement, alors que c'est tout le contraire. C'est quelqu'un qui a le cœur sur la main. Quand il s'agit d'Eric Drouet, les médias disent souvent beaucoup de conneries."
Polémiques et étiquettes
De quoi alimenter sa méfiance à l'égard des médias ? Sur son groupe Facebook, Eric Drouet martèle en tout cas son mépris pour les chaînes d'info en continu. BFMTV en tête. C'est pourtant elle qui, paradoxalement, a façonné sa notoriété. Une séquence reste dans toutes les mémoires : celle du 5 décembre, où il est invité sur le plateau de la chaîne pour débattre avec les ministres Marlène Schiappa et François de Rugy. Le journaliste Bruce Toussaint l'interroge alors sur une déclaration dans laquelle il appelle les "gilets jaunes" à "aller tous à l'Elysée" lors de la manifestation du samedi suivant. "Vous arrivez devant l'Elysée, vous faites quoi ?", questionne le présentateur. "Bah, on rentre dedans", répond spontanément Eric Drouet, avant d'esquisser un léger sourire.
"Si on arrive devant l'Elysée, on rentre dedans" déclare un gilet jaune #GJSortirdelaCrise pic.twitter.com/C4YymVqQab
— BFMTV (@BFMTV) 5 décembre 2018
La séquence fait le tour des médias. Beaucoup y voient la preuve qu'Eric Drouet cache des ambitions putschistes. "Je vois un peu tout ce qui se dit sur mon sujet à la télé, que je serais un anarchiste ou je ne sais quoi. Je veux remettre les choses au clair : je n'ai jamais dit que je voulais aller à l'Elysée pour tout casser, mais pour se faire entendre", affirme-t-il, dès le lendemain, dans un direct sur les réseaux sociaux.
<span>C'était pour le symbole (...). J'invite tout le monde à venir samedi dans le respect, comme la plupart des 'gilets jaunes' le font à chaque fois.</span>
Insuffisant pour éteindre l'incendie. Eric Drouet est accusé d'être un agitateur dangereux, de tenir des propos aux relents xénophobes. On lui reproche notamment une discussion retransmise en direct, le 4 décembre, avec Maxime Nicolle au sujet du pacte de Marrakech. D'après cette intox, largement partagée sur les réseaux "jaunes", ce texte contraindrait la France à céder son siège au Conseil de sécurité de l'ONU et à accueillir 60 millions de migrants sur son sol. Une affirmation fantaisiste reprise par Fly Rider dans la séquence. "C'est chaud, c'est chaud, c'est chaud", lui répond alors Eric Drouet, les yeux écarquillés.
"D'après un sondage, un tiers des Français reconnaissent avoir partagé des 'fake news'. Eric Drouet en fait partie", justifie son avocat, martelant que le trentenaire est "tout sauf d'extrême droite". "C'est loin d'être un facho ou un raciste !, s'exclame à son tour Grégory, son ami passionné de tuning. C'est pas non plus quelqu'un de violent, au contraire. Il est toujours très calme, il ne s'énerve jamais." Et pour la fameuse séquence sur BFMTV ? "Il a été dépassé par les événements, il ne s'est pas rendu compte de ce qu'il disait, concède Jérôme Rodrigues, autre figure des "gilets jaunes", très proche d'Eric Drouet. Il y a des gens qui ne sont pas à l'aise avec le micro. C'est un routier, pas un professionnel de la communication."
La "garde rapprochée"
Pour éviter ces "maladresses", le trentenaire a appris à s'entourer. "Il a une garde rapprochée maintenant", raconte Farouk Largo, qui fait justement partie de ce "premier cercle". Ce "gilet jaune" du Val-d'Oise a rencontré Eric Drouet le 17 novembre pour lui parler de la révolution des casseroles en Islande, un "exemple à suivre", selon cet "autodidacte". "Depuis, on est inséparables."
"Aujourd'hui, c'est moi qui conseille Eric sur tout ce qui est économie, finances, dette souveraine", continue-t-il, expliquant que "chacun a un rôle" défini au sein de l'équipe d'une quinzaine de personnes qui entoure désormais le camionneur. "Jérôme [Rodrigues] sait très bien comment fonctionnent les manifestations, d'autres sont chargés d'aller faire les télés". Il cite notamment Laëtitia Dewalle ou l'avocat rouennais François Boulo.
Tous les mercredis soirs, la petite bande se réunit dans un fast-food des Champs-Elysées. L'Obs a pu assister à l'un de ces dîners où, entre deux burgers, on discute stratégie de communication, déclaration de manifestations en préfecture ou moyens à mettre en place pour venir en aide aux blessés. Dans ce but, Eric Drouet a lancé une cagnotte, début janvier, qui a passé la barre des 140 000 euros.
Mais cette initiative ne fait pas consensus chez tous les "gilets jaunes". "C'est un peu se prendre pour Dieu, de créer une cagnotte pour tous les blessés. Quand on donne de l'argent, c'est pour une personne, une histoire, pas pour Eric Drouet. Comment va être réparti cet argent ? Qui va arbitrer ?", fustige un habitué des manifestations, qui préfère rester anonyme, craignant "d'en prendre plein la gueule par ses sbires".
<span>Le fond du travail, c'est les gens sur les ronds-points qui le font, pas Eric Drouet. Pourtant, on ne voit que lui. C'est ça quand on fait de l'image.</span>
De l'"image", Eric Drouet en a fait le 2 janvier. A la place d'un de ces "dîners du mercredi", le Seine-et-Marnais donne un rendez-vous à sa communauté devant le McDo des Champs-Elysées. "Ce soir, on va pas faire une grosse action, on veut choquer l'opinion publique", explique-t-il sur Facebook, invitant chacun à se rendre sur place "sans gilet jaune". Une centaine de personnes répondent à l'appel, mais Eric Drouet n'est pas au point de rendez-vous.
Il est en fait un peu plus loin, sur la place de la Concorde, pour allumer des bougies en hommage aux morts lors des manifestations. La bande du McDo le rejoint. Les CRS aussi. Ils tentent d'arrêter Eric Drouet, mais la foule fait barrage et commence à chanter La Marseillaise. Matraques à la main, les policiers finissent par charger et interpellent le routier manu militari. La scène est forte. La vidéo, elle, fait une nouvelle fois le tour des médias. Accusé d'avoir organisé une manifestation non déclarée, Eric Drouet comparaîtra devant le tribunal correctionnel de Paris le 15 février.
Le 3 janvier, à sa sortie de garde à vue, il s'exprime – comme à son habitude – dans un Facebook Live, supprimé depuis mais retranscrit par le journaliste Vincent Glad. "Tu penses qu'ils font exprès de te mettre en garde à vue pour attirer la haine du peuple ?", interroge un internaute. "C'est plus nous qui avons fait ça pour en arriver là, répond-il. On voulait montrer aux Français qu'on n'était pas libres."
Faut-il voir dans cette arrestation un coup de maître orchestré par Eric Drouet ? "Il voulait dénoncer la surveillance policière qu'il encourait", commente aujourd'hui son avocat. "Ça marche comme ça avec Eric, continue un de ses amis proches. Il est très déterminé et quand il fait des erreurs, il tire des leçons. Et depuis le début des 'gilets jaunes', il a beaucoup appris."
Texte : Kocila Makdeche