POINT DE VUE. Derrière les "gilets jaunes", une régression économique et politique
"La régression politique s'observe à tous les niveaux – le mouvement des "gilets jaunes", la classe politique et les journalistes", estiment le politologue Gérard Grunberg et l'économiste Elie Cohen.
Le politologue Gérard Grunberg et l'économiste Elie Cohen, auteurs de cet article, sont tous les deux directeurs de recherche au CNRS. La version originale de cet article a été publiée sur le site Telos, dont franceinfo est partenaire.
On a amplement souligné l'originalité d'un mouvement des "gilets jaunes" surgi des réseaux sociaux, refusant toute forme de structuration et qui en quelques semaines a profondément transformé la donne politique malgré les inconsistances et les contradictions des revendications avancées. On a moins souligné l'effet de révélation d'une réalité sociale connue, documentée, mais qui ne parvenait pas à s'incarner. Dix ans de stagnation du pouvoir d'achat, d'accélération des prélèvements fiscaux et sociaux, de croissance des dépenses pré engagées ont fait émerger de nouvelles formes de pauvreté.
La fiscalité écologique comme les politiques de maîtrise des finances publiques étaient légitimes, sauf que leurs effets combinés sur certains publics n'avaient pas été correctement appréciés – on pense aux familles monoparentales avec enfants, aux travailleurs jeunes précaires, aux ménages rurbains multimotorisés...
Elie Cohen et Gérard Grunberg, directeurs de recherche au CNRS
Mais là n'est pas la trace la plus saillante qui restera de ce conflit. Une double image s'impose au cœur du mouvement des "gilets jaunes". La première est celle de citoyens affirmant avec fierté leur qualité de détachement avancé du peuple souverain et revendiquant à ce titre la démission de tel ou tel ministre, l'annulation d'une loi, ou l'institution d'une assemblée citoyenne, bref c'est un peuple "en armes" qui à nouveau s'exprime et entend même congédier le "petit marquis" siégeant à l'Élysée.
L'autre image à rebours de la précédente est celle de sujets revendiquant au souverain qui une hausse du smic, qui une baisse d'impôts, qui des équipements supplémentaires, et souvent les trois à la fois, bref de quoi remplir les frigos, gâter les petits enfants à Noël, et mieux vivre comme si l'Etat riche dont on ne sait quel trésor caché pouvait prodiguer des libéralités infinies à des sujets en demande. Une double régression économique et politique s'est alors installée au cœur du débat.
Une régression économique
Trente ans de diagnostics, sans cesse confirmés, sur les raisons de la désindustrialisation, du fort chômage structurel, du caractère non soutenable d'une dépense publique financée par la dette avaient fini par créer un consensus centre gauche centre droit, consacré par l'élection de Macron, sur au moins trois orientations de politiques publiques.
La première porte sur la nécessité d'améliorer la compétitivité, d'accroître l'attractivité du site productif France en allégeant la fiscalité pesant sur le capital, en améliorant le taux de marge des entreprises, en assouplissant les règles de fonctionnement du marché du travail, en incitant à investir dans le capital humain, la R&D, l'équipement industriel et les infrastructures de l'ère numérique. La suppression de l'ISF était bienvenue quand on sait les ravages provoqués par cet impôt notamment lors de la transmission ou de la cession d'une PME familiale.
La deuxième porte sur la volonté de corriger les inégalités ex ante par la formation, la qualification, l'insertion sur le marché du travail et non ex post par la fiscalité. Ce n'est pas par la fiscalité qu'on remet en marche l'ascenseur social et dans un monde où les inégalités se creusent où le capital capte l'essentiel de la valeur, la France ne fait pas le plus mal. Son problème ne réside pas tant dans le retrait de l'Etat ou la baisse des prestations que dans la médiocre performance de son système éducatif.
La troisième porte sur le traitement de la pauvreté et la nécessité de le découpler de la lutte contre le chômage. Année après année les meilleurs travaux établissent que le hausse continue du smic a des effets négatifs sur l'emploi des non qualifiés. Les gouvernements ont cessé de pratiquer le coup de pouce, ont baissé les charges pesant sur le smic pour favoriser le retour à l'emploi. Pour traiter la question de la pauvreté, notamment des salariés, ils ont inventé la prime pour l'emploi.
Et voilà qu'à la faveur de la révolte des "gilets jaunes", on veut revenir aux errements d'un passé proche.
Elie Cohen et Gérard Grunberg, directeurs de recherche au CNRS
Rétablissement de l'ISF, retrait de la fiscalité écologique, hausse massive du SMIC, réinstallation des services publics de proximité, suppression des taxes qui oppressent les petites entreprises… La liste des revendications est longue, elle cumule hausse des dépenses et baisse des recettes, extension de l'intervention de l'Etat et refus du poids grandissant des réglementations. Les "gilets jaunes" dans leur inorganisation réinventent le programme des populistes italiens fiscophobes et dépensolâtres !
Une régression politique
La régression politique s'observe à tous les niveaux – le mouvement des "gilets jaunes", la classe politique et les journalistes.
Une régression des "gilets jaunes" d'abord. Il est légitime dans nos démocraties représentatives que des citoyens expriment leur éventuel mécontentement en manifestant, en présentant des revendications au gouvernement et en s'organisant pour être entendus. Il n'est pas légitime en revanche que ces citoyens, qui par définition ont le droit de vote et ont élu démocratiquement il y a dix-huit mois leur président et leurs représentants, considèrent aujourd'hui le pouvoir comme leur ennemi, et cherchent à le renverser éventuellement par la violence.
Dans nos fragiles mais précieux régimes politiques, les citoyens sont libres de choisir leurs gouvernants sans violence, à la majorité et selon des règles établies. Ils ont donc la possibilité de les renvoyer aux élections suivantes. Cette alternance pacifique au pouvoir des forces politiques est au cœur de notre démocratie.
Elie Cohen et Gérard Grunberg, directeurs de recherche au CNRS
Ce système nous protège aussi bien de l'anarchie et de la violence que de la tyrannie d'un homme ou d'un groupe (rappelons-nous les sans-culottes). Quel que soit le mécontentement à l'égard du gouvernement, les citoyens doivent le considérer comme le leur tant qu'il exerce légalement le pouvoir. Notre histoire a montré que dans le cas contraire un processus révolutionnaire peut s'enclencher qui apporte nécessairement violence, morts, anarchie ou tyrannie et que, loin d'améliorer leur situation, les Français – tous les Français – en pâtiront, car c'est la France elle-même qui en pâtira. Le "peuple" (qui est-il d'ailleurs ?) ne peut gouverner directement. Au sein de ce "peuple", c'est alors la partie la plus violente et la plus destructrice qui prend le pouvoir. Nos régimes sont plus fragiles qu'on ne le croit souvent, faciles à détruire, difficiles à reconstruire. Le sans-culottisme fut une épouvantable régression dont la France a mis longtemps à guérir les plaies qu'il lui a infligées.
Régression de la classe politique, ensuite. Lorsqu'on voit Laurent Wauquiez, chef du principal parti de la droite de gouvernement, enfiler un gilet jaune, ou François Hollande poser avec des gilets jaunes, eux qui ont participé au gouvernement de la France et qui connaissent la difficulté de l'exercice, et lorsque l'on se rappelle les échecs qui ont été les leurs pour réformer le pays, on ne peut voir dans leur comportement que de la lâcheté et l'oubli de leur mission et de leur responsabilité.
Il est certes normal qu'ils écoutent le mécontentement et critiquent le pouvoir. Mais que proposent-ils de faire, et avec quel parti, alors que le système partisan est détruit et les partis de gouvernement qu'ils dirigent ou ont dirigés sont au moins aussi impopulaires que le parti au pouvoir ?
Laurent Wauquiez, François Hollande... Qu'espèrent-il récolter du mouvement à tendance insurrectionnelle qu'ils soutiennent avec l'espoir de revenir enfin au pouvoir ? Que feraient-ils eux-mêmes dans cette situation chaotique ?
Elie Cohen et Gérard Grunberg, directeurs de recherche au CNRS
Est-il de leur intérêt de contribuer à renforcer le clivage dangereux qui oppose aujourd'hui, mais sans doute aussi demain dans ces conditions, le "peuple" à ses gouvernants. N'ont-ils pas le devoir de dire la vérité aux électeurs plutôt que de les pousser à radicaliser le mouvement de protestation ? Souhaitent-ils vraiment que les partis extrêmes, mieux armés qu'eux pour profiter politiquement d'un tel mouvement, arrivent au pouvoir ?
Régression du journalisme enfin. Il est certes normal – c'est leur métier – que les journalistes auscultent ce mouvement, lui donnent la parole, et transmettent ses revendications. En revanche, ils devraient en même temps, compte tenu de ce qu'ils savent de la France et de son histoire, s'interroger également sur les risques encourus par la France et les Français si une sortie de crise pacifique n'est pas rapidement trouvée et réfléchir à ce qu'elle pourrait être. On note ici ou là comme un plaisir pervers à contempler se dégrader la situation et comme une inconscience devant sa gravité. Les journalistes doivent certes informer les citoyens mais ils doivent également contribuer à les former.
Quand les sondages montrent que les deux tiers des Français soutiennent le mouvement des "gilets jaunes", il faudrait analyser plus finement ce que signifie ce soutien et ne pas laisser les "gilets jaunes" se convaincre eux-mêmes qu'ils représentent le peuple tout entier et qu'ils ont par conséquent la légitimité, comme disaient les sans-culottes en 1789, pour se ressaisir de leur souveraineté.
Elie Cohen et Gérard Grunberg, directeurs de recherche au CNRS
Il ne faut donc pas encourager ce mouvement à n'accepter aucun compromis et à nier la légalité d'un pouvoir pourtant démocratiquement élu. Il n'est pas besoin de jeter de l'huile sur un feu que personne ne pourra plus bientôt éteindre sans violence. Il faut au contraire expliquer aux gilets jaunes que nous ne sommes plus en 1789 puisque nous avons des institutions démocratiques et que nous sommes un pays libre. Leur rappeler aussi que tous les Français pâtiraient de l'effondrement du système. Bref les journalistes doivent se rappeler qu'ils ne sont pas de simples observateurs mais qu'ils font partie des élites dont le rôle est aussi de préserver le pays du chaos.
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