Proposition de loi sur la "sécurité globale" : neuf affaires impliquant les forces de l'ordre dans lesquelles la vidéo a joué un rôle clé
Le texte, examiné à partir de mardi à l'Assemblée, projette d'interdire la diffusion, dans certaines circonstances, d'images permettant d'identifier les forces de l'ordre. Les syndicats de journalistes et des ONG craignent que cela n'entraîne l'impossibilité de filmer policiers et gendarmes.
La proposition de loi sur la "sécurité globale" sera-t-elle synonyme d'impunité pour les forces de l'ordre ? Le texte, qui doit être débattu à partir de mardi 17 novembre à l'Assemblée nationale, prévoit de punir d'un an de prison et de 45 000 euros d'amende le fait de diffuser "l'image du visage ou tout autre élément d'identification" d'un policier ou d'un gendarme en intervention, dans le but de porter atteinte à son "intégrité physique ou psychique".
Pour les syndicats de journalistes et plusieurs ONG défendant les droits de l'homme, cette définition vague pourrait rendre impossible le fait de filmer en direct des forces de l'ordre en action. Une crainte particulièrement importante, alors que le débat autour des violences policières rencontre un très fort écho depuis la mort, fin mai aux Etats-Unis, de George Floyd.
"Il est faux de dire qu'on ne pourra plus filmer les policiers", se défend auprès de l'AFP Patrice Ribeiro, secrétaire général de Synergie-Officiers. Les nouvelles dispositions n'empêcheront pas les policiers "d'être identifiables administrativement et judiciairement", mais "ils ne seront pas livrés à la vindicte", dit-il. "Si vous voyez un problème qui relève du Code pénal, vous aurez le droit de le filmer et de le transmettre au procureur de la République. (...) si vous voulez le diffuser sur internet de façon sauvage, vous devrez faire flouter les visages des policiers et des gendarmes", a de son côté indiqué vendredi sur franceinfo le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, alors que cette dernière obligation ne figure pas, pour l'instant, dans le texte de loi. Dans une lettre envoyée aux syndicats de policiers, et publiée sur son compte Twitter, le ministre évoque même "l'interdiction de l'exploitation de votre image sur les réseaux sociaux", sans mention d'une volonté d'atteinte à l'intégrité de la part de celui qui la diffuse.
Dans ce contexte, Franceinfo a sélectionné neuf affaires emblématiques qui témoignent de l'importance des vidéos, tournées par des amateurs ou des journalistes, dans le lancement et l'aboutissement de poursuites judiciaires en matière de violences policières. Les voici, par ordre chronologique.
1L'interpellation d'Abdoulaye Fofana, qui a inspiré le film "Les Misérables"
Dans la nuit du 14 octobre 2008, Abdoulaye Fofana, 20 ans, reçoit plusieurs coups de matraque et un coup de crosse de pistolet, alors qu'il est interpellé pour violences sur des policiers à la cité des Bosquets, à Montfermeil (Seine-Saint-Denis), où il habite. La scène est filmée par un voisin, le réalisateur Ladj Ly, qui s'inspirera de l'événement pour réaliser en 2019 Les Misérables.
La vidéo, diffusée par Rue89 (article réservé aux abonnés), est versée à l'enquête ouverte par le parquet de Bobigny pour "violences par dépositaire de l'autorité publique avec arme", confiée à l'Inspection générale des services (ancêtre de l'Inspection générale de la police nationale, l'IGPN, la "police des polices"). Deux policiers ont finalement été condamnés en 2011 à quatre mois de prison avec sursis, et 3 600 euros de réparation et de frais de procédure.
"C'est entièrement grâce à Ladj Ly que je suis là où je suis, je lui suis très reconnaissant. Sans vidéo, j'allais à Fleury ou Villepinte", estimait en 2019 auprès du Parisien (article réservé aux abonnés) Abdoulaye Fofana. Il s'agit de la première affaire de violences policières où la vidéo a joué un rôle primordial, assure aussi dans Mediapart (article réservé aux abonnés) son ancien avocat, Yassine Bouzrou.
2Le coup de poing à un lycéen en marge d'un blocus
En marge d'un blocus contre la loi Travail organisé devant le lycée Bergson, le 24 mars 2016 à Paris, un policier en civil est filmé par des manifestants en train d'asséner un violent coup de poing au visage d'un adolescent, maintenu par un autre policier, le faisant basculer et chuter. La victime a le nez cassé, et se voit prescrire une incapacité totale de travail de six jours.
La vidéo de la scène, qui tourne largement sur les réseaux sociaux et dans les médias fait réagir le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, qui se dit "choqué". Devant la justice, le gardien de la paix invoque un "malheureux concours de circonstances" mais est condamné en novembre 2016 à huit mois de prison avec sursis, sans inscription au casier judiciaire, ce qui lui permet de rester fonctionnaire de police.
3Les violences reprochées à Alexandre Benalla
Alexandre Benalla, ex-adjoint au chef du cabinet de la présidence de la République, et Vincent Crase, ancien employé de La République en marche, sont mis en examen depuis le 22 juillet 2018, notamment accusés d'avoir molesté des manifestants, place de la Contrescarpe, à Paris, le 1er mai 2018.
Les images de la scène, filmées par Taha Bouhafs, militant depuis devenu journaliste, sont à l'origine de la retentissante affaire Benalla, aux multiples branches. L'ancien collaborateur d'Emmanuel Macron est actuellement visé par six procédures judiciaires distinctes. En ce qui concerne les violences du 1er-Mai, l'instruction s'est achevée en octobre, et la justice doit désormais déterminer la tenue ou non d'un procès.
Si elle avait été en vigueur à l'époque, la loi sur la "sécurité globale" n'aurait pas protégé Alexandre Benalla, qui n'est pas policier. Mais Taha Bouhafs, qui le filme, pensait avoir affaire à un policier, comme il l'explique à Mediapart : "Je ne savais pas qu'il s'agissait de Benalla, un collaborateur de Macron, mais je voulais alerter sur les violences de ce policier en civil. (...) Si j'avais flouté, l'affaire Benalla n'existerait pas."
4Le passage à tabac de manifestants dans un Burger King
Nous sommes le troisième samedi de mobilisation des "gilets jaunes", le 1er décembre 2018, lorsqu'une trentaine de manifestants et quelques journalistes trouvent refuge dans un restaurant Burger King situé près de l'Arc de Triomphe, à Paris, au terme d'une journée de mobilisation marquée par de nombreuses violences.
Quelques minutes après, une douzaine de CRS entrent et matraquent violemment plusieurs manifestants, certains allongés au sol. La scène est filmée par plusieurs journalistes.
Une enquête préliminaire est confiée à l'IGPN, qui reconnaît des violences "qui ne semblaient pas justifiées", mais affirme ne pas réussir à identifier la totalité des fonctionnaires impliqués. L'affaire, confiée à un juge d'instruction, donne finalement lieu en juin 2020 à la mise en examen de quatre CRS, notamment pour "violences volontaires par personne dépositaire de l'autorité publique".
5Le "gilet jaune" Jérôme Rodrigues grièvement blessé à l'œil
Jérôme Rodrigues, l'une des figures du mouvement des "gilets jaunes", est gravement blessé à l'œil lors de la onzième journée de mobilisation, le 26 janvier 2019, place de la Bastille, à Paris. Le militant, qui perd l'usage de son œil droit, assure à plusieurs reprises avoir été touché par un projectile tiré par un lanceur de balle de défense.
Alors que les autorités contestent l'usage d'une telle arme, deux vidéos tournées par des amateurs et diffusées dans l'émission "Quotidien", sur TMC, et un rapport ultérieur d'un policier d'une compagnie de sécurisation et d'intervention, confirment l'existence d'un tir au moment où Jérôme Rodrigues est blessé, sans toutefois établir formellement un lien avec la blessure.
Et maintenant, les IMAGES issues d’un Facebook Live de gilets jaunes.
— Quotidien (@Qofficiel) 29 janvier 2019
Ça se passe très rapidement : un projectile est lancé vers les forces de l’ordre qui ripostent en lançant une grenade, avant qu’un policier ne dégaine son LBD et tire.@valentineoberti #Quotidien pic.twitter.com/A433xbxG7b
Au terme de l'enquête préliminaire confiée à l'IGPN, le parquet de Paris a ouvert en février 2019 une information judiciaire pour des "violences volontaires par personne dépositaire de l'autorité publique avec arme".
6Des violences contre deux "gilets jaunes" à Paris
Lors de la quinzième journée de mobilisation des "gilets jaunes", le 23 février 2019 à Paris, des membres de la compagnie de sécurisation et d'intervention 75 interpellent deux manifestants, identifiés comme les auteurs de violences sur des forces de l'ordre (ce qu'ils contestent). Durant l'interpellation, l'un des policiers porte un coup de pied au visage d'un manifestant alors qu'il est déjà au sol, puis assène un coup de "bâton souple de défense" dans la figure du second, lui aussi encadré par des policiers.
Des vidéos des faits sont diffusées sur les réseaux sociaux puis signalées par trois internautes, entraînant l'ouverture d'une enquête par l'IGPN. Le policier de 29 ans a finalement été condamné, jeudi 12 novembre, à huit mois de prison avec sursis. Les deux manifestants ont de leur côté été condamnés en comparution immédiate à 8 mois de prison avec sursis pour les violences commises avant leur interpellation. Un procès en appel est prévu en mars 2021.
7Un policier lance un pavé lors d'une manifestation
La scène se déroule le 1er mai 2019, en face de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, lors d'une journée d'action des "gilets jaunes" marquée par de violents heurts dans la capitale. Un CRS est filmé par un journaliste en train de saisir puis de lancer un pavé vers des manifestants, qui se trouvent à quelques mètres, sans que les images ne montrent où atterrit le projectile.
#Paris #1erMai heurts violents. Quand un policier renvoie un pavé à l'expéditeur. #Giletsjaunes #1erMai2019 #Giletsjaunes2019 pic.twitter.com/D1OmnNPw5L
— LINE PRESS (@LinePress) May 1, 2019
Le policier de 44 ans est condamné, en décembre 2019, à deux mois de prison avec sursis pour "violences volontaires de la part d'une personne dépositaire de l'autorité publique". Il s'agit de la première condamnation d'un policier pour violences, depuis le début du mouvement des "gilets jaunes".
8La mort de Cédric Chouviat
Cédric Chouviat, livreur de 42 ans, meurt le 5 janvier 2020 après un malaise cardiaque survenu deux jours plus tôt lors d'un contrôle policier, à Paris. Trois vidéos du contrôle routier, filmées par le livreur lui-même, une policière et un automobiliste, permettent de reconstituer la scène. Elles mettent notamment en évidence que Cédric Chouviat dit à sept reprises "j'étouffe" avant son malaise. Les policiers assurent ne pas avoir entendu ces mots.
L'un des policiers a pratiqué un "étranglement arrière" sur le livreur peu avant son asphyxie, et l'équipage a mis trois minutes avant de pratiquer un massage cardiaque à Cédric Chouviat, conclut l'IGPN, chargée de l'enquête, en juin. Trois policiers membres de l'équipage sont désormais mis en examen pour "homicide involontaire", et une autre est placée sous le statut intermédiaire de témoin assisté.
9Des injures racistes lors d'une interpellation
Le 26 avril 2020, vers 1h30 du matin, des policiers interpellent à l'Ile-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) un homme soupçonné de vol de matériel sur un chantier et qui a tenté de prendre la fuite en se jetant dans la Seine, selon ce que rapportent des sources policières citées par l'AFP.
"Un bicot comme ça, ça nage pas", entend-on dans une vidéo diffusée sur Twitter, visiblement filmée après que les fonctionnaires ont sorti l'homme du fleuve. L'expression raciste désigne un Arabe nord-africain. "Ça coule, tu aurais dû lui accrocher un boulet au pied", répond un autre membre des forces de l'ordre. Comme dans l'affaire Benalla, ces images sont diffusées par le journaliste du site engagé Là-bas si j'y suis, Taha Bouhafs. "Cette vidéo m’a été envoyée par un habitant de l’Ile-Saint-Denis, qui a lui-même filmé la scène", précise-t-il.
GLAÇANT
— Taha Bouhafs (@T_Bouhafs) April 26, 2020
À L'ile-Saint-Denis très tôt ce matin(1h43), lors d'une interpellation des policiers repêchent un homme qui s'est jeté dans la Seine pour leur fuir, je vous laisse découvrir la suite : pic.twitter.com/vcqepo7NNZ
Un policier comparaîtra devant le tribunal correctionnel de Bobigny le 4 mars 2021 pour "injure à caractère raciste". Le préfet de police de Paris avait auparavant demandé la suspension des deux policiers qui ont reconnu être les auteurs des propos.
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