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Blocage du 17 novembre : "Sans soutien syndical ou politique, le mouvement risque de se déliter rapidement"

Franceinfo a interrogé Eric Agrikoliansky, spécialiste des mouvements sociaux, sur l'avenir de la forte mobilisation en ligne des "gilets jaunes".

Article rédigé par Vincent Matalon - Recueilli par
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7min
Une automobiliste dépose un gilet jaune sur son tableau de bord pour signaler son opposition à la hausse des prix du carburant, le 6 novembre 2018 à Nice (Alpes-Maritimes). (MAXPPP)

Plus de 600 rassemblements prévus dans toute la France, 200 000 internautes "intéressés" par le seul événement national publié sur Facebook, et près de 800 000 signataires d'une pétition en ligne... Sur les réseaux sociaux, l'ampleur du mouvement de protestation contre la hausse des prix du carburant est saisissante. De nombreux automobilistes, qui ont pour certains choisi comme signe de ralliement un gilet jaune déposé sur leur tableau de bord, envisagent de participer à un mouvement de blocage de routes et d'opérations escargots, samedi 17 novembre.

Mais n'y a-t-il vraiment qu'un pas entre le clic de soutien à un mouvement et la participation à une manifestation sur les routes ? Pour le savoir, franceinfo a interrogé Eric Agrikoliansky, professeur de sciences politiques à l'université Paris-Dauphine et coauteur de Penser les mouvements sociauxConflits sociaux et contestation dans les sociétés contemporaines (La Découverte, 2010).

Franceinfo : Comment une forte mobilisation en ligne peut-elle se traduire de manière marquante sur le terrain ?

Eric Agrikoliansky : Tout mouvement social, pour s'inscrire sur la durée, a particulièrement besoin de savoir-faire et de ressources. Si les outils du numérique et les réseaux sociaux sont très utiles pour faire circuler l'information et coordonner des personnes distantes géographiquement, ils ne fournissent pas certains éléments indispensables, comme les savoir-faire militants qui permettent d'organiser une mobilisation.

Mettre en place un événement, et en particulier un blocage dans l'espace public, n'est pas aussi simple que cela en a l'air.

Eric Agrikoliansky, coauteur du livre "Penser les mouvements sociaux"

à franceinfo

Il y a une dimension de danger : bloquer une voie de circulation, quand on est complètement novice, ne va pas de soi. Il faut d'abord un travail de coordination entre plusieurs acteurs qui vont se retrouver à un même endroit, au même moment, pour stopper le trafic. Il faut également savoir négocier avec les autorités publiques, ce qui demande un certain sens du contact avec des organisations comme la police ou la gendarmerie, ou la préfecture qu'il faut être capable d'informer de la suite des évènements. Il faut aussi prendre garde à contrôler d'éventuels débordements, et gérer la présence éventuelle d'électrons libres qui commettraient des actions dangereuses… 

Ce n'est tout de même pas tout à fait la même chose de faire un 'like' sur un réseau social et, le jour J, se rendre loin de chez soi et prendre le risque de se confronter aux forces de l'ordre. Sans parler de passer éventuellement la nuit sur place et tenir un piquet si le mouvement décide de s'inscrire dans la durée ! Si certains décident de bloquer dans la durée une voie de circulation, une organisation assez élaborée est obligatoire, par exemple pour ravitailler et organiser une rotation des militants qui décident de rester en place.

On ne sait pas quels sont les acteurs qui vont se cristalliser autour de ce mouvement, mais on peut faire le pari que sans l'implication de structures stables et pérennes qui disposent de tous ces savoir-faire et de ces ressources, le mouvement risque de se déliter assez rapidement.

Avez-vous connaissance de mouvements qui ont émergé en dehors des structures politiques ou syndicales traditionnelles, et qui se sont traduits par une forte mobilisation de terrain ?

Parmi les récents mouvements qui ont convergé à partir de multiples acteurs en dehors des partis ou des syndicats, on peut penser aux "bonnets rouges" [qui manifestaient en 2013 contre la mise en place de la taxe sur les poids lourds] ou à Nuit debout. Mais ces deux groupes avaient une expérience politique et des ressources assez importantes.

Les "bonnets rouges" pouvaient par exemple s'appuyer sur le savoir-faire du syndicalisme agricole, de mouvements politiques ou régionalistes bretons, ainsi que sur des syndicats de transporteurs routiers qui voyaient leurs coûts de transport augmenter.

Nuit debout est une tout autre nébuleuse, mais qui a fait appel à de multiples groupes politiques plus ou moins radicaux, et qui ont tous ce savoir-faire que j'évoquais plus tôt. Le groupe a réussi à puiser dans ces ressources pour faire durer le mouvement et le rendre visible auprès des médias. Il a en revanche moins bien réussi que les "bonnets rouges" dans la négociation avec les autorités.

Dans les deux cas, il ne s'agissait pas de mouvements nés d'un croisement accidentel de citoyens indignés qui se sont un jour retrouvés dans la rue pour protester. Cela ne marche pas comme ça.

Eric Agrikoliansky, coauteur du livre "Penser les mouvements sociaux"

à franceinfo

Je ne suis pas madame Soleil des mouvements sociaux, je resterai donc prudent quant à la mobilisation prévue le 17 novembre. On ne sait pas encore quelles ressources vont finalement s'y agréger. Est-ce que des partis politiques, des associations ou des groupes plus informels peuvent s'engager dans ce type de manifestation ? L'avenir le dira, mais une chose est sûre : un mouvement social durable ne se résume pas à la simple présence de citoyens en colère qui inventent sans aide et sans ressource une nouvelle forme de protestation.

Depuis que la mobilisation en ligne a débuté, seul un syndicat de police a appelé ses adhérents à ne pas verbaliser les manifestants. Pourquoi les "corps intermédiaires" (syndicats, associations...) sont-ils si frileux à l'idée de s'associer à ce mouvement ?

En général, les groupes organisés comme les partis politiques ou les syndicats se méfient des mouvements qui leur échappent complètement, ou à l'origine desquels ils n'ont pas été au moins vaguement associés. Cela s'explique par le fait qu'ils ignorent ce qu'ils vont y trouver ou comment la situation va évoluer. Ils préfèrent donc, au niveau national, avoir une attitude d'observation.

Le fait que ce mouvement des "gilets jaunes" semble avoir été rapidement relayé par des groupes liés à l'extrême droite – l'appel du journal Minute à rejoindre la manifestation en est une bonne illustration – a par ailleurs assez fortement refroidi des militants qui se considèrent de gauche. Il y a donc un attentisme assez fort de la part des appareils nationaux qui attendent de voir ce qui va se produire avant de prendre une position franche. 

Cela ne veut pas dire que localement, des militants, des élus, ou des adhérents de différents groupes de bords politiques variés ne vont pas participer à ces actions. Ce serait d'ailleurs là une des conditions pour que le mouvement prenne de l'ampleur.

Eric Agrikoliansky, coauteur du livre "Penser les mouvements sociaux"

à franceinfo

En l'état, on voit mal comment une alliance allant de l'extrême droite à l'extrême gauche pourrait se cristalliser autour d'un objectif certes mobilisateur comme le prix des carburants, mais auquel se greffent d'autres problématiques comme celle du coût de la vie, ou encore de l'existence d'un certain mépris des grandes villes pour la ruralité. Tout cela est tellement large et flou que l'on a du mal à imaginer comment ce mouvement pourrait aller plus loin.

Quelles sont les organisations qui pourraient s'associer à cette mobilisation et la faire perdurer ?

La seule condition pour que ce mouvement s'installe dans la durée serait, selon moi, que des organisations de chauffeurs ou de transporteurs routiers, qui s'intéressent aussi à la question des prix de l'essence, décident de s'y agréger pour former l'infrastructure qui manque à cette protestation. Ce n'est par ailleurs pas un hasard si cette mobilisation est organisée un week-end, alors qu'on pourrait penser qu'un blocage serait plus remarqué en semaine.

L'idée n'est pas d'empêcher les gens de se rendre au travail, et on peut imaginer que ceux qui vont participer à la manifestation souhaitent le faire au moment même où eux-mêmes ne travaillent pas pour ne pas empiéter sur leur vie ordinaire.

Eric Agrikoliansky, coauteur du livre "Penser les mouvements sociaux"

à franceinfo

Sans doute se passera-t-il donc des choses le samedi, peut-être même le dimanche qui suivra. Reste à savoir si la mobilisation continuera le lundi ! Y aura-t-il suffisamment de personnes susceptibles de s'inscrire dans la durée et de s'absenter de leur travail ? Cela nécessite un niveau d'engagement supérieur, et en l'état, je ne vois pas comment cela pourrait se réaliser.

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