: Témoignages "On est pris pour des moins-que-rien" : les conducteurs de bus aux premières loges de la crise des transports en commun
"Conducteur de bus ? C'est un métier passionnant, mais on est exploités comme des sous-merdes", lâche Marc*. "Les gens n'en ont rien à foutre de nous", embraye Jules. Les mots sont forts, et pour cause : pour les conducteurs de bus contactés par franceinfo, leur secteur est celui qui subit le plus fortement la crise actuelle des transports en commun. "C'est le plus dur", insiste Jules.
Qu'ils réfléchissent ou non à retirer la clé du contact, tous dressent un constat amer sur l'état de leur profession, essentielle en agglomération. Dangers croissants sur la route, ambiance qui s'est dégradée depuis le Covid-19, conditions matérielles qui rebutent de plus en plus... Le bus est devenu "le mal-aimé des modes de déplacement urbains", selon Alain Richner, de la Fédération nationale des associations d'usagers des transports (Fnaut). Des chauffeurs racontent ce quotidien à franceinfo.
Derrière la longue attente aux arrêts, une pénurie de conducteurs
Les Français qui empruntent ce mode de transport l'ont observé en 2022 : les temps d'attente moyens ont nettement augmenté sur de très nombreuses lignes de bus. "Nous rencontrons des difficultés à garantir une offre de service optimale, comme cela a particulièrement été le cas durant l'été", reconnaît la régie des transports parisiens (RATP) auprès de franceinfo. Ces retards sont notamment dus à une raréfaction nationale du nombre de chauffeurs.
Les démissions se multiplient localement. "Sur les 90 conducteurs de mon dépôt, il y a eu 23 départs entre juin et novembre 2022, explique Marc, chauffeur démissionnaire à Strasbourg. C'est une prise de conscience collective : il y a tellement de conditions dégradées que beaucoup s'en vont." Eric, qui travaille à Lyon, partage ce constat. "Dans notre dépôt, il a dû y avoir 50 démissions. Les arrêts maladie jouent aussi, et nous ne sommes pas remplacés."
"J'ai eu la grippe il y a deux semaines et, faute de conducteurs, personne n'a pu me remplacer un après-midi. Les gens ont attendu le bus beaucoup plus de temps, sans savoir pourquoi."
Eric, conducteur de bus à Lyonà franceinfo
La pénurie s'explique aussi par "des difficultés de recrutement inédites", assure la RATP. "Les jeunes qui arrivent ne restent pas", regrette Victor, chauffeur dans les Yvelines. Le niveau et l'implication des recrues sont également remis en cause par leurs pairs. "On prend des gens qui n'ont pas ça dans le sang et ce sont des catastrophes au volant", s'insurge Christiane, conductrice à Clermont-Ferrand. "J'ai formé des collègues et j'ai eu peur", abonde Marc, qui estime que "ceux qui arrivent sont pris par défaut" dans un métier en manque d'attractivité.
"Mon travail vaut plus que ça"
Pour la vingtaine de conducteurs avec qui franceinfo a échangé, le niveau de la rémunération est la principale cause d'une désaffection généralisée. "J'ai sept ans d'ancienneté et je suis payé 1 798 euros. Mon travail vaut plus que ça. On devrait avoir un salaire en rapport avec nos responsabilités", juge Victor. "Le salaire est plus élevé pour transporter 60 palettes de marchandises diverses que 60 personnes", grince également Nicolas, qui travaille à Châteauroux (Indre).
Pour tenter de retenir les chauffeurs, de nombreux réseaux ont concédé des hausses de revenus, à travers des revalorisations salariales et des primes. Afin d'attirer les 300 conducteurs qui lui manquaient encore fin décembre, la RATP met ainsi en avant une rémunération "de 2 200 euros brut pour un débutant". "Nous, on nous a proposé 3% de hausse pour janvier et 300 euros de primes, mais c'est ridicule face à l'inflation", balaie Alexandre, conducteur pour une autre société de transports en Ile-de-France.
"Ce n'est plus assez bien payé, surtout vu les contraintes liées aux horaires décalés."
Christophe, conducteur à Bordeauxà franceinfo
Couplés aux salaires, les rythmes particuliers de ce métier sont l'un des autres griefs formulés par les conducteurs de bus. "Cela nous arrive d'avoir des amplitudes de 12 heures de travail, avec des coupures. Et ceux qui habitent loin ne peuvent pas forcément rentrer chez eux", témoigne Clément, qui opère dans le nord de la France. Avec des plannings "édités trois jours à l'avance", les chauffeurs "n'ont plus de vie sociale", complète Marc.
Le rythme se fait aussi plus intense au quotidien. Le temps de course a été raccourci et, "mécaniquement, les pauses sont réduites en fin de ligne", décrit Victor. "En théorie, j'arrive au terminus avec six ou sept minutes de battement. Mais s'il y a des bouchons, on arrive sans pause, voire avec du retard, confirme Eric. On nous prend pour des machines, mais on n'est pas des robots ! C'est logique que certains pètent des câbles."
Avec le Covid-19, des besoins modifiés et plus d'incivilités
D'autant plus que les conducteurs de bus ont vu les conditions de travail se dégrader à bord de leurs véhicules. Chaque semaine ou presque, la presse locale se fait l'écho d'agressions verbales ou physiques, comme à Quimperlé, La Rochelle, Amiens ou Limoges. "Aujourd'hui, on est juste des chauffeurs derrière un volant aux yeux des usagers, souffle Christiane. On est pris pour des moins-que-rien."
La crise du Covid-19, avec ses multiples perturbations et aménagements nécessaires dans les bus, n'a rien arrangé. "Les gens sont aigris depuis le confinement. Cela joue forcément sur le moral des conducteurs", souligne Paul, qui sillonne les rues du sud de l'Ile-de-France. Pour Arnaud Bertrand, de l'association d'usagers Plus de trains, "le conducteur de bus, c'est l'un des rares professionnels des transports que l'on peut voir aujourd'hui". "Les gens sont à cran et il subit le courroux au-delà du raisonnable", avance-t-il.
La pandémie a eu un autre impact négatif sur les différents réseaux de bus. Avec les reconfinements, le couvre-feu et le télétravail, la machine a mis du temps à s'ajuster aux nouveaux besoins des usagers. Sur les bus, la RATP a par exemple reconnu qu'elle n'assurait en septembre que 75% de la commande passée par Ile-de-France Mobilités à Paris et en petite couronne.
"Il faut revenir à l'offre de transports de 2019, qui n'était déjà pas aussi importante qu'on aurait pu le souhaiter."
Alain Richner, responsable du réseau mobilité urbaine à la Fnautà franceinfo
Mais la fréquentation des lignes n'a pas diminué de façon uniforme sur l'ensemble de la semaine, relèvent les associations d'usagers. "Certes, il y a moins de gens qui se déplacent pour le travail le lundi et le vendredi, mais le mardi et le jeudi, il y a des pointes encore plus fortes qu'avant", note Alain Richner. "Ces deux jours-là, les télétravailleurs viennent en présentiel", précise Arnaud Bertrand. De quoi tendre la situation, selon Eric. "Quand on attend un bus et qu'il arrive en retard, il est tout de suite bondé et tout le monde est agressif."
Des conditions de circulation dégradées
Contrairement aux RER, aux métros et à certains tramways, les bus pâtissent des aléas de la circulation. "A Paris et en petite couronne francilienne, ils se retrouvent pris dans des bouchons et dans les travaux", observe Arnaud Bertrand, de l'association Plus de trains. "Dans certaines villes, les couloirs de bus ont été ouverts à différentes catégories d'usagers, ce qui engendre une moins bonne efficacité de ces voies", pointe également Alain Richner, de la Fnaut.
Mais l'angoisse des conducteurs vis-à-vis de la circulation est plus profonde. A l'automne, Jules a assisté, au volant de son bus, à la mort d'un homme sur une trottinette, fauché par un autre conducteur en plein cœur de Paris. Depuis, il s'installe au poste de conduite avec une "énorme appréhension".
"Il est dix fois plus difficile de conduire un bus aujourd'hui qu'il y a 10 ou 15 ans. C'est le Far West. Je prie le bon Dieu tous les jours pour ne pas renverser une trottinette ou un vélo."
Jules, conducteur de busà franceinfo
A ce stress quotidien s'ajoute la pénibilité du métier. Certains, comme Nicolas, saluent un nouveau matériel "vraiment confortable", capable d'éviter aux jeunes chauffeurs d'avoir "le dos en vrac à 45 ans". De nombreux autres insistent sur les pannes à répétition qui touchent leur outil de travail. "Les bus sont au bout du bout, le matériel n'est pas renouvelé", déplore Alexandre. Son dépôt des Yvelines a vu partir la moitié des mécaniciens pour un autre site. Désormais, "il faut attendre 24 ou 48 heures pour changer un feu de croisement". "Avant, c'était fait en cinq minutes. Cela bloque tous les services", s'agace-t-il.
L'ouverture à la concurrence, une nouvelle source d'inquiétude
Un autre sujet divise la profession et a provoqué plusieurs mouvements sociaux en 2022 : l'ouverture des lignes de bus à la concurrence. Sur le réseau de la grande couronne parisienne, concerné depuis 2021, les syndicats dénoncent une détérioration de la qualité de service et des conditions de travail. "C'est une catastrophe", lâche Cemil Kaygisiz, secrétaire général CGT RATP-bus. La dégradation du service à Paris-Saclay, en Essonne, est souvent citée comme exemple de ce que peut générer un changement d'opérateur en raison de la concurrence.
A Paris et en petite couronne, le réseau sera concerné au 1er janvier 2025, conséquence d'un règlement européen de 2007. Face aux tensions et pour éviter les grèves au moment des Jeux olympiques, Anne Hidalgo, maire de Paris, a demandé à Elisabeth Borne un report de la mesure après la compétition.
"Vu la situation actuelle, on a envie de dire aux décideurs publics 'prenez votre temps'. S'il y a trois ans de retard, mais que ça permet de colmater les brèches, tant mieux."
Arnaud Bertrand, de l'association Plus de trainsà franceinfo
Dans ce contexte, les conducteurs de bus sont nombreux à songer à quitter la profession. "Beaucoup viennent du transport de marchandises et s'orientent aujourd'hui vers cela, ou les VTC", souligne Alexandre, chauffeur dans les Yvelines. Victor, lui, a déjà pris sa décision : il va devenir conducteur de trains à la SNCF, pour laisser derrière lui "un métier en perdition".
* Tous les prénoms ont été modifiés.
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