Législatives : c'est quoi ce "dégagisme", qui a mis fin à la carrière de dizaines de députés ?
La sanction infligée par les électeurs au Parti socialiste et aux Républicains lors du premier tour des législatives porte un nom : le "dégagisme". Que désigne-t-il ? Franceinfo a interrogé une professeure de philosophie.
Balayés. Après des années à vivre de la politique et à siéger sur les bancs de l'Assemblée, ces députés viennent sans doute de vivre leur plus grande claque électorale, lors du premier tour des législatives du dimanche 11 juin. De droite ou de gauche, ils sont soit éliminés, soit largement devancés par un candidat de La République en marche. Au PS, le revers est immense : crédité de 13,81%, Solférino et ses alliés EELV, PRG et DVG devraient parvenir à sauver entre 20 à 30 sièges, selon une estimation Ipsos/Sopra Steria pour France Télévisions et Radio France*. Surtout, ses têtes d'affiche sont battues sèchement. Le premier d'entre eux, Jean-Christophe Cambadélis, ne recueille que 8,6% dans sa circonscription parisienne où il était élu depuis 1988.
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La droite subit, elle aussi, une lourde défaite même si elle peut espérer mieux que le PS. Crédités de 21,56% des suffrages, Les Républicains pourraient sauver entre 85 et 110 sièges. En clair, les partis traditionnels ont été lourdement sanctionnés par les électeurs. Et ce comportement porte désormais un nom : le "dégagisme". Pour mieux comprendre ce phénomène, franceinfo a interrogé Sandra Laugier, professeure de philosophie à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Auteur de Le Principe démocratie (Editions La Découverte, 2014), elle s'était engagée dans la campagne de Benoît Hamon.
Franceinfo : D’où vient le "dégagisme" et que veut-il dire ?
Sandra Laugier : C’est intéressant d’entendre cette expression revenir parce que le "dégagisme" est apparu en 2011 pendant les révolutions du printemps arabe. Il s'agissait de se débarrasser de dirigeants plus ou moins tyranniques. Les manifestants disaient tous : "Dégage." Cela faisait partie d'une lutte vers la démocratie. Le "dégagisme" est lié à des pratiques subversives et révolutionnaires.
L'expression a ensuite été reprise par Jean-Luc Mélenchon. La grammaire est devenue différente. Avant, c'était : "Ben Ali, dégage." Avec Mélenchon, c'est : "Dégagez-les tous". Ce "dégagisme"-là, ça fait un moment qu'il est dans l'air du temps. Ça a été l'un des grands thèmes de la campagne puisqu'on a "dégagé" Valls pour mettre Hamon, Juppé pour Fillon, puis tous ceux qui sont restés. Le "dégagisme" n'est donc plus seulement un mot d'ordre, mais une pratique.
Il y avait une très grande lassitude, un rejet très profond de la classe politique qui ne semblait pas du tout apporter de réponses aux différentes situations sur les inégalités ou la sécurité qui dominaient l'actualité.
Sandra Laugier, professeure de philosophieà franceinfo
Les partisans de Jean-Luc Mélenchon ont donc repris le "dégagisme" à leur compte. Sont-ils les seuls ?
Mélenchon est le seul qui l'a vraiment utilisé de cette façon. Dans le discours politique, cela n'a pas été repris tel quel. Mais, en réalité, c'est la même chose parce que les électeurs ont, de fait, pratiqué ce "dégagisme". Tous les électeurs de Fillon à la primaire n'avaient sans doute pas en tête cette rhétorique du "dégagisme", qui est plutôt ancrée à gauche ou aux extrêmes, mais ils l'ont aussi pratiquée dans les urnes. Le "dégagisme", c'est l'idée de faire partir les gens en place, mais aussi de les dégager de l'espace.
En clair, on a besoin d'un espace nouveau pour des gens nouveaux. C'est encore l'idée qu'il faut que le peuple ait la parole et ait un espace. Le premier sens du "dégagisme" était lié aux mouvements d'occupation, il fallait un espace pour le public. Dans ce sens, la classe politique pompait l'air au sens strict du terme, aspirait les ressources d'une population.
Si l'on regarde les résultats d'hier soir, assiste-t-on à une vraie vague de "dégagisme" ? Qui touche-t-elle le plus ?
Ce qui est sûr, c'est que l'on a un "dégagisme" qui est entré dans les faits. Il y a eu énormément de personnalités politiques, très bien ancrées, que l'on avait l'habitude de voir depuis des années, qui ont été balayées. Bien sûr, j'ai été très frappée, étant donné que je m'étais mobilisée pour Benoît Hamon, par la densité de figures socialistes, d'anciens ministres, de députés, qui se sont fait "dégager". La première victime, c'est le Parti socialiste puisqu'il est lié au gouvernement sortant.
Ce n'est plus le "dégagisme" conscient dans le sens du "tu dégages", mais ça se fait tout seul. Déjà, il y a les électeurs qui, pour moitié, restent chez eux, ce qui veut dire qu'ils ne s'intéressent pas au fait de garder leur député. Ensuite, les autres vont plutôt voter pour La République en marche. Le "dégagisme" se retrouve aussi à droite, même si c'est moins visible, moins tragique que pour le PS. On a maintenant une vision de la vie politique qui est complètement nouvelle. Il y a un vrai phénomène de transition démocratique puisqu'il n'y a plus du tout cette idée que quelqu'un qui arrive en politique, on le voit passer d'un poste à l'autre, avoir une traversée du désert puis revenir. Ces grandes carrières politiques de long terme semblent ne rencontrer que de l'indifférence.
Est-ce que les partis politiques peuvent se remettre de ce "dégagisme" puissance 1000 qu'ils viennent d'expérimenter ?
Je ne pense pas du tout qu'ils puissent s'en remettre. Le Parti socialiste est très menacé puisqu'il aura très peu d'élus et certains basculeront du côté de la majorité. La droite peut peut-être se recomposer puisqu'ils auront quelques députés.
Il faut quand même nuancer l'idée selon laquelle c'est la fin des partis à l'Assemblée. On ne considère que c'est la fin des carrières politiques de toutes ces personnes que si l'on considère qu'être député, c'est l'essence de la vie politique. Or, il n'est pas du tout évident que l'Assemblée nationale soit le cœur de la vie politique comme il n'est pas certain que ces personnalités qui se sont fait éjecter vont disparaître. Elles vont lancer de nouvelles choses dans leur parti ou en dehors.
Est-ce que ce "dégagisme" est une bonne chose pour notre démocratie ou est-ce que le terme ne recouvre-t-il pas une réalité inquiétante, à savoir cette vague qui monterait du peuple pour sortir une classe politique vécue comme malhonnête et corrompue ?
Je ne pense pas que ce soit forcément inquiétant. Le fait qu'il y ait plein de gens nouveaux avec une bonne proportion de femmes, c'est une avancée considérable. C'est très positif et c'est lié au "dégagisme". Pour autant, cette nouvelle majorité avec 400 députés de La République en marche est relativement inquiétante. Là, le "dégagisme" conduit à envoyer n'importer quel candidat présenté par Macron à l'Assemblée. Quand on regarde les raisons anciennes du "dégagisme", c'est-à-dire se débarrasser d'une classe politique corrompue, on en est loin. On voit que les candidats qui avaient des affaires, dès lors qu'ils sont soutenus par Macron, ils sont élus.
Il y a aussi tout un paquet de vieux politiques que Macron a investi et qui vont être élus. Quant à la nouvelle génération qui arrive, lorsqu'on regarde la composition sociologique des candidats de La République en marche, il n'y a pas du tout la même variété que celle que j'appréciais chez les femmes et les jeunes.
Une partie seulement de la société est représentée avec des gens qui sont du côté des gagnants, de ceux qui réussissent avec l'esprit d'entreprise. C'est toute une société qui a déjà le pouvoir. On récompense ces gens qui ont déjà le pouvoir avec une fonction politique.
Sandra Laugier, professeure de philosophieà franceinfo
Le "dégagisme" a-t-il vocation à perdurer ou est-il lié à ce moment particulier ?
Tout dépend de comment on entend le "dégagisme". Soit on considère que le mouvement qui a lieu maintenant, c'est ça le "dégagisme", c'est-à-dire que l'on veut le renouvellement total des politiques. Dans ce cas, ça ne peut que continuer et se renforcer.
Mais, la source du "dégagisme", c'est se débarrasser de dirigeants dont on ne veut plus. Le "dégagisme" peut donc très bien revenir s'il y a un mécontentement global vis-à-vis d'une politique qui serait menée par l'exécutif. Il y aurait alors dans ce cas une volonté du peuple de se débarrasser du gouvernement.
*Estimation Ipsos/Sopra Steria pour France Télévisions, Radio France, Le Point, France 24 et LCP-AN.
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