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Infographies Présidentielle 2022 : invectives, cacophonie... Visualisez comment les débats d'entre-deux-tours sont devenus inaudibles

L'analyse des précédents débats entre les deux finalistes fait émerger une tendance accentuée en 2017. Les candidats se coupent davantage la parole, les interventions de chaque candidat sont plus courtes, et les invectives plus nombreuses.

Article rédigé par Brice Le Borgne
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Une infographie montrant la circulation de parole dans les débats entre les deux finalistes de l'élection présidentielle, de 1974 à 2017. (FRANCEINFO)

Deux heures et trente-cinq minutes de débat. Deux cent trois interpellations de l'adversaire, 2 062 chevauchements de parole, des accusations de mensonge ou des attaques ad hominem... Le débat d'entre-deux-tours de l'élection présidentielle de 2017 avait été unique en son genre. Le lendemain, l'analyse des commentateurs était quasi-unanime : le duel Macron-Le Pen avait été particulièrement fastidieux à suivre, quasi-inaudible. 

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Avant le huitième exercice télévisuel du genre, organisé ce mercredi 20 avril, franceinfo s'est plongé dans les archives. Pour constater que le débat de 2017 a représenté un point d'orgue dans une évolution de long terme observée depuis les années 1980. Au fil des débats, la discussion entre les deux candidats qualifiés pour le second tour ressemble de plus en plus à un affrontement jalonné d'invectives et d'interruptions de parole, au détriment de discussions intelligibles sur le fond des programmes.

Plus de 800 changements d'interlocuteur en 2017

Pour visualiser le niveau de cacophonie qu'atteignent certains de ces débats, franceinfo a élaboré l'infographie ci-dessous. Elle permet d'étudier la manière dont la parole circule lors de chaque débat. Chacun des duels d'entre-deux-tours depuis 1974 est représenté sur une ligne, et pour chacun d'entre eux, la courbe bleue circule en fonction du candidat qui a la parole. Les deux adversaires se trouvent en haut et en bas de la courbe ; les journalistes, au milieu. Ainsi, chaque segment vertical représente un changement d'interlocuteur. Plus les deux candidats jouent une partie de ping-pong verbal, plus les segments verticaux s'enchaînent, transformant le graphique en un amas de lignes rapprochées et foncées.

En 1981 (Mitterrand-Giscard) et 1988 (Mitterrand-Chirac), par exemple, la courbe circule lentement entre les deux candidats. On y compte entre 200 et 250 prises de paroles, et chaque candidat prend le temps de dérouler son argumentaire sans être interrompu, pendant plusieurs minutes. En 1995, Lionel Jospin réalise une tirade de plus de cinq minutes sans être coupé par Jacques Chirac. Mais à partir de 2007, avec le débat opposant Nicolas Sarkozy à Ségolène Royal, la courbe des débats devient bien plus hachurée, traduisant de nombreux changements d'interlocuteur. En 2012 (Hollande-Sarkozy), on compte près de 750 prises de parole, et près de 850 en 2017. 

"On voit de plus en plus d'interactivité, de prise de parole au milieu des propos de l'autre, confirme Domitille Caillat, linguiste ayant étudié le sujet dans un ouvrage publié avec sa collègue Catherine Kerbrat-Orecchioni*. Ce qui pourrait montrer que les valeurs qu'on met en avant sont la pugnacité, la capacité à réagir à vif. Alors qu'avant, c'était davantage être stable, ferme."

Jusqu'à 13 chevauchements de parole par minute

Cette infographie met néanmoins en lumière une exception à cette évolution progressive : le premier débat de 1974, opposant Valéry Giscard d'Estaing à François Mitterrand. Certaines interventions durent de longues minutes, mais les interruptions entre les deux candidats sont aussi très fréquentes. "Vous n'avez pas, monsieur Mitterrand, le monopole du cœur", sera l'une d'entre elles, restée célèbre. Une particularité due à la "nouveauté de l'exercice", et à un "certain cafouillage dans la gestion des tours de parole" par les animateurs, selon Catherine Kerbrat-Orecchioni.

Les deux linguistes se sont également intéressées aux chevauchements de parole. Après avoir retranscrit de manière très détaillée chaque débat depuis 1974, elles ont compté le nombre de fois où les deux protagonistes parlent en même temps. Alors qu'avant 2007, on dénombre moins de 200 chevauchements de parole par heure de débat, on en compte autour de 400 en 2007 et 2012, et 825 lors du duel de 2017. Ce chiffre très élevé, qui représente environ 13 chevauchements par minute, s'explique notamment par le fait que les deux spécialistes ont parfois compté plusieurs chevauchements de parole quand deux candidats parlent en même temps.

"Le dernier débat est incontestablement le plus turbulent de tous et ce en excédant largement le seuil de tolérance en la matière et excédant du même coup les témoins de ce qui ressemble souvent plus à une foire d'empoigne qu'à un débat d'idées", commentent les linguistes dans leur ouvrage. 

Des candidats qui s'interpellent de plus en plus

Cette intensification dans la discussion se traduit aussi par une recrudescence des invectives. Un regain d'interactivité se dessine lorsque l'on compte le nombre de fois où un candidat s'adresse directement à son adversaire en utilisant le pronom "vous", ou directement le nom de son opposant. "En 2007, Nicolas Sarkozy utilisait beaucoup 'Madame Royal', se souvient Domitille Caillat. C'est une forme d'hyperpolitesse qui en devient impolie, sur un ton pédagogique presque infantilisant." 

A l'exception de 1974, le débat de 2017 a été marqué par un très grand nombre d'interpellations entre candidats. "En 2017, Marine Le Pen a réalisé beaucoup plus d'attaques que ce à quoi on pouvait s'attendre, détaille Domitille Caillat. Elle a été très proche des attaques ad hominem, et s'est attachée à montrer une certaine image de son interlocuteur, comme étant un homme qui n'est pas bon non seulement pour le pays, mais pas bon tout court. C'était nouveau."

Le débat de cet entre-deux-tours, édition 2022, sera-t-il différent ? Domitille Caillat se dit curieuse de voir "quel ethos [comportement] de débatteuse va se choisir Marine Le Pen, car il devra être totalement différent". Il y a fort à parier sur une différence de ton.

Dans un échange informel à l'issue du débat de 1995, Jacques Chirac et Lionel Jospin s'étaient félicités de n'avoir pas cédé à la tentation de s'écharper en direct. En étant agressif, résumait le futur président de la République, "on se fait plaisir, on fait plaisir à ses militants" mais "les Français ont horreur de ça".

* Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les débats de l’entre-deux-tours des élections présidentielles françaises. Constantes et évolutions d’un genre, 2017, L'Harmattan.

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