"Les dés sont pipés quasiment dès le début" : le rapporteur qui a claqué la porte raconte les coulisses de la Commission des comptes de campagne
En novembre dernier, Jean-Guy de Chalvron, le rapporteur de la Commission chargée d'examiner les comptes de campagne du candidat Jean-Luc Mélenchon, a claqué la porte. Il dénonce un manque de libertés et de moyens.
Dans une lettre adressée à son président, il a expliqué préférer "se démettre" plutôt que de "se soumettre". En novembre 2017, l’ancien haut-fonctionnaire Jean-Guy de Chalvron a claqué la porte de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) de manière fracassante. Cet ancien inspecteur général de l’administration, âgé de 71 ans, qui fût un temps directeur de cabinet du ministre socialiste Louis Mexandeau, était chargé d’examiner les comptes de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon.
En désaccord avec le président de la commission sur la lettre de "griefs" à adresser au candidat de La France insoumise, il a préféré mettre un terme à la mission qui lui avait été confiée. Pour Radio France, il revient sur cette expérience qui permet de découvrir, de l’intérieur, le fonctionnement d’une autorité indépendante mais qui, selon lui, n’a pas les moyens de travailler correctement.
Des milliers de factures dans des cartons
Lorsqu’il est recruté début juillet comme vacataire à la CNCCFP, Jean-Guy de Chalvron ignore l’identité du candidat dont il aura à examiner les comptes. "On m’a affecté aux comptes de Jean-Luc Mélenchon sans me demander mon avis, raconte-t-il. C’est tombé un vendredi à 18 heures." Les cartons de factures arrivent ce soir-là par camion au siège de la Commission, rue du Louvre à Paris. "C’étaient des cartons de déménagement, on les a comptés les uns après les autres", se souvient-il.
Pour examiner les comptes du candidat de La France insoumise, l’ancien haut-fonctionnaire sera épaulé par trois autres vacataires, dont deux étudiantes stagiaires qui passeront l’été à éplucher les factures. Un travail de titan. "Les factures du candidat n’étaient pas classées, tout était en vrac. Vous aviez pêle-mêle la note de frais d’un militant et une très grosse facture pour la vidéo d’une manifestation publique. On retrouvait des honoraires dans la rubrique 'réunions publiques', on trouvait des déplacements dans la rubriques 'salaires'. Il a fallu tout recomposer, on a passé les deux premiers mois à faire essentiellement cela."
La "grande solitude" des rapporteurs
Au cœur de l’été, certains rapporteurs se sentent livrés à eux-mêmes. "Nous avons commencé notre travail au moment où l’équipe de permanents de la Commission partait en vacances, raconte l’ancien inspecteur général. On n’avait plus personne comme interlocuteur, on était seuls, entre rapporteurs. On avait un Guide du rapporteur de 160 pages, qui ne servait pas à grand-chose. Heureusement, nous étions très solidaires entre rapporteurs, nous discutions de nos problèmes et on arrivait à trouver une cohérence dans cette jurisprudence qui nous était inconnue avant de commencer ce travail."
L’absence des permanents de la CNCCFP pose un autre problème pour le travail des rapporteurs : "Comme sur les factures que nous épluchions, il n’y avait pas toujours de détails, il nous fallait interroger le candidat pour obtenir des précisions, raconte Jean-Guy de Chalvron. Mais nous n’avions pas le droit d’interroger directement le candidat. Il nous fallait passer par un chargé de mission, permanent de son équipe. En son absence, on ne pouvait rien faire."
Jean-Guy de Chalvron déplore aussi l’absence de moyens pour effectuer correctement sa mission. Il garde un souvenir amer d’un épisode en particulier : "Nous avions demandé à la Commission d’avoir accès au greffe des tribunaux de commerce pour connaître la réalité de l’actionnariat d’un prestataire de Jean-Luc Mélenchon, raconte-t-il. L’opération pour obtenir les statuts de la société coûtait 10 euros. La commission nous a répondu que c’était trop cher !"
Pire encore : les rapporteurs n’ont pas l’autorisation d’exiger des réponses des prestataires de la campagne présidentielle. Ce qui limite forcément le champ de leurs contrôles. "De quel droit aller fouiner du côté d’un fournisseur ? Ce n’était pas possible, regrette Jean-Guy de Chalvron. C’est aberrant, mais nous ne savions presque rien des fournisseurs de Jean-Luc Mélenchon ! Ça nous a posé problème."
Le "syndrome Bygmalion"
Le rapporteur décrit aussi une commission traumatisée de ne pas avoir vu passer la sous-facturation de meetings de Nicolas Sarkozy lors de l’examen de ses comptes en 2012. Jean-Guy de Chalvron parle d’un "syndrome Bygmalion". "Dès le début, la consigne était de repérer toutes les réunions publiques qui avaient pu se tenir au cours des dates correspondant à la campagne, de les pointer les unes après les autres, pour découvrir éventuellement des meetings qui auraient été omis. Au bout de 10 minutes, vous comprenez qu’avec 10 millions de dépenses pour un plafond fixé à 17 millions, il est strictement impossible qu’il y ait des sous-facturations. Par contre, il peut y avoir des surfacturations."
Des surfacturations, Jean-Guy de Chalvron pense en avoir repérées dans les comptes de "son" candidat : "On a découvert des factures imputées à une seule et même personne, représentant beaucoup plus que le salaire versé. C'est, de fait, une forme de surfacturation." Selon l’ancien haut-fonctionnaire, une association fondée par des proches de Jean-Luc Mélenchon, baptisée, L’Ère du peuple, aurait pu en bénéficier. Jean-Guy de Chalvron a songé à signaler à la justice cette association qui salariait des membres du staff de campagne. "Je me suis interrogé sur un éventuel prêt illicite de main d’œuvre, confie-t-il. La Commission a, semble-t-il, tranché. Je n’ai pas connaissance d’un dépôt de plainte de sa part. Moi, j’avais proposé de le faire."
"Les dés sont pipés quasiment dès le début"
Plus généralement, Jean-Guy de Chalvron estime que les comptes de campagne de Jean-Luc Mélenchon présentaient une dizaine d’anomalies. Voilà pourquoi le rapporteur proposait de réformer du compte de candidat près d’un million et demi d’euros (la CNCCFP a finalement retenu la somme de de 434 000 euros). Lorsque vient l’heure de rédiger une lettre de "griefs" à Jean-Luc Mélenchon, Jean-Guy de Chalvron et le président de la Commission des comptes de campagne, François Logerot, sont en désaccord.
Pour la CNCCFP, Jean-Guy de Chalvron comptait-il se montrer trop sévère avec le leader de La France insoumise ? Il estime la Commission globalement trop "coulante" avec les candidats. "Il y a pour moi un respect du candidat qui ne sied pas à une institution dite indépendante", estime l’ancien rapporteur. Et ce sont les partis politiques qui en profitent selon lui : "Les partis, qui ont l’expérience de ces élections beaucoup plus que nous, savent parfaitement tirer toutes les ficelles d’un système qui leur est favorable. Ils savent quelles dépenses vont passer, comment en camoufler certaines etc. Les dés sont pipés quasiment dès le début."
Un travail "fantaisiste"
Jean-Guy de Chalvron livre aussi un constat sévère sur les décisions de réformation prises par la CNCCFP pour les candidats à la présidentielle 2017. "Il n’y a pas de transparence, dit-il. Quand vous lisez l’extrait d’une décision, vous ne comprenez rien à ce qui s’est passé. Moi qui ai pourtant traité le compte de Jean-Luc Mélenchon, je ne peux pas vous dire ce qui a été retenu ou pas dans la décision de la Commission."
Pour Jean-Guy de Chalvron, la CNCCFP n’a ni les moyens humains ni les moyens matériels ni les moyens juridiques d’assurer sa mission. "Mon grand tort, c’est d’être rentré dans ce système, lâche-t-il. J’aurais dû passer des vacances tranquilles en famille et laisser aux autres le soin de faire un travail finalement très fantaisiste."
Sur tous ces points, le président de la Commission des comptes de campagne, François Logerot, nous a fait part des commentaires suivants :
• Sur un éventuel conflit avec la commission : il n’y a pas eu de "désaccord avec le président de la commission". Simplement, il a été indiqué à l’équipe de M. de Chalvron les points sur lesquels la commission, après discussion, ne soutenait pas ses propositions, parce qu’elles n’étaient pas convenablement argumentées, ou étaient contraires à la jurisprudence ou aux positions de la commission à l’égard des comptes d’autres candidats, voire étrangères à sa compétence.
• Sur le fait que M. de Chalvron ait été arbitrairement affecté à l’examen des comptes de M. Mélenchon : l’ex-rapporteur pouvait parfaitement le refuser, explique François Logerot.
• Sur le fait que l’équipe était seule pendant les mois d’été : le chargé de mission de la filière n’a pris que deux semaines de congés, la chargée de mission adjointe membre de l’équipe était présente en permanence, le chef du service du contrôle était présent jusqu’au 9 août, date à laquelle le secrétaire général était de retour de congé.
• Sur un refus par les services de la commission de demander des renseignements à Infogreffe au prétexte que "c’était trop cher" : il n’existe nulle trace d’un tel refus. Une autre équipe de rapporteurs y a eu recours et a évidemment obtenu satisfaction.
• Sur le fait que la commission a rejeté une somme inférieure à celle qu’il prescrivait : le montant de réformation proposé par l’équipe (et pas seulement le démissionnaire) était largement inférieur au montant de 1,5 million d’euros indiqué dans la presse. Après examen des réponses et des justifications supplémentaires apportées, la commission a retenu en définitive 435 000 euros de réformations des dépenses, ce qui a eu pour effet de diminuer le remboursement au candidat de 334 000 euros.
• Enfin, pour M. Logerot, l’affirmation selon laquelle "les dés sont pipés depuis le début" concernant le contrôle exercé par la commission, frôle, dit-il, la dénonciation calomnieuse à l’égard de tous ceux qui coopèrent à ce contrôle.
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