: Enquête Quand l’abbé Pierre menaçait ceux qui dénonçaient ses agissements
L’écriture est serrée et rageuse, à la hauteur de sa colère. Dans un courrier daté de fin 1955, l’abbé Pierre s’adresse à Suther Marshall, un étudiant américain qui a co-organisé le séjour d’un mois que l’abbé a passé aux Etats-Unis quelques mois plus tôt. "Tu promettais de ne plus te mêler de cette multitude de choses où tu ne sais accumuler que des ravages, chaos et infection", écrit l’abbé. Puis, il se fait menaçant : "Sache que pas une récidive ne restera sans réponse, et s’il le faut [mes réponses seront] brutales, chirurgicales".
Qu’est-ce qui explique une telle attitude ? Lors de sa tournée aux Etats-Unis en mai 1955, où il est notamment reçu par le président Eisenhower à la Maison blanche, plusieurs femmes se sont plaintes du comportement de l’abbé Pierre à New York, Chicago et Washington, comme l’a révélé Libération. Le séjour de l’abbé Pierre aux États-Unis est alors écourté, à la demande pressante d’un théologien catholique français, Jacques Maritain, qui craint un scandale, selon l’historien Michel Fourcade, gardien et spécialiste des archives du théologien.
Quelques mois plus tard, l’étudiant Suther Marshall, prévient un proche de l’abbé Pierre par courrier : "J’ai vu tant de choses pendant le voyage, des façons d’agir du Père comme individu. Je pense, par exemple, à Chicago, quand il avait été explicitement décidé que la condition de continuer le voyage, était que le père ne soit jamais seul. Il était d’accord et après [il disparaissait] pendant des heures, au point d’être en retard pour une réunion." Il n’est pas explicitement fait référence aux pulsions du prêtre, mais le message est passé.
C’est la raison pour laquelle l’abbé Pierre prend sa plume afin de sermonner et d’impressionner l’étudiant : "À toutes fins utiles, il est peut-être bon que tu saches que la radio catholique canadienne est venue me demander un message de 1er janvier, et que la télévision française m’a demandé de prêcher la messe télévisée de ce 1er janvier (environ 1 million de postes récepteurs)". L’abbé est fou de rage, mais il ne nie pas, dans cette lettre, les faits qu’on lui reproche.
Les accusations de ces femmes américaines contre l’abbé Pierre remontent alors jusqu’aux cardinaux de Chicago et de New York. Ont-elles été transmises à l’Eglise de France ? Impossible de le savoir.
Dans une tribune publiée dans Le Monde en juillet 2024, les chercheurs qui ont travaillé pour la Ciase [la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Eglise] ont découvert en tout cas qu""à partir de 1954-1955 des informations reviennent aux oreilles de l’épiscopat sur son comportement".
Au Québec, la police s’en mêle
Ce scénario américain semble s’être reproduit au Québec, en 1959. Mais cette fois, la police est intervenue, comme le mentionne explicitement l’abbé Pierre dans une autre lettre manuscrite que la cellule investigation de Radio France s’est procurée.
Le 6 septembre 1959, alors qu’il séjourne dans une abbaye au Québec, l’abbé Pierre écrit au révérend Roy, un cardinal québécois qu’il soupçonne d’être au courant de ses agissements : "Tout est faux dans ces accusations, s’indigne-t-il. Jamais rien de ce genre de misère n'a existé, jamais ça n’a existé où que ce soit, aucun de ces faits de police misérables dont vous avez parlé. S’il faut plus que ma parole, je puis vous donner de cela le serment."
Puis, comme dans l’affaire américaine, le père se fait menaçant : "Il faut que ceux qui tiennent ces propos sachent que, s’ils confirment de telles calomnies infâmes, je ne pourrai pas ne pas les poursuivre devant les tribunaux."
Les ennuis ne s’arrêtent pas là. Au début des années 60, l’abbé Pierre est contraint de quitter précipitamment le Québec, alors qu’il est en déplacement à Montréal.
C’est ce qu’apprend en 1963, lors d’un repas à Rome, un théologien français renommé, André Paul, aujourd’hui âgé de 94 ans : "Un prêtre québécois me révèle que l'abbé Pierre s'est livré à des agressions sexuelles sur des femmes, à Montréal, raconte-t-il. C'est pourquoi il a dû quitter le pays avec la consigne expresse de ne plus y revenir. L’affaire a été suivie par la police et les instances judiciaires. Le cardinal de Montréal est intervenu pour que l’abbé Pierre ne soit pas poursuivi, à condition qu’il ne remette plus les pieds sur place."
Le journaliste d’information religieuse François Gloutnay, a tenté de vérifier si les archives de l’archidiocèse de Montréal contenaient des traces de ces agressions sexuelles de l’abbé Pierre. Elles sont vides, comme l’a révélé une recherche menée cet été à la demande de l’archidiocèse dans le plus grand secret, et dévoilée par le journaliste.
Mis à l’écart en Suisse pour éviter le scandale
Quelques années plus tôt, fin 1957, l’Église et Emmaüs décident de mettre l’abbé au repos forcé, en l’envoyant dans une clinique psychiatrique en Suisse. Plusieurs facteurs seraient à l'origine de cette décision. "Cela a été une décision politique de l’Eglise de France, affirme Jean-Paul Tricart, un sociologue de 71 ans qui s'est intéressé au mouvement Emmaüs dans les années 1970. L'Eglise était préoccupée par certaines déclarations de l’abbé sur les injustices sociales". Il poursuit : "Certains cadres du mouvement Emmaüs, inquiets du caractère incontrôlable de l’abbé et soucieux de structurer de façon plus rigoureuse ses organisations, ont soutenu l'Eglise."
Pourtant, officiellement, l'abbé Pierre est interné pour raison de santé. Il est surmené, souffre de maux d'estomac, est handicapé par une hernie diaphragmatique et doit être opéré. Or, "Pour être opéré d’une hernie diaphragmatique, il suffit d'aller à l’hôpital à Paris et certainement pas dans une clinique psychiatrique", souligne l’historienne Axelle Brodiez-Dolino, autrice du livre Emmaüs et l’abbé Pierre (Les Presses de Sciences Po, 2009).
"La véritable raison de cet éloignement est bien la peur d’un scandale sexuel. L’Église avait besoin de l’abbé Pierre qui redorait son image et sa popularité et ne pouvait pas se permettre qu’un tel scandale n’éclate."
Axelle Brodiez-Dolino, historienneà franceinfo
Dans son livre L’abbé Pierre, une vie d’amour, Philippe Dupont, directeur du centre Abbé-Pierre confirme que "Des bruits courent sur ses relations avec des femmes (…) à une époque où ni l’Église, ni la société ne sont libérales sur ces questions." Il poursuit : "Ces inquiétudes expliquent les conflits qui surviennent en 1957-1958".
"Il faut dire que l’homme de l’appel de l’hiver 54 est alors une véritable idole", se souvient Pierre Lunel, écrivain et ami de 20 ans de l’abbé. "Il était environné littéralement de grappes de gens qui voulaient lui arracher les boutons de sa saharienne ou un poil de barbe pour le garder comme souvenir. Et il y avait énormément de femmes." Lors de sa "cure", l’abbé est assommé de médicaments. "Il est soumis pendant plus de six mois à un traitement de cheval, à des cures de sommeil et de médicaments. Il dort parfois sept jours d'affilée, dont il sort visiblement encore plus fatigué qu'avant", ajoute l’historienne Axelle Brodiez-Dolino.
De plus, l’Eglise décide de faire cornaquer l’abbé par un "socius". "Il s’agit d’un second qui accompagne une personnalité quand elle se déplace, pour l’assister, lui porter ses valises et quelquefois pour le surveiller, explique le théologien André Paul. Et là, en l’occurrence, c’était pour le surveiller".
L’évêque "souhaite que vous puissiez vous cacher un an"
Le socius en question s’appelle Prosper Monier, un jésuite "qui ne mâchait pas ses mots", se souvient Jean-Louis Schlegel, sociologue des religions, qui l’a connu.
Dans une lettre envoyée à l’abbé en Suisse le 3 janvier 1958, Prosper Monier annonce effectivement de façon très directe à l’abbé Pierre qu’il doit se mettre à l’isolement, sur décision de son supérieur : "Nous avons vu l’évêque de Grenoble [le diocèse où l’abbé Pierre a été ordonné]. Comme tout le monde, il souhaite que vous puissiez vous cacher un an. Ce serait une reprise de force morale et physique après votre secousse."
La "secousse" en question vient d’une décision intervenue quelques jours plus tôt. Lors d’une réunion fin décembre 1957, en présence de représentants d’Emmaüs et de sa hiérarchie catholique, "il est décidé que l’abbé Pierre reste en Suisse et que son médecin garde la main sur les décisions le concernant, explique l’historienne Axelle Brodiez-Dolino. Et le médecin doit en référer à la hiérarchie ecclésiastique."
Parallèlement, certains dirigeants d’Emmaüs envoient des courriers à l’abbé Pierre pour qu’il se retire de la direction d’Emmaüs. C’est le cas d’un de ses proches, Yves Goussault, l’un des premiers cadres volontaires d’Emmaüs devenu fondateur de la branche internationale d’Emmaüs : "Emmaüs et "l’Abbé Pierre" représentent trop d’espoir et de pureté pour que nous continuions à courir le risque que nous avons couru (...), lui écrit-il dans une lettre. Il faut que vous, comme nous, respectiez cette image très pure qui a été et doit être encore un certain signe d’espoir (...). Je crois que vous devez chercher à devenir semblable à cette image. Mais ceci exigera des décisions douloureuses et de longs moments de retraite et de prière."
"L’intéressé [l’abbé Pierre] est un grand malade"
L’abbé Pierre délègue ses pouvoirs au sein d’Emmaüs, mais il ne se retire pas du mouvement. Dans l’Eglise, la situation de l’abbé semble également bien connue. Ainsi, lorsque l’archevêque de Paris, le cardinal Feltin, apprend que le ministre de la Fonction publique, Edmond Michelet, a l’intention de décorer l’abbé, il lui écrit la lettre suivante : "Laissez-moi vous assurer qu’à l’heure présente, cette distinction est fort inopportune, car l’intéressé est un grand malade, traité en Suisse dans une clinique psychiatrique et je pense qu’en raison de ces circonstances fort pénibles, il vaut mieux ne pas parler de cet abbé. Il a eu d’heureuses initiatives mais, il semble préférable, actuellement, de faire silence sur lui."
Selon le groupe de chercheurs de la CIASE, la situation de l’abbé Pierre correspondait à "la logique des traitements que l’Eglise appliquait alors aux prêtres déviants et aux agresseurs sexuels." Les auteurs ajoutent : "Les évêques des années 1950 n’ont pris aucune sanction canonique", ajoutant qu’avec "les responsables d’Emmaüs, les évêques qui savaient ont étouffé les affaires".
De son côté, la Conférence des évêques de France (CEF) explique que si "un ou des évêques ont peut-être su des choses et les ont peut-être insuffisamment traitées en leur temps, tous les évêques, à travers le temps, n’ont pas tout su de l'Abbé Pierre, loin de là." La CEF a par ailleurs décidé d’ouvrir de façon anticipée les archives concernant l’abbé Pierre après les dernières révélations d'agressions sexuelles contre le religieux. Concrètement, ces archives sont consultables dès à présent, soit avec 50 ans d’avance sur le délai réglementaire. Une décision due à "la gravité des révélations successives" le concernant. Seuls les chercheurs et les journalistes travaillant sur cette affaire pourront les consulter.
Vendredi 13 septembre, au retour de son voyage en Asie, le pape François a pour sa part reconnu que le Vatican était informé des violences sexuelles commises par le fondateur d’Emmaüs, au moins après sa mort en 2007. "Je ne sais pas quand le Vatican l’a appris, a déclaré le pape François. Je ne sais pas parce que je n’étais pas ici [il a été élu en 2013], et ça ne m’est pas venu à l’esprit d’effectuer une recherche sur cela. Mais certainement, après la mort [de l’abbé Pierre, en 2007]. Mais avant, je ne sais pas." Une déclaration qui pose la question de savoir comment l’Eglise de France et Emmaüs pouvaient ne pas être au courant des faits perpétrés par celui que le Pape François a qualifié de "terrible pêcheur" qui a commis des faits "démoniaques".
Prêt à "intervenir physiquement pour séparer l’abbé Pierre des femmes"
Qu’en était-il au sein du mouvement Emmaüs ? Lorsqu’il apprend les révélations sur les agressions sexuelles de l’abbé Pierre, Arnaud Gallais est choqué. Cet ex-chef de service du centre d’hébergement Emmaüs de Clichy-la-Garenne décide alors d’appeler l’ancien directeur général adjoint d’Emmaüs Solidarités à Paris, Patrick Rouyer, pour lui demander s'il était au courant. Ce dernier lui aurait répondu que lors de la venue de l’abbé dans les années 2000, "des responsables de la communauté Emmaüs de Paris" lui auraient donné "la consigne de ne pas laisser l’abbé Pierre seul avec une femme parce qu’il pouvait mal se comporter."
Contacté, Patrick Rouyer dément formellement l’existence de telles consignes, et conteste avoir été au courant des actes de l’abbé Pierre.
Un ancien cadre d’Emmaüs explique également à la cellule investigation de Radio France que l’ancien président d’Emmaüs, Raymond Etienne, aujourd’hui décédé, aurait fait partie de "ceux qui savaient". Selon ce témoin, Raymond Etienne lui aurait confié en 2017 que "lorsque l'abbé Pierre était en déplacement, il était obligé de faire un cordon de sécurité autour de lui pour protéger les jeunes femmes qu’il rencontrait, parce que l'abbé avait tendance à leur toucher les seins". Toujours selon cet ancien cadre d’Emmaüs, "les plus anciens membres de la Fondation Abbé Pierre étaient au courant."
Le père Jean-Marie Viennet, confesseur de l’abbé Pierre ne partage pas cet avis : "J’ai parcouru 25 pays du monde avec lui. Je n’ai jamais reçu aucune plainte, ni aucune remarque", nous répond ce prêtre de 86 ans.
Enfin, un ancien responsable d’Emmaüs se souvient d’un échange marquant qu’il a eu avec le dernier secrétaire particulier de l’abbé Pierre, Laurent Desmard. Ce dernier lui aurait fait part de son extrême préoccupation dans les années 2010 : "Il m'a dit qu'il fallait surveiller l'abbé Pierre quand il se trouvait avec des femmes. Il craignait qu’il leur mette les mains sur les seins. Selon lui, il y avait des signes avant-coureurs : le visage et les yeux de l'abbé Pierre se transformaient. Il se tenait prêt à intervenir pour séparer physiquement l’abbé des femmes qu'il recevait." Des propos que dément catégoriquement l’ancien secrétaire particulier de l’abbé Pierre, Laurent Desmard.
"Un dysfonctionnement majeur et intolérable" pour Emmaüs et la Fondation abbé Pierre
À ce jour plus d’une vingtaine de femmes, dont une qui avait 9 ans à l’époque, ont témoigné, accusant l’abbé Pierre de faits allant des agressions sexuelles – mains sur les seins, baisers et masturbation forcés - jusqu’au viol.
Interrogées par la cellule investigation de Radio France sur le fait que plusieurs dirigeants et personnalités proches de l’abbé Pierre auraient été au courant des agissements du prêtre, les directions d’Emmaüs international, d’Emmaüs France et de la Fondation Abbé Pierre répondent que "seules les personnes citées pourraient répondre", tout en soulignant qu’"il est impossible de penser, lorsqu’on connaît les mécanismes des violences sexuelles, que de tels faits aient pu exister sans que personne ne soit informé." (...)"Que les personnes aient nié, banalisé ou voulu protéger l’abbé Pierre ou le mouvement Emmaüs, dans tous les cas, c’est un dysfonctionnement majeur et intolérable, ajoutent les trois directions. (...) C’est pour cette raison que nous allons mettre en place une commission d’historiennes et d’historiens pour faire toute la lumière et expliquer les dysfonctionnements qui ont permis à l’abbé Pierre d’agir comme il l’a fait pendant plus de 50 ans."
Quant à l’existence de consignes pour ne pas laisser l’abbé seul en présence de femmes, Emmaüs international, Emmaüs France et la Fondation Abbé Pierre expliquent que selon l’enquête menée par le cabinet Egaé, Il y a eu "des messages plus ou moins similaires de prudence à certaines époques (...) Plusieurs personnes étaient informées que l’abbé Pierre avait un comportement inadapté envers les femmes, sans forcément prendre conscience de la réalité des violences commises". Enfin, les trois structures s’engagent à ce que "toutes les informations d’intérêt général recueillies par Emmaüs ou par le groupe Egaé dans le cadre de l’écoute des victimes soient mises à disposition de la future commission historique."
Dispositif d’écoute et de témoignages Abbé Pierre
Par mail : emmaus@groupe-egae.fr / Par message vocal : 01 89 96 01 53
Consulter les deux rapports d’Egae, le cabinet indépendant mandaté par Emmaüs International, Emmaüs France et la Fondation Abbé Pierre pour enquêter sur les agissements de l’abbé Pierre :
- Rapport 1 rendu public le 17 juillet 2024 qui révèle 7 témoignages de femmes.
- Rapport 2 rendu public le 6 septembre 2024 qui révèle 17 nouveaux témoignages de femmes.
Bibliographie :
Emmaüs et l’abbé Pierre, d'Axelle Brodiez-Dolino (Presse de Sciences Po-2009)
Paysan de la rive droite, d’André Paul (Cerf-2023)
L’abbé Pierre, une vie d’amour, de Philippe Dupont, (City-2023)
L’abbé Pierre, de Sophie Doudet (Folio-2022)
Les combats d’Emmaüs, de Denis Lefevre (Le cherche-midi-2001)
Quarante ans d’amour, de Pierre Lunel (l’Edition n°1-1992)
La grande aventure d’Emmaüs, de Gérard Marin et de Roland Bonnet (Grasset-1969)
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