Euro 2024 : pourquoi dit-on que l'Allemagne est un "pays de football" ?
Après une Coupe du monde organisée en plein milieu du désert, au Qatar, et une édition précédente disputée à travers l’Europe, l’Euro revient à un format classique, avec un seul pays d’attache, l’Allemagne, une nation qui a l’habitude d’organiser des grandes compétitions de football. En France, on dit souvent de lui qu’il est un "pays de football". Le sous-entendu est à peine voilé : il le serait surtout plus que la France elle-même.
Notre voisin d’outre-Rhin réunit tous les critères pour être qualifié de la sorte. Le football y est de très loin le sport le plus pratiqué, avec 7 131 936 pratiquants recensés par la Fédération allemande de football, d’après des chiffres communiqués par l’UEFA en 2023. Un total bien supérieur à la France et ses 2,22 millions de licenciés, ou au nombre de handballeurs en Allemagne (750 000 environ), le deuxième sport national.
Pratique, résultats et effervescence culturelle
Au plus haut niveau international, peu de sélections peuvent se targuer d’avoir le palmarès de cette équipe qu’on appelait encore récemment la Mannschaft. Seul le Brésil a remporté plus de Coupes du monde qu’elle (cinq contre quatre pour l'Allemagne – 1954, 1974, 1990, 2014) et personne ne fait mieux que ses trois sacres à l’Euro (1972, 1980, 1996). Après tout, Gary Lineker n'a pas dit "Le football est un sport qui se joue à 11 contre 11 et, à la fin, c’est toujours l’Allemagne qui gagne" sans raison. La France coche aussi ces deux critères, avec une très large pratique du sport et un palmarès international garni (2 Coupes du monde, 2 championnats d'Europe), mais elle peut difficilement rivaliser avec l'effervescence culturelle qui règne en Allemagne dans tout ce qui touche au football.
Le sport y est au cœur de la vie de la cité. "Savoir quelle équipe ton club affronte, et si c'est à domicile ou à l'extérieur, c'est la première chose que tu regardes pour savoir ce que tu fais le week-end. Peu importe qu'il joue en Bundesliga, en deuxième ou en troisième division, on supporte le club de sa ville, ce qui n'est pas forcément le cas partout en France", raconte Ibrahima Traoré, un ex-international guinéen ayant passé toute sa carrière en Allemagne, de 2007 à 2021.
"En Allemagne, on n'est pas spectateur d'un match. On ne vient pas comme si on allait au cinéma pour regarder un film. On fait partie intégrante du scénario d'un match et ça, ça se transmet de père en fils."
Ibrahima Traoré, ex-joueur de Bundesligaà franceinfo: sport
Dans toute l'Allemagne, chaque week-end, les stades sont bondés. Dix-sept des 18 clubs de première division allemande ont affiché un taux de remplissage supérieur à 90% la saison passée (la seule exception étant Hoffenheim, 79%). "L'affluence des stades en Allemagne dépasse largement celle de la France. En Bundesliga, le Bayern accueille plus de 70 000 spectateurs, 80 000 même pour le Borussia Dortmund, quand seul l'OM dépasse les 60 000 en France. Et c'est encore plus révélateur dans les divisions inférieures", note l'historien spécialiste en civilisation allemande Ulrich Pfeil, auteur de Football et identité en France et en Allemagne (Septentrion, 2010).
"Cette année, en troisième division, mon ancien club, le Dynamo Dresde, a accueilli quasiment 30 000 spectateurs de moyenne. On ne voit ça nulle part ailleurs, dans aucun autre pays, relève le milieu français Anthony Losilla, actuel capitaine du club de Bochum. Ce qui est impressionnant, c'est le nombre d'abonnements à l'année. Chez nous [à Bochum], il y a quasiment autant d'abonnés à l'année que de places dans le stade. Et maintenant, ils font même des abonnements à l'année pour les matchs à l'extérieur."
Une culture défendue
A titre de comparaison, quand la Ligue 1 affiche une affluence moyenne d'environ 25 000 spectateurs par match en 2022-2023, la Bundesliga dépasse les 40 000. "En France, il existe d'autres sports suivis assidûment, avec une grande effervescence, comme le rugby, ce que l'Allemagne n'a pas du tout. Le focus est plus grand sur le football", observe Valérien Ismaël. Le défenseur du Werder Brême et du Bayern Munich dans les années 2000 se souvient aussi de la culture du Stammtisch, cette habitude de se rejoindre au bar pour parler de football autour d'une bière.
Vivre sa passion du football est un art de vivre que les Allemands sont décidés à défendre coûte que coûte. Pour Benjamin McFadyean, docteur et chercheur en histoire du football allemand à l'université de Portsmouth, rien n'illustre mieux cet attachement viscéral au foot que la règle du 50+1. En Allemagne, les clubs doivent obligatoirement être actionnaires majoritaires de leur équipe, ce qui empêche tout investisseur étranger de venir racheter le club.
"Les clubs sont détenus à 50% par les fans. Ils restent une organisation communautaire et un atout pour la collectivité. Il y a une connexion très forte entre les propriétaires et les membres. J'en suis un au Borussia Dortmund. Depuis dix ans, je paie 70 euros par an pour l'être et ça me permet de voter sur des sujets importants qui peuvent aller du nom de l'équipe à ses couleurs sur le maillot en passant par la localisation du stade. Rien ne peut être changé sans un vote démocratique", explique Benjamin McFadyean, suiveur assidu de l'actualité du football allemand.
Sorte de digue contre le déracinement ou la disparition d'une identité profonde, la règle du 50+1 a failli être remise en question cette année en raison d'un accord commercial que s'apprêtaient à signer les clubs allemands. Ce dernier prévoyait la cession de 8% des droits télévisés des 20 prochaines saisons contre un apport financier immédiat, mais extérieur. Il a fallu de nombreuses manifestations de fans allemands, quitte à contrarier le cours de certains matchs, en décembre et en janvier dernier, pour pousser les parties prenantes à faire machine arrière.
"Quand vous regardez dans les grands journaux allemands, vous avez trois-quatre pages tous les jours sur le sport en général, sur le foot donc. Dans Le Monde, Libération, Le Figaro, en France, vous avez au maximum une page."
Ulrich Pfeil, professeur de civilisation allemande à l'Université de Lorraineà franceinfo: sport
En Allemagne, le discours bien connu en France selon lequel le football est un sport pratiqué par des millionnaires qui courent après un ballon n'existe pas (ou très peu). "Ici, depuis longtemps les intellectuels montrent leur passion. Martin Heidegger [célèbre philosophe allemand] était un fan de foot. Même chose chez les hommes politiques. L'actuel président de la République Frank-Walter Steinmeier est un fan de Schalke 04, l'ancien chancelier Schröder de Hanovre... L'ancrage du football est très fort dans la société allemande (...). Tous les clubs ou presque ont aussi un musée", illustre l'historien Ulrich Pfeil.
Se reconstruire après l'horreur de la guerre
Mais comment l'Allemagne en est-elle venue à s'attacher autant au football ? Pour Benjamin McFadyean, deux facteurs historiques ont joué un rôle important : "Après la Seconde guerre mondiale, Adolf Hitler et l'Holocauste, les clubs de football et la sélection sont devenus un moyen de rebâtir une forme de fierté nationale". Du miracle de Berne en 1954 au dernier titre en 2014, "au moins quatre générations d'Allemands ont vécu une victoire en Coupe du monde", chacune venant renforcer l'attachement du public au football.
L'autre facteur tient au fait que l'Allemagne soit une République fédérale, à l'opposé de la France, où Paris centralise tout. "Le pays n'est unifié que depuis moins de 200 ans. Chaque région a ses propres traditions. Chaque club représente sa région, sa ville. On peut dire par exemple que le Borussia Dortmund est l'équipe nationale de la Westphalie. L'équipe est extrêmement soutenue par les entreprises locales et les habitants. En Allemagne, la fierté régionale est plus importante que la fierté nationale. L'identité nationale est elle-même basée en grande partie sur l'attachement régional", explique Benjamin McFadyean.
Dans l'histoire récente, l'image de "pays du football" a pris encore plus de volume avec l'organisation de la Coupe du monde 2006, puis le sacre au Brésil huit ans plus tard. Bien que l'équipe nationale allemande éprouve des difficultés dans son renouveau générationnel, elle tient une double occasion, cet été, de renforcer sa réputation, en revenant au plus haut niveau international et en réussissant son organisation du tournoi.
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