Cinq mois après la mort d'Adama, comment le clan Traoré "poursuit le combat"
Dans une affaire jugée en marge de l'enquête sur la mort d'Adama Traoré, deux de ses frères ont été condamnés, mercredi, à huit et trois mois de prison ferme, pour violences sur les forces de l'ordre. Mais la famille ne se laisse pas abattre.
"Quinze minutes, pas plus." Au téléphone, Assa Traoré prévient : elle n'a pas beaucoup de temps. Elle voit un média concurrent en fin de matinée. Elle peut nous rencontrer pendant la pause déjeuner, dans un restaurant au dernier étage du centre commercial Créteil Soleil. Cette femme de 31 ans est prise dans un tourbillon médiatique depuis le 19 juillet. Ce jour-là, son frère Adama est mort. Il venait de se faire interpeller par les gendarmes à Beaumont-sur-Oise (Val-d'Oise), la ville dont lui et sa famille sont originaires. C'était aussi le jour de son 24e anniversaire. Les circonstances de sa mort sont encore floues.
"J'essaie de faire la part des choses, de m'occuper de mes enfants, de venir manger avec des amis, comme je le fais là, et ensuite d'aller acheter les cadeaux de Noël. Pour l'instant, je me suis arrangée avec mon travail, pour reprendre un peu plus tard", détaille, ce mardi 13 décembre, cette éducatrice en prévention spécialisée. Elle pose ses couverts et repousse l'assiette. L'atmosphère est bruyante. Son téléphone ne cesse de sonner : une journaliste, qui vient de faire son portrait, la rappelle. "Tout ça fait aussi partie du combat."
"C'est une gestion qu'on fait tous ensemble, toute ma famille"
Assa Traoré veut faire éclater la vérité. Pour faire passer un message, il faut un visage. Ce sera le sien. Pourtant, elle insiste sur la mobilisation commune : "C'est vrai que je suis mise en avant, c'est moi qui parle, mais c'est une gestion qu'on fait tous ensemble, toute ma famille, tous mes frères et sœurs. Tout le monde est impliqué, tout le monde a un rôle bien précis."
Celui de porte-parole revient tout naturellement à Assa Traoré. Son regard perçant, son charisme, sa voix grave et ferme, y sont sans doute pour quelque chose. Ce rôle, elle l'endosse pour la première fois le 30 juillet, quand une marche en mémoire d'Adama Traoré n'est finalement pas autorisée. Les CRS encerclent les manifestants. Assa appelle au calme. Elle invite tout le monde à s'asseoir, et debout, elle déclame face à la foule : "Nos droits sont bafoués. Aujourd'hui, on n'a pas marché, mais c'est une victoire."
C'est encore elle qui répond aux questions de Mouloud Achour dans "Le Gros Journal", diffusé sur Canal+ le 28 septembre. Elle marche, au-devant de quelques membres du comité La Vérité pour Adama. Et demande à François Hollande, face à la caméra, "de prendre ses responsabilités".
"L'affaire Adama, c'est d'abord une force locale extrêmement forte"
"Beaucoup de mes frères préfèrent être à l'écart, mais ils sont autant présents qu'Assa", estime Lassana. C'est le grand frère de 39 ans, qui habite à Bordeaux. Il est maître d'ouvrage dans l'immobilier. Lui aussi insiste sur l'unité de la fratrie Traoré, qui compte 16 enfants – 17 avec Adama. Un même père, quatre mères, et autant de mariages successifs. "Demi-frère, demi-sœur : chez nous, ces mots n'existent pas. On a tous grandi ensemble, on ne fait qu'un", martèle-t-il. Lui aussi s'occupe des relations avec les médias.
"Quant à Hawa et Mama, elles font un travail énorme dans le Sud, le Sud-Ouest", indique Assa Traoré, en parlant de deux de ses sœurs. Car la mobilisation n'est pas circonscrite à l'Ile-de-France. Marseille, Toulouse, Orléans, Rennes, Rouen... Le comité a essaimé dans toute la France. Mais, comme le rappelle Assa Traoré, "l'affaire Adama, c'est d'abord une force locale extrêmement forte. C'est ce qui fait qu'aujourd'hui, nous sommes forts partout."
Une ronde quotidienne à Boyenval
La "force locale", la famille Traoré la doit à Samba. L'électricien de 29 ans habite toujours dans le quartier de Boyenval, à Beaumont-sur-Oise. "Au départ, c'est même pas un quartier, c'est une résidence", insiste-t-il en désignant l'îlot d'immeubles autour de lui. La lumière de la Lune, presque pleine, permet de distinguer dans la nuit des bâtiments blancs, hauts de quatre étages, nichés au cœur d'un quartier pavillonnaire. Samba Traoré verse de l'eau chaude dans un gobelet en plastique. Il se prépare un thé pour se réchauffer avant sa ronde quotidienne dans les rues de Boyenval.
Bob en laine sur la tête, parka noire, accompagné de quatre ou cinq copains, Samba Traoré salue trois jeunes postés dans l'ombre, sous les porches des immeubles. "Au début, ils ne comprenaient pas trop. Et puis, on leur a expliqué qu'à chaque fois qu'un incident éclatait à Beaumont, il était assimilé à la famille Traoré. Si les jeunes restent dans la rue trop tard, on appelle les parents. Enfin, ça nous est arrivé une fois. Les parents nous ont remerciés", relate Samba Traoré, en empruntant un chemin peu éclairé entre deux immeubles.
"C'est un quartier tranquille, il faut que ça le reste"
Samba Traoré fait référence à la soirée du 23 novembre. "Un bus a été brûlé. Le feu a atteint une maison. On a dû l'éteindre nous-mêmes. Les pompiers ne sont pas venus, car les gendarmes leur ont dit qu'ils allaient se faire caillasser. A ce moment-là, on s'est senti abandonnés. Le soir-même, j'ai proposé une médiation pour sensibiliser les jeunes, les inciter à rentrer chez eux à une certaine heure", explique-t-il.
Depuis quelques jours, Samba Traoré a dû retirer son gilet jaune. "Sinon, c'est assimilé à de la sécurité, du gardiennage", soupire-t-il. Une demande de la gendarmerie. Car elle aussi surveille le quartier. Cette nuit-là, trois fourgons sont postés à des coins de rue. La maire UDI de Beaumont-sur-Oise, Nathalie Groux, a nommé, elle aussi, une médiatrice. "J'en ai entendu parlé, mais je n'ai jamais vu cette personne", indique Samba Traoré. Environ 3 000 personnes habitent à Boyenval, soit un peu moins d'un tiers de la population de la ville. "C'est un quartier tranquille, il faut que ça le reste. J'y veille personnellement", insiste-t-il. "Il sait désamorcer le conflit avec beaucoup de calme. C'est dans son caractère", souligne sa sœur Assa.
"C'est un complot"
Un trait de caractère qui resurgit le lendemain, mercredi 14 décembre, lors du procès de ses frères, Bagui et Youssouf, jugés pour des menaces de mort, violences et outrages contre des policiers et des gendarmes. Les faits ont été commis en marge d'un conseil municipal à Beaumont-sur-Oise. Le 17 novembre, la prise en charge par la commune des frais de justice de la maire dans l'affaire liée à la mort d'Adama Traoré devait être examinée, mais la situation a dégénéré.
Mercredi, au cours de l'audience devant le Tribunal correctionnel de Pontoise, lorsque la présidente du tribunal demande à Youssouf (Yssoufou pour l'état civil) s'il est au courant d'une plainte antérieure déposée contre lui pour menaces de mort, le jeune homme de 22 ans perd patience : "J'en ai marre, j'ai jamais eu affaire à eux, ça fait chier !" "Chuuuut", lance Samba Traoré, assis dans le public, en cherchant son frère du regard. "Attention, si la salle ne se calme pas, je la fais évacuer", prévient la présidente du tribunal.
A ses côtés, Bagui Traoré s'agite aussi. "C'est un complot", ne cesse de dénoncer le prévenu, vêtu d'une doudoune noire sur un pull gris. A 40 km de là, ce même sentiment d'injustice anime la centaine de personnes réunie au Centre international de culture populaire. Dans cette salle du 11e arrondissement de Paris, un meeting de soutien à Bagui et Youssouf Traoré a été organisé. Une élue Europe Ecologie-Les Verts, des étudiants, mais aussi des militants sont présents dans la salle. La famille Traoré sait qu'elle peut compter sur ce cercle de soutien, plus éloigné, mais présent.
"On se réapproprie le droit d'écrire l'histoire"
Laura*, 25 ans, militante contre les discriminations raciales et membre du comité La vérité pour Adama, a contribué à l'organisation de cette soirée. "Un rassemblement devant le tribunal aurait joué en notre défaveur", explique-t-elle. Elle participe également à la rédaction des communiqués diffusés sur les réseaux sociaux. "On ne laisse pas les médias écrire sur cette lutte. On se réapproprie le droit d'écrire l'histoire. Les termes des communiqués sont ceux de la famille, et ces mots sont réutilisés dans les médias, décrypte-t-elle en aparté, avant de se féliciter devant l'assemblée. Les journalistes emploient les termes utilisés dans les communiqués : c'est déjà une victoire."
"N'oubliez pas, la victoire judiciaire sera moins importante que la victoire politique", insiste Laura, après avoir résumé la teneur des débats à Pontoise. A ses côtés, se tient Samir, du Mouvement de l'immigration et des banlieues. Il s'improvise chauffeur de salle. "Nous, on est les soutiens extérieurs. Assa est la porte-parole, mais il ne faut pas oublier que derrière Assa, il y a tout un quartier."
On y croise Samir, du Mouvement de l'immigration et des banlieues, qui soutient la mobilisation de la famille #Traoré pic.twitter.com/3funcvZGDL
— Violaine Jaussent (@ViolaineJ) 14 décembre 2016
"Notre cellule familiale restera encore plus forte"
L'autre soutien de la première heure, c'est Almamy Kanouté, cofondateur du mouvement Emergences. C'est devenu un ami, un de ceux avec lesquels Assa Traoré a déjeuné, mardi, au centre commercial de Créteil Soleil. Mercredi, Almamy Kanouté se trouvait au tribunal de Pontoise : il était cité comme témoin par la défense. C'était aussi le cas de Sihame Assbague, militante anti-raciste.
Des témoignages favorables aux prévenus, mais qui n'ont pas convaincu. A 0h35, au terme d'une audience fleuve, le jugement tombe : Bagui Traoré est condamné à huit mois de prison ferme, Youssouf à six mois, dont trois avec sursis. Les avocats des deux frères envisagent de faire appel. "J'ai honte de la justice française, a réagi Assa Traoré après le jugement. On veut détruire notre cellule familiale, mais elle restera encore plus forte." Une façon de dire que le combat continue.
*Le prénom a été changé à sa demande
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