Affaire Théo Luhaka : sept questions pour comprendre le procès des policiers jugés pour violences volontaires
C'est devenu "l'affaire Théo". Le 2 février 2017, Théodore Luhaka, un jeune homme noir de 22 ans, est grièvement blessé au rectum par la matraque télescopique d'un policier, lors d'une interpellation à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Trois jours plus tard, quatre policiers sont mis en examen pour violences volontaires et l'un d'eux l'est également pour viol. L'affaire, qui a mis en lumière les violences policières, a déclenché des manifestations et des violences urbaines. François Hollande, président de la République à l'époque des faits, se rend au chevet du jeune homme, qui garde des séquelles irréversibles.
Près de sept ans plus tard, trois policiers sont finalement jugés devant les assises de Seine-Saint-Denis pour violences volontaires, avec plusieurs circonstances aggravantes, à partir du mardi 9 janvier et jusqu'au vendredi 19. La qualification de viol n'a en revanche pas été retenue, mais l'un d'eux est renvoyé pour avoir "entraîné une infirmité permanente". Le quatrième a bénéficié d'un non-lieu. Franceinfo fait le point sur cette affaire en sept questions.
1 Que sait-on de l'interpellation de Théodore Luhaka ?
A l'audience, le déroulement des faits sera à nouveau décortiqué. Tout commence en fin d'après-midi, le 2 février 2017, dans une rue de la cité des 3 000, à Aulnay-sous-Bois. Un équipage des Brigades spécialisées de terrain (BST), composé de quatre policiers, procède à des contrôles d'identité sur un groupe de jeunes hommes, à un endroit réputé comme un point de vente de drogue. D'après le procès-verbal d'interpellation, l'un d'eux refuse et se montre "arrogant". Toujours selon cette source, un deuxième homme s'interpose. Il s'agit de Théodore Luhaka, un habitant du quartier âgé de 22 ans, que tout le monde appelle Théo.
Si le début de la scène se déroule derrière un mur, sans vidéosurveillance, la suite est enregistrée. D'après l'horodatage des caméras municipales, l'interpellation a duré huit minutes, entre 16h46 à 16h54. Les images, révélées en partie par Europe 1 en janvier 2018, sont décrites dans l'ordonnance de mise en accusation des trois fonctionnaires, à laquelle franceinfo a eu accès. Elles montrent une "empoignade" entre le groupe de jeunes hommes et les policiers. Elles permettent aussi à la juge d'instruction d'établir qu'à 16h46, "le pantalon de Théodore Luhaka était tombé au niveau du bas des fesses, laissant apparaître son caleçon".
Une minute plus tard, Théo Luhaka chute sur un policier, Jérémie D. Du gaz lacrymogène fuse. Derrière le jeune homme, un deuxième policier, Tony H., tente de lui saisir les bras pour le menotter. Alors que Théo Luhaka parvient à se relever, un troisième fonctionnaire, Marc-Antoine C., lui assène à plusieurs reprises des coups de bâton télescopique de défense sur le dos. Lorsqu'il le dirige vers ses fesses, Théo Luhaka se retourne. Il reçoit une gifle de Tony H., qui cherche à le maintenir. Puis le jeune homme s'effondre. Menotté, il est projeté contre le muret par Jérémie D. Il est ensuite déplacé hors du champ des caméras. Son acheminement, trois minutes après, jusqu'au véhicule de police est, lui, filmé.
Les policiers affirment avoir constaté que Théo Luhaka "saignait au niveau des fesses" à leur arrivée au commissariat d'Aulnay-sous-Bois, où il est placé en garde à vue. Victime d'un malaise, le jeune homme est opéré en urgence. Son examen conclut à une perforation rectale. Le soir même, entendu depuis l'hôpital, le jeune homme déclare que les policiers l'ont frappé et que l'un d'eux a baissé son pantalon avant d'introduire sa matraque.
2 Pourquoi la qualification de viol a-t-elle été abandonnée ?
Trois jours après les faits, les quatre policiers sont mis en examen pour violences volontaires ayant entraîné une ITT supérieure à huit jours. Marc-Antoine C., souçonné d'avoir porté le coup de matraque qui a blessé Théo, est également mis en examen pour viol. Mais à l'issue des investigations, cette qualification n'a pas été retenue. Le coup est "bien porté volontairement", mais ni l'élément matériel ni l'élément moral, qui caractérisent un viol en droit pénal, ne sont établis, d'après la juge d'instruction. "Aucun propos à connotation sexuelle n'a été tenu par les policiers interpellateurs, ce que Théodore Luhaka a lui-même confirmé", pointe la magistrate.
3 Que reproche-t-on aux trois policiers jugés ?
Si la magistrate liste neuf éléments à décharge, trois autres "plaident pour un usage disproportionné de la violence" de la part de Marc-Antoine C. Il est donc renvoyé pour "violences volontaires par une personne dépositaire de l'autorité publique ayant entraîné une infirmité permanente". Il est aussi jugé pour "violences volontaires ayant entraîné une ITT supérieure à huit jours par personnes dépositaires de l'autorité publique, avec armes et en réunion", comme Tony H. et Jérémie D.
"Dès lors que la partie civile était au sol et immobile, les actes de violence étaient nécessairement disproportionnés", souligne la juge d'instruction. "A ce moment-là, personne ne mesure la gravité des blessures de Théo Luhaka", rétorque Daniel Merchat, qui représente Jérémie D. "Mon client a toujours reconnu les faits : il lui a mis une gifle. Il le regrette, il a présenté ses excuses. Il ne va rien dire d'autre au procès", ajoute l'avocat auprès de franceinfo.
Une autre question va animer les débats : le "geste d'estoc" porté par Marc-Antoine C. avec sa matraque télescopique, était-il légitime ? Cette technique a pour but de provoquer une douleur dans un membre inférieur, afin d'amener au sol un individu qui s'oppose à son interpellation. "Le crime imputé à mon client est un geste technique d'intervention règlementaire : c'est un acte de violence volontaire mais légitime et conforme à ce qui est enseigné en école de police", estime l'avocat de Marc-Antoine C., qui entend plaider l'acquittement de son client. "Son seul et unique objectif était d'atteindre Théo Luhaka dans le muscle ischio-jambier, pour le faire tomber et le maîtriser. Les blessures occasionnées sont involontaires", assure Louis Cailliez.
4 Pourquoi le quatrième policier a-t-il bénéficié d'un non-lieu ?
L'enquête démontre que le quatrième policier a "porté deux ou trois coups de pied" à Théo Luhaka, car celui-ci "lui avait saisi les poignets au début de l'interpellation, afin de se dégager". Cela "ne constitue pas une violence illégitime", conclut la juge d'instruction. Ce policier s'est ensuite assuré de "la sécurisation des lieux" et n'a plus été en contact avec le jeune homme. Aucune charge n'a donc été retenue contre lui et il a bénéficié d'un non-lieu. Il sera tout de même entendu au procès comme témoin.
5 Quelle est la version de Théo Luhaka ?
Théo Luhaka a été entendu par la juge d'instruction un mois après les faits. Le jeune homme a alors déclaré "ne plus avoir de souvenir précis", mais admis "que la chute de son pantalon n'était pas un acte volontaire des policiers". Il précise "qu'il n'était pas en état de faire la toute première audition à l'hôpital". Il déclare aussi avoir été frappé et victime d'insultes racistes lors de son transport au commissariat. Des propos maintenus lors d'une confrontation avec deux policiers, le 21 février 2018, mais que les fonctionnaires, eux, démentent.
"Ce n'est pas seulement un coup de matraque qui est donné. C'est une série d'au moins quatre scènes de violences", affirme à franceinfo Antoine Vey, qui représente Théo Luhaka. "Notamment le fait de laisser dans une voiture de police, puis au commissariat, quelqu'un en train de perdre du sang. On voit sur les vidéos les policiers mettre des claques à Théo qui est menotté", développe l'avocat. "Ils étaient venus pour intimider, mais ça a mal tourné, au préjudice de Théo", soutient-il.
6 Quelles sont les séquelles pour le jeune homme ?
Pour évaluer les conséquences sur la santé de Théo Luhaka, la juge d'instruction a ordonné cinq expertises médicales. En juin 2020, un proctologue a conclu que sa situation s'était améliorée, mais estimé "probable" qu'il "subisse des séquelles permanentes". La gravité du préjudice subi sera aussi au cœur des débats. Sept experts sont cités pendant le procès et leurs auditions seront complétées par les résultats d'une autre expertise réalisée en 2023. "Ils confirment la gravité des dommages infligés", avance Antoine Vey.
L'avocat de Théo Luhaka estime que "ces expertises médicales doivent êtres lues à la lumière des expertises psychologiques", auxquelles le jeune homme a été soumis. La première, réalisée par une psychologue-clinicienne en 2018, ne relevait pas "d'impact psychotraumatique". Toutefois, la seconde, qui date de juillet 2020, note "une présence dépressive inquiétante", avec "un sentiment de honte, un fatalisme et un sentiment abandonnique". "Il se sent comme quelqu'un qui a été violé, avec les mêmes préjudices psychologiques, en plus des préjudices physiques permanents qui atteignent son intimité et sa virilité, résume son avocat. C'est un tournant dont il ne s'est pas remis, pour l'instant."
7 Les policiers jugés exercent-ils encore ?
Les policiers avaient interdiction d'exercer l'activité de policier et tout métier en lien avec la sécurité lorsqu'ils ont été mis en examen, le 5 février 2017. Toutefois, une partie de leur contrôle judiciaire a été levé. Aujourd'hui âgé de 31 ans, Tony H. a pu, dès août 2017, réintégrer le service d'accueil d'un commissariat. Jérémie D., 43 ans, a été suspendu pendant deux ans. Il a ensuite déménagé dans le Sud-Ouest, où il a pu reprendre sa carrière, selon son avocat.
Le principal accusé, Marc-Antoine C., 34 ans, assure lui une fonction de "soutien de l'administration" au ministère de l'Intérieur depuis septembre 2019, explique son avocat. La Seine-Saint-Denis était la première affectation de ce jeune policier, qui avait 27 ans au moment des faits. S'il ne souhaite pas que son nom apparaisse, c'est parce qu'il fait l'objet de menaces sur les réseaux sociaux. "C'est l'épreuve de sa vie. Il attend ce procès depuis sept ans, détaille son avocat, Louis Cailliez. Certains ont tout de suite crié au viol et c'est l'idée fausse qui est restée. Il est traumatisé par cette accusation épouvantable relayée au début de l'enquête."
Marc-Antoine C. et Jérémie D. ont également fait l'objet d'une enquête administrative. Confiée à l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), elle a conclu à "l'existence de manquements" et ordonné le renvoi des policiers en conseil de discipline. La proposition de blâme formulée n'a jamais abouti. De fait, dans ce type d'affaires, la sanction administrative est souvent prise une fois que la décision pénale est connue. Tony H. risque sept ans de prison pour violences volontaires avec deux circonstances aggravantes, Jérémie D. dix ans de prison, car trois circonstances aggravantes des violences volontaires ont été retenues : en réunion, avec arme et par personne dépositaire de l'autorité publique. Marc-Antoine C., auteur du coup de matraque, encourt, lui, jusqu'à quinze ans de réclusion criminelle.
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