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"Charlie Hebdo" : derrière l'unité nationale, y a-t-il une fracture au sein de la société française ?

Des enseignants racontent que leurs élèves ne condamnent pas l'attaque contre le magazine satirique, loin de là. Faut-il s'en inquiéter ?

Article rédigé par Vincent Daniel - propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
La minute de silence à l'école Elisée-Chatin, à Grenoble (Isère), le 8 janvier 2015. (MAXPPP)

Derrière l'unité nationale après l'attentat contre Charlie Hebdo, des fractures ? Le mot clé #JenesuispasCharlie a été significativement relayé sur Twitter, et vendredi 9 janvier, la minute de silence en hommage aux victimes de l'attentat a été parfois incomprise, perturbée, chahutée... Ce fut notamment le cas en Seine-Saint-Denis ou dans l'académie de Grenoble

Le ministère de l'Education nationale rappelle au Monde que "dans la très grande majorité des cas, tout s'est bien déroulé lors de la minute de silence", évoquant "certains cas de perturbations" qui ont été "traités localement". Les syndicats des professeurs estiment aussi que ces cas sont restés limités. Est-ce toutefois le signe qu'il existe un fossé de la société française ?

Francetv info a posé la question à Sandra Laugier, professeure de philosophie à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est notamment spécialisée en philosophie morale et politique. 

Francetv info : L'émotion suscitée par les récents attentats et la mobilisation de solidarité, symbolisée par la phrase "Je suis Charlie", pourraient laisser penser que nous sommes tous Charlie. Mais certains collégiens et lycéens se sont démarqués lors de la minute de silence observée jeudi. Est-ce surprenant ?

Sandra Laugier : Je suis étonnée qu'il y ait un étonnement. Cela n'a rien de si extraordinaire, il ne faut pas monter cela en épingle. Après les attentats du 11-Septembre, un slogan 'Nous sommes tous Américains' avait été lancé. La philosophe Marie-José Mondzain avait répliqué dans une tribune publiée par Le Monde intitulée "Je ne me sens pas américaine" (article abonnés). Ne pas "être Charlie" fait écho à cela, sous une forme simplifiée.

Il y a évidemment quelque chose d'un peu stupide dans cette forme de réponse, dans la mesure où c'est prendre au pied de la lettre une expression de solidarité ("Je suis Charlie"). Bien sûr que nous n'étions pas tous Américains, bien sûr que nous ne sommes pas tous Charlie. Nous disons cela pour signifier autre chose, une union symbolique. 

On peut donc répondre par la négative à ce mouvement, cela n'a rien d'inédit. Ces réactions étaient prévisibles dans ces établissements de banlieue. Beaucoup de jeunes peuvent ne pas se sentir concernés par cette forme d'unanimisme un peu lourde. Toute expression collective qui va s'imposer à tout le monde produit ce genre de réactions. Cet unanimisme "obligé" peut être mal perçu, comme une obligation au conformisme ou à une solidarité de commande. 

Comment expliquer que certains comprennent ou justifient l'attentat contre Charlie Hebdo ? 

C'est très choquant. En disant que certains l'avaient bien cherché, l'idée serait donc une punition moralement justifiée des victimes. Il ne faut pas tolérer ce genre de réactions. Quand les gens expliquent qu'ils ne veulent pas être Charlie, ou ne se reconnaissent pas dans l'émotion exprimée, ce n'est, après tout, que de la liberté d'expression, dont on parle tant ces derniers jours... En revanche, la posture moralisante qui consiste à dire que certains l'ont mérité revient à dire que dès que quelqu'un nous manque de respect, on peut répondre par la violence, on peut tuer. C'est l'expression d'une société à part, où les règles de comportement sont régies par la violence.

Cette position est absolument inacceptable. Il y a peut-être une responsabilité collective, nous avons laissé se développer des zones de relégation, entre autres les banlieues, où ce genre d'idées est la norme. C'est tout à fait inquiétant, et il faut y remédier.

L'unité nationale autour des victimes et de valeurs communes est-elle fracturée à vos yeux ?

Je ne pense pas que ce soit une fracture. Il y a un sentiment d'unité nationale qui prédomine. La fracture n'est pas dans l'unité nationale autour de l'émotion du deuil lié à l'attentat contre Charlie Hebdo, et dont on espère qu'elle va inclure aussi les victimes juives de l'attaque de vendredi. L'unité nationale doit inclure tout le monde, y compris ceux qui ne "se sentent pas Charlie" ou n'apprécient pas les caricatures de Charlie Hebdo. Ce n'est pas la même chose de dire "je ne vois pas pourquoi on attend de moi une solidarité comme si j'étais a priori complice", et de dire "certains l'ont cherché". Dans le second cas, c'est dangereux, c'est précisément l'esprit du terrorisme, mais c'est ultraminoritaire, donc on ne peut pas parler de fracture. 

En revanche, si la fracture n'est pas dans l'unité nationale, elle est dans notre société. Et c'est ce que les terroristes ont précisément visé, à l'intérieur de la communauté musulmane en France, dans les banlieues sensibles. Le fait même qu'il y ait cette réaction chez ces jeunes, de légitimation ou d'explication des assassinats, montre que les terroristes ont peut-être gagné. Car ils auront divisé autour de la condamnation des actes terroristes, ils ont pointé la fracture.

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