Cet article date de plus de cinq ans.

"Jamais je n'aurais pensé vivre une situation pareille" : le quotidien "entre parenthèses" des délogés de Marseille

Article rédigé par Ilan Caro
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Sophie et Alexander, dans leur chambre d'hôtel, à Marseille, le 18 décembre 2018. (ILAN CARO / FRANCEINFO)

Un mois et demi après l'effondrement de deux immeubles en plein centre de Marseille, plus de 1 600 habitants ont dû quitter leur logement. Franceinfo est allé à leur rencontre.

"On pensait avoir vécu le pire, mais en fait ce n'est pas terminé." Le 5 novembre, Sophie a perdu huit de ses voisins dans l'effondrement de l'immeuble qu'elle occupait au 65, rue d'Aubagne, à Marseille. L'étudiante de 25 ans, miraculée, ne se trouvait pas sur place au moment du drame. Quarante-trois jours ont passé lorsqu'elle nous reçoit, avec son mari Alexander, dans la chambre d'hôtel que la municipalité leur a mise à disposition.

"Au moins, on n'est pas à la rue", se console-t-elle. Mais rien n'est plus comme avant. Sophie parle avec nostalgie de son appartement de 26 mètres carrés qu'elle louait depuis deux ans et demi dans ce quartier à la fois populaire et bohème de Noailles. Un taudis qu'elle avait retapé pour en faire "quelque chose de super mignon", dans un immeuble où cohabitaient un ingénieur, des artistes, des serveurs, des chômeurs, et huit nationalités différentes. "On se connaissait tous plutôt bien. Ce n'est pas facile de repenser à tout ça", explique la jeune femme, toujours sous le choc.

Dans la vie de Sophie, tout a subitement changé. Fini l'insouciance de ses jeunes années, le jus d'orange siroté sur les terrasses du cours Julien et les flâneries dans les allées du marché de la Plaine. Désormais, lorsqu'elle sort de l'hôtel, c'est pour se rendre à la cellule d'aide psychologique ou faire la queue au centre de crise mis en place par la mairie rue Beauvau, à deux pas du Vieux-Port, dans l'espoir que sa demande de relogement aboutisse enfin. "J'aimerais tellement pouvoir passer une heure ou deux sans penser à ça. Avoir une journée normale et ne pas devoir dire 'Bonjour, j'ai besoin d'aide'", témoigne-t-elle.

L'attente est très difficile. C'est comme si ma vie était mise en pause.

Sophie

à franceinfo

Si le drame de Marseille lui a laissé la vie sauve, il a réduit en miettes tout ce que Sophie possédait. Ses documents administratifs, mais aussi ses objets personnels, ses souvenirs, ses livres de philo, qu'elle avait annotés, et son mémoire de master, à recommencer à zéro. "Mes études sont en stand-by", explique Sophie. "Je n'ai pas la tête à ça. Je ne peux pas faire autre chose que de me battre." Sans chez-soi, perdue dans les méandres bureaucratiques, l'étudiante n'aperçoit pas encore le bout du tunnel.

1 604 personnes évacuées de 195 immeubles

Pour les autorités, le relogement des sinistrés s'avère particulièrement complexe, en raison de la grande diversité des personnes concernées. ll y a ceux, comme Sophie, dont l'immeuble s'est effondré. Ceux qui vivaient dans le périmètre de sécurité et dont l'immeuble a été évacué. Et puis tous les autres, aux quatre coins de Marseille, qui ont été priés de quitter leur domicile par précaution, au vu de l'état des murs. Depuis le drame, au gré des 784 visites de sécurité menées par les services municipaux, 1 604 personnes ont été évacuées de 195 immeubles. Parmi elles, des locataires et des propriétaires, des jeunes couples et des mamies, des célibataires et des familles nombreuses, des Marseillais de longue date et des sans-papiers…

Devant l'entrée de la cellule de crise, tous défilent dans un ballet incessant à la recherche d'une réponse, d'une information ou d'un peu de réconfort. Hélène, 60 ans, en ressort avec un croissant et un café. Cette locataire des Cinq-Avenues, un quartier prisé de la cité phocéenne, raconte comment, le 17 novembre, elle s'est retrouvée sur le trottoir avec quelques effets personnels, à attendre une navette pour la conduire dans un hôtel. "Les pompiers nous ont donné dix minutes pour partir", raconte-t-elle. Ce samedi-là, dans la panique, Hélène n'a pas vraiment pu réfléchir à ce qu'elle souhaitait emporter en priorité.

J'ai rassemblé deux ou trois habits et puis j'ai arrosé mes plantes. Et je n'ai pas pensé à prendre mon chéquier, ni mon permis de conduire...

Hélène

à franceinfo

Le lundi suivant, elle se rend pour la première fois "à Beauvau", l'espace d'accueil pour les personnes évacuées. "On était des dizaines entassés là-dedans. J'ai attendu sept heures pour pouvoir m'inscrire à la cantine", relate Hélène. Ne disposant dans son hôtel que d'une toute petite chambre sans coin cuisine, la sexagénaire se rend presque tous les jours, midi et soir, au numéro 93 de la Canebière, où la Sodexo a offert plus de 8 000 repas depuis début novembre. "A mon âge… Vous imaginez ? Jamais je n'aurais pensé vivre une situation pareille", confie-t-elle sans parvenir à dissimuler son émotion.

Hélène, le 18 décembre 2018, devant l'espace d'accueil des personnes évacuées mis en place par la mairie de Marseille. (ILAN CARO / FRANCEINFO)

Depuis qu'elle a été évacuée, Hélène n'a pas pu remettre les pieds dans son appartement. Sa vie se résume donc à des allées et venues entre son hôtel, la cantine et "Beauvau", où elle passait quotidiennement avant d'espacer ses visites de deux ou trois jours. Le reste du temps, elle déambule sans but précis dans la ville, s'arrête de temps en temps à la bibliothèque de l'Alcazar pour se réchauffer et lire un magazine, ou découvre les joies du lavomatique. Pour Hélène, qui vit seule, cette mésaventure est aussi synonyme d'isolement.

Pour l'anniversaire de ma fille, j'avais l'habitude d'inviter toute la famille à la maison. Cette année, on a mangé comme deux pauvrettes au restaurant.

Hélène

à franceinfo

Au contraire d'autres évacués, Hélène n'en veut pas à la mairie, qui "fait ce qu'elle peut", mais enrage contre sa propriétaire, qui posséderait plusieurs immeubles à Marseille et serait restée sourde aux alertes de ses locataires sur l'état de l'immeuble. Il y a une dizaine de jours, l'édifice a été frappé d'un arrêté de péril imminent. C'est désormais à la propriétaire, et non à la municipalité, de prendre en charge les nuitées d'hôtel. "Son premier geste, fulmine Hélène, a été de ne plus me payer le petit déjeuner."

"On attend que quelque chose se passe, que quelqu'un nous appelle"

Evacué dès le 5 novembre, Hassan, un habitant du quartier de la rue d'Aubagne, a aussi des rapports tendus avec son propriétaire depuis la catastrophe. Son immeuble n'ayant pour le moment pas fait l'objet d'un arrêté de péril, Hassan est censé devoir continuer à payer son loyer, même s'il ne vit plus chez lui. Ce que le propriétaire lui a rappelé, sans pincettes, par SMS. "Vous devez régulariser votre loyer par chèque et par courrier postal", lui ordonne-t-on en lettres capitales.

Un SMS reçu par Hassan, un habitant du quartier de la rue d'Aubagne évacué dès le 5 novembre, de la part de son propriétaire. (ILAN CARO / FRANCEINFO)

A deux pas de la rue d'Aubagne, dans une petite salle de concert du quartier, le collectif du 5 novembre, qui s'est constitué après le drame, tient une permanence deux fois par semaine pour aider les sinistrés dans leurs démarches. Ce mardi, Lucie et Valentin passent la porte du Molotov. Ils font le récit de leur histoire aux bénévoles. Le 8 décembre, ils étaient en week-end dans les Hautes-Alpes lorsqu'ils ont reçu le coup de fil d'un voisin leur annonçant que l'entrée de leur immeuble avait été barricadée. Immédiatement, le jeune couple prend la route pour rentrer à Marseille. Direction la cellule de crise. "On y est restés trois heures et on en est ressortis avec deux tickets de métro, raconte Lucie. Mais on n'a pas pu obtenir de document attestant qu'on avait été évacués."

Lucie et Valentin ont pu retourner l'espace de dix minutes dans leur appartement pour y récupérer l'essentiel. Et l'entreposer tant bien que mal dans leur petite chambre d'hôtel, où une table basse sert de réceptacle à la fois pour l'ordinateur portable et la nourriture. "On est là, avec nos sacs. On attend que quelque chose se passe, que quelqu'un nous appelle, nous renseigne. Pendant ce temps, on ne peut pas prévoir de vacances", explique Lucie.

On a l'impression d'être dans une parenthèse de notre vie.

Valentin

à franceinfo

Le jeune homme, qui travaille dans le secteur culturel et qui poursuit une thèse de sociologie en parallèle, s'inquiète surtout pour tous les habitants qui ne disposent pas des codes pour affronter une telle complexité. "On est deux, on a des papiers, on connaît nos droits… Mais pour les autres, que va-t-il se passer ?", s'interroge-t-il.

Les fêtes de fin d'année sont "gâchées"

"C'est la merde !" Sameh, une mère au foyer de 38 ans qui élève seule ses trois filles, laisse éclater sa colère lorsqu'on lui demande de raconter sa situation. D'abord hébergée dans un premier hôtel pendant trois semaines, la famille a dû prendre ses quartiers dans un autre établissement, en périphérie de la ville, à 2 kilomètres de son ancien logement.

On vivait dans un grand T3 et maintenant on se retrouve dans un hôtel avec la baignoire bouchée.

Sameh

à franceinfo

L'une de ses filles, adolescente, handicapée et scolarisée dans une structure spécialisée, doit être accompagnée. Chaque matin et chaque soir se transforme donc en un véritable parcours du combattant : "Je récupère mes enfants à 17h30. Le temps de prendre le bus et d'aller manger, on ne rentre pas avant 20h30. Et le matin, au lieu de partir à 8 heures, on doit quitter l'hôtel à 6h30. Vous vous rendez compte, faire vivre ça à ma petite de 6 ans ?"

A quelques jours de Noël, la mère de famille ne se fait pas d'illusions sur les fêtes de fin d'année, qui sont "gâchées". Comme de nombreux autres locataires, elle n'a jamais pu revenir dans son appartement depuis son évacuation, le 7 novembre. Elle n'a accès ni à ses documents administratifs, pourtant utiles pour ses démarches de demande de relogement, ni aux carnets de santé de ses enfants. Des voisins lui ont fait savoir que l'appartement avait été cambriolé. Impossible à vérifier : l'entrée de l'immeuble est désormais condamnée par une barrière métallique. Et pendant ce temps, l'abonnement à internet continue à être prélevé…

Emilie et Maël, au cœur d'un vide juridique

Depuis le 5 novembre, Emilie et Maël font aussi l'expérience d'une situation qui confine à l'absurde. Ce jour-là, comme tous les matins, ces trentenaires quittent l'appartement qu'ils ont acheté deux ans plus tôt au 69, rue d'Aubagne, avec une petite terrasse et une vue sur la mer, pour se rendre à leur travail. Ils apprennent avec effroi que les immeubles situés aux 63 et 65 se sont effondrés, et que le 67 a été volontairement détruit. Deux jours plus tard, afin de sécuriser les opérations de secours toujours en cours, c'est au tour de leur immeuble d'être "déconstruit", selon la volonté des autorités. Leur appartement, situé au cinquième étage, n'existe plus.

Les premiers jours ont été très difficiles pour le couple, jeunes parents d'un bébé de 9 mois. "Au début, les services de la mairie étaient totalement désorganisés. On donnait nos numéros plusieurs fois par jour sur des petits bouts de papier, et personne ne nous rappelait. On nous demandait sans arrêt nos documents : les bulletins de salaire, les avis d'impôt, le livret de famille…", raconte Emilie. Sauf que tout a été détruit. Enseignante en école maternelle, elle a aussi perdu tout son travail de préparation.

Emilie, Maël et leur bébé de 9 mois ont déjà été hébergés dans quatre endroits différents depuis que leur appartement a été détruit. (ILAN CARO / FRANCEINFO)

Depuis que son appartement a été détruit, la famille a déjà été hébergée dans quatre endroits différents : à l'hôtel, chez des amis, chez une collègue de travail, et enfin chez une cousine. Et la suite s'annonce incertaine pour ces propriétaires qui ont emprunté 135 000 euros sur vingt ans, et qui n'en sont qu'à leur deuxième année de remboursement. Pour le moment, les assurances se renvoient la balle et le prêt continue donc à courir. Le problème est d'autant plus complexe que leur immeuble a été détruit non sur la foi d'une dangerosité avérée, mais dans l'urgence, en l'absence de tout acte d'expertise. Un cas de figure qui n'est pas prévu dans les textes de loi et qui pourrait donc rendre les procédures interminables.

En attendant, il faut parer au plus pressé, et trouver un nouveau logement. Plusieurs propositions leur ont été faites, mais à une trentaine de minutes à pied de la crèche de leur fille. Le couple tente aussi de chercher un nouvel appartement par ses propres moyens. Mais noyés entre leur travail, la gestion de leur vie quotidienne et les démarches juridiques qu'ils préparent, Emilie et Maël ont à peine eu le temps de prendre conscience de ce qui leur est arrivé. "Je ne réalise pas encore qu'on a tout perdu, témoigne Emilie. C'est compliqué de se dire qu'on ne rentrera plus jamais chez nous."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.