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GRAND FORMAT. "C'est un peu comme le tournage d'un film" : Heaulme, Rançon, Daval... Les étapes clefs d'une reconstitution judiciaire

Clément Parrot le lundi 5 août 2019

Un déploiement de la gendarmerie, le 17 juin 2019, pour la reconstitution du meurtre d'Alexia Daval au bois d'Esmoulins, près de Gray-la-Ville, en Haute-Saône.  (SEBASTIEN BOZON / AFP)

En pleurs, Jonathann Daval demande pardon. Au bout de sept heures de reconstitution, lundi 17 juin, l'informaticien complète ses aveux et reconnaît avoir "procédé à la crémation partielle du corps" de sa femme Alexia après l'avoir tuée, selon les mots du procureur de Besançon (Doubs), Etienne Manteaux. Après avoir modifié plusieurs fois sa version des faits, l'époux livre enfin un récit compatible avec les constatations médico-légales. 

Ces nouvelles révélations ont été favorisées par l'organisation minutieuse de la reconstitution judiciaire. "C'est un moment de vérité extrêmement fort, confie à franceinfo le magistrat Denis Salas, directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la justice. Et pourtant, il y a une base légale à peu près inexistante sur la reconstitution, il n'y a rien dans les textes, si ce n'est que le juge d'instruction procède aux actes qu'il juge utile à la manifestation de la vérité. C'est vraiment une création de la pratique judiciaire et policière." 

"C'est une phase importante parce que cela permet de visualiser les lieux, de vérifier la compatibilité des déclarations, et parfois de confirmer la culpabilité d'un individu", complète l'avocat pénaliste Etienne Nicolau. Si les codes de la reconstitution ont évolué au fil des ans avec la jurisprudence, cet acte de la procédure est devenu incontournable dans le fonctionnement de la justice, notamment pour les affaires de meurtre. En voici les étapes clefs, à travers les grandes affaires qui ont émaillé la chronique judiciaire.

"Il ne faut pas se rater"

Le tueur en série Francis Heaulme participe a la reconstitution judiciaire des meurtres de deux garçons, Alexandre Beckrich et Cyril Beining, le 3 octobre 2006, à Montigny-lès-Metz. (MAXPPP)

Le dispositif policier est impressionnant ce 3 octobre 2006 à Montigny-lès-Metz. Des dizaines de personnes sont présentes pour la reconstitution, en présence de Francis Heaulme, du double meurtre d'Alexandre Beckrich et de Cyril Beining, deux enfants tués en 1986 dans cette petite ville de Moselle.

Le tueur en série nie les faits, mais il est devenu le suspect numéro 1 après l’acquittement de Patrick Dils à l’issue de la révision de son procès en 2002. La tension est forte en cette journée pluvieuse. "Toutes les routes étaient barrées, toute l'agglomération de Montigny-lès-Metz était figée", se souvient Dominique Rondu, avocat de la famille Beckrich.

"Pour des raisons de stratégie, le juge d'instruction a placé les familles des victimes dans le bus transportant Francis Heaulme", poursuit le pénaliste. Le magistrat espère ainsi provoquer un électrochoc pour obtenir des aveux. "La grand-mère Beckrich s'est levée et s'est rendue vers Heaulme en lui demandant les yeux dans les yeux : 'Est-ce que vous avez tué mon enfant ?' Et il a répondu les yeux dans les yeux : 'Non, ce n'est pas moi.'" Ce jour-là, malgré les efforts du magistrat instructeur, la reconstitution ne donnera rien. "Francis Heaulme a dit : 'Je ne monterai pas sur le talus.' A partir de là, rideau ! On ne pouvait rien faire", se remémore Dominique Rondu.

Une déception pour la justice, d'autant qu’une reconstitution est une machinerie lourde à mettre en place. "C'est une très longue préparation, c'est l'acte le plus compliqué, parce qu'il ne faut pas se rater", souligne l'ancien juge d'instruction Serge Portelli. "Dans une vie de juge d'instruction, vous en faites une à deux au maximum par an, c'est assez rare, vu la complexité de l'organisation", confirme une ancienne juge d'instruction de la région parisienne.

Il existe deux types de reconstitution, celles qui interviennent assez vite pour vérifier un point précis du dossier et celles qui ont lieu en fin d'instruction pour boucler l’enquête et vérifier tous les éléments. "Dans ce deuxième cas, c'est un peu comme le tournage d'un film. Il faut avoir préparé minutieusement le scénario, il faut connaître par cœur les déclarations de tout le monde et faire venir tous les acteurs du dossier", note Serge Portelli. Enquêteurs, médecins légistes, experts en balistique, témoins, avocats, procureur, services de l'identité judiciaire… Le magistrat se doit de convoquer tout le monde au moins dix jours avant la reconstitution. "Mais en général, on convoque au moins un mois avant, parce qu'il suffit d'un petit grain de sable pour voir une reconstitution annulée", précise l’ex-juge d’instruction.

Le juge d'instruction est habitué à travailler dans son bureau un peu dans le secret, et là, il est obligé de s'exposer. Et c'est l'acte le plus important pour une affaire criminelle.

Serge Portelli, ancien juge d'instruction

Le juge d'instruction en charge de l'affaire doit penser à tous les détails. Il s'agit de recréer les conditions de temps, de visibilité, de penser à toutes les questions matérielles afin de reproduire la scène à l'identique. "J'ai travaillé sur une affaire d'une femme tuée par son mari, qui l'a mise dans une valise avant de la brûler, raconte l'ancienne magistrate de la région parisienne. On va alors se demander si on place un acteur ou un mannequin pour des questions de sécurité, de dignité, de faisabilité. On a demandé à une policière si elle était d'accord pour rentrer dans la valise, et on a aussi prévu un mannequin lesté du même poids que la victime."

Les policiers et les gendarmes ont parfois du mal à jouer le rôle des victimes. "On évite autant que possible le contact entre le suspect et nous", explique le commandant Yannick Jacquemin, du Service régional de police judiciaire de Reims (Marne), qui a notamment travaillé sur les meurtres de Michel Fourniret. "On demande parfois à des élèves de jouer les rôles. Certains policiers vont même jusqu'à recruter des intermittents." Une fois que les moindres fragments du dossier ont été anticipés, le juge d'instruction peut organiser le transport du suspect sur les lieux du crime.

"C'est sur les lieux qu'on capte l'essentiel"

Hubert Caouissin et son avocat, lors d'une première reconstitution des meurtres de la famille Troadec, le 12 mars 2019, à Pont-de-Buis (Finistère). (FRED TANNEAU / AFP)

Vers 20h45, le 29 avril 2019, Hubert Caouissin arrive sur les lieux du crime à Orvault, près de Nantes (Loire-Atlantique). Le beau-frère de Pascal Troadec quitte le fourgon de l’administration pénitentiaire pour se livrer à une reconstitution des meurtres de la famille Troadec. Après vingt-six mois d'instruction, les juges souhaitent confronter sur place la version du suspect, mis en examen pour "assassinats", avec les éléments du dossier. 

Hubert Caouissin reproduit les gestes qui l'ont conduit à tuer, dans la nuit du 16 au 17 février 2017, Pascal et Brigitte Troadec, ainsi que leurs enfants Sébastien et Charlotte.  Le suspect maintient s'être rendu dans le pavillon familial ce soir-là sans intention d'ôter la vie. Il affirme s'être rendu à Orvault pour espionner la famille Troadec en raison d’un conflit autour d'un prétendu héritage. L’assassin présumé assure être entré dans le pavillon pour tenter de récupérer une clef, réveillant alors son beau frère. Pascal Troadec serait alors descendu au rez-de-chaussée avec un pied-de-biche et une altercation se serait déroulée entre les deux hommes. Le procureur évoque une "scène criminelle d'une grande violence", qui aboutit à la mort de la famille Troadec.

Difficile de dire, pour l'instant, si la reconstitution a permis de confirmer ou non ce récit. L'avocat d'Hubert Caouissin, Patrick Larvor, a confié en tout cas sa satisfaction : "Je pensais qu’il pouvait être mis en difficulté sur certains points, or cela n’a pas été le cas." Les avocats de la partie civile, qui doutent de la chronologie des événements, ne partagent pas cet avis. Cécile De Oliveira, qui représente les proches de Brigitte Troadec, estime que la reconstitution a démontré le caractère "absurde de la version du suspect"

<span>Cela a duré de 21 heures à 2 heures du matin et a été extrêmement utile. La reconstitution m'a permis de comprendre beaucoup de choses.</span>

Cécile De Oliveira, avocate de la famille de Brigitte Troadec

Quand plusieurs versions s'affrontent, difficile, parfois, pour le magistrat de démêler le vrai du faux lors de la reconstitution. "J'ai eu le cas d'une femme qui avait tué son mari au restaurant au milieu d'une tablée de 20 personnes. Il a fallu reconstituer la scène avec tous les témoins", raconte ainsi l'ancienne juge d'instruction de la région parisienne.

Serge Portelli confirme l'intérêt de confronter la parole des témoins aux lieux du crime. "Je me souviens d'un ambulancier qui avait violé plusieurs victimes dans son ambulance. Il fallait savoir s'il y avait la place pour commettre le viol sur le brancard, car lui soutenait que non. On a pris un mannequin, et on s'est aperçu qu'il y avait largement la place…", illustre l'ancien magistrat. "Lors d'une reconstitution à laquelle j'assistais, on a découvert que la porte s'ouvrait dans le sens inverse que celui indiqué par tout le monde. Cela a disculpé mon client et donné un non lieu", raconte également le célèbre avocat pénaliste Henri Leclerc.

Au-delà des vérifications matérielles, les reconstitutions restent essentielles pour étoffer un dossier, que ce soit du côté des juges ou des avocats. "C'est important de ressentir les lieux, l'ambiance dans laquelle vivait le mis en examen ou la victime. Ce sont des choses qu'on n'a pas dans le dossier, estime l’avocate Cécile De Oliveira. On peut retrouver de la bouffe pourrie sur la table, le poisson rouge mort dans le bocal… C'est une ambiance qui peut être extrêmement difficile avec des odeurs de moisi, parfois de sang, mais c'est primordial. Parfois, on a beau lire un dossier, c'est quand on se rend sur les lieux qu'on capte l’essentiel." 

"La confirmation des aveux"

Patrick Dils est escorté par des policiers lors de la reconstitution des&nbsp;meurtres de deux garçons, Alexandre Beckrich et Cyril Beining,&nbsp;le 7 mai 1987,&nbsp;à Montigny-lès-Metz. (MAXPPP)

Retour à Montigny-lès-Metz, dix-neuf ans avant la reconstitution avec Francis Heaulme. Sur ce même talus, le 7 mai 1987, c’est Patrick Dils qui rejoue la scène du meurtre d'Alexandre Beckrich et de Cyril Beining. Le jeune apprenti-cuisinier de 16 ans confirme ses aveux livrés quelques jours plus tôt dans le bureau de la juge d'instruction Mireille Maubert. "Je me souviens que la reconstitution s'est faite en plein jour, alors que les faits se sont déroulés à la nuit tombée", rapporte Dominique Rondu, avocat de la famille Beckrich. Le juge d'instruction a prévu une escorte policière très importante pour accompagner le jeune homme. "Sur les conseils de la police, il porte une veste et un casque de moto pour le protéger d'un éventuel règlement de compte", précise Dominique Rondu.

En plus des policiers, une dizaine d’acteurs du dossier entourent Patrick Dils. "Son avocat lui dit 'refais les gestes que tu as fait, pas plus pas moins', et Patrick Dils va se conformer aux demandes de la justice. Il va indiquer comment il est monté sur le talus, comment il est passé sous les wagons, comment il a aperçu les enfants…", déroule Dominique Rondu, qui exprime toujours des doutes sur cette affaire malgré l'acquittement par la justice de Patrick Dils après 15 ans passés en prison. "Patrick Dils désigne un endroit, on lui met deux mannequins, il s'agenouille. Il montre comment il a frappé le premier, puis le second." 

Il s'agenouille et mime comment il a frappé la tête des enfants avec une grosse pierre.

Dominique Rondu, avocat de la famille&nbsp;Beckrich

"Il va indiquer le chemin par lequel il est reparti jusqu'à chez lui, où il s'est déshabillé, s'est lavé les mains, avant de descendre à table pour le dîner", poursuit Dominique Rondu. Le juge prend soin de chronométrer toutes ces actions pour vérifier si Patrick Dils a eu le temps de commettre les meurtres. Et même si le timing paraît serré, le magistrat estime que oui. 

Cette reconstitution a eu un impact très fort sur la suite des évènements. Pour certains observateurs, elle a figé la culpabilité de Patrick Dils et conduit à sa condamnation à la perpétuité. "Il ne s'agit pas de vérifier que l'apprenti-cuisinier a pu ou non commettre le double meurtre, mais d'assister à l'adoubement, devant les journalistes, de Patrick Dils en tant que coupable", écrivent Emmanuel Charlot et Vincent Rothenburger dans le livre Affaire Dils-Heaulme : La contre-enquête. Les auteurs rappellent que les photos qui ont été prises lors de la reconstitution marquent les esprits. "Dès le lendemain, Le Républicain lorrain titre : 'Des gestes qui accusent'."

Aux yeux de tous, Patrick Dils est le coupable. Il est l'assassin car les images le prouvent.

Emmanuel Charlot et Vincent Rothenburger, dans Affaire Dils-Heaulme : La contre-enquête

"J'étais tellement terrorisé que je ne pouvais plus faire machine arrière (...) J'étais un enfant de 16 ans, complètement introverti, enfermé dans un cocon familial, très solitaire et avec un peu peur de tout. J'ai été propulsé du jour au lendemain dans le rouleau-compresseur qu'est la justice", expliquera plus tard Patrick Dils. "La reconstitution est une scène collective qui crée une forme de pression vis-à-vis de l'auteur qui peut l'amener à se plier à faire ce qu'on attend de lui. La pression collective est puissante pour un gamin comme Dils à l'époque, ça fait beaucoup d'adultes autour de lui", analyse aujourd'hui le magistrat Denis Salas. 

"Cette reconstitution a été faite dans la précipitation, dans la foulée des aveux de Dils, et avec un parti pris évident, regrette Thierry Moser, qui a un temps représenté les parents d'Alexandre Beckrich. La justice et les policiers attendaient quelque chose de très précis, c'est à dire la confirmation des aveux de Patrick Dils, alors que le juge d'instruction est censé instruire à charge et à décharge." Pour Thomas Hellenbrand, qui a assuré la défense d'Henri Leclaire, un temps soupçonné dans ce dossier, ce genre de reconstitution correspond à une dérive judiciaire appartenant au passé : "On était dans un système bien huilé où on cherchait à obtenir des aveux. Puis on essayait de voir si ça collait pour obtenir de belles photos à montrer à la cour d'assises."

Tout dépend, au final, de la personnalité du juge d'instruction, véritable chef d'orchestre de cette opération. Dans une procédure classique, le magistrat demande à l'auteur présumé de reproduire ses gestes, mais le suspect peut évidemment refuser. "Parfois, on fait refaire les gestes à celui qui nie les avoir fait, et là, c'est aberrant, c'est absurde… Un bon avocat doit s'y opposer", estime l’avocat Henri Leclerc. L'identité judiciaire photographie chaque action. "Les photos sont recueillies dans un album, ça ressemble un peu à un roman-photo à l'ancienne, compare Serge Portelli. Mais petit à petit on a aussi adopté la vidéo." 

Ce déroulement type rencontre parfois des imprévus. Quand Henri Leclerc se rend sur les lieux de la reconstitution du meurtre de la petite Céline Jourdan, le 16 juin 1989, il ne s'attend pas à passer une journée si difficile. Le conseil représente Richard Roman, accusé du crime avec un autre homme, Didier Gentil. Ce dernier, confondu par des éléments scientifiques, a avoué le viol mais désigne Richard Roman comme le meurtrier. Convaincu de l'innocence de son client, Henri Leclerc tient à en faire la démontration lors de la reconstitution, en se basant sur les témoignages des habitants du village de La Motte-du-Caire (Alpes-de-Haute-Provence). 

Henri Leclerc, l'avocat de Richard Roman, s'est fait arracher sa chemise lors de la reconstitution du meurtre de Céline Jourdan,&nbsp;le&nbsp;28 juillet 1988, à La Motte-du-Caire (Alpes-de-Haute-Provence). (RICHARD BARSOTTI / AFP)

Mais la journée vire au drame et les avocats de la défense manquent de se faire lyncher par des membres de la famille Jourdan. "Nous avions un village déchaîné. Nos clients étaient maintenus dans un hélicoptère à distance et la petite fille était simulée par un mannequin. Sa famille n'a pas supporté….", se souvient encore aujourd'hui le pénaliste. "Il y avait une grande colère et nous avons pris de nombreux coups." Son confrère Henri Juramy termine le visage en sang et Henri Leclerc torse nu, après s'être fait arracher sa chemise.

Nous avons été lynchés. Nous avons alors été évacués et la reconstitution n'a pas eu lieu.

Henri Leclerc, avocat de Richard Roman dans l'affaire Céline Jourdan

Henri Leclerc a longtemps regretté l'absence de reconstitution : "Les gens du village ont tous à un moment donné changé leur version au tribunal, cela nous a obligés à mener un long combat pour prouver qu'il y avait des influences, des pressions." L’avocat finit tout de même par obtenir l'acquittement de Richard Roman en 1992.

"Un moment émotionnel exceptionnel"

Jonathann Daval le 2 novembre 2017, lors d'une conférence de presse à&nbsp;Gray-la-Ville, en Haute-Saône.&nbsp; (SEBASTIEN BOZON / AFP)

Le juge d'instruction vérifie que tout le monde est bien présent pour la reconstitution du meurtre d'Alexia Daval, ce lundi 17 juin à l'aube. Jonathann Daval, mis en examen pour le meurtre de son épouse, arrive en dernier sur les lieux, peu avant 5 heures du matin, dans son ancien pavillon de Gray-la-Ville, en Haute-Saône. "On est une vingtaine dans la maison, plus un service de sécurité de quatre personnes qui ne quitte pas Jonathann des yeux", décrit l'avocat du jeune homme, Randall Schwerdorffer.

"C'est assez tendu. Le fait de se rasseoir sur le canapé, de revoir sa chambre, tout cela a été un crève-cœur. Mais il a bien participé en se concentrant sur les violences", poursuit le conseil du meurtrier présumé. Jonathann Daval rejoue les évènements de la funeste nuit du 27 au 28 octobre 2017. "Il aurait frappé le visage de sa femme contre un mur en béton dans la descente d'escalier. Il lui aurait ensuite (...) asséné entre 5 et 10 coups de poing au niveau du visage. Il a ensuite remimé le geste qu'il aurait accompli ce soir-là en l'étranglant pendant environ quatre minutes de façon continue", détaille le procureur de la République, Etienne Manteaux, à l'issue de la reconstitution. Les médecins légistes constatent alors que ce scénario est compatible avec les blessures relevées sur le corps d'Alexia. 

Jonathann Daval est ensuite invité à charger un mannequin de 50 kilos dans un véhicule utilitaire pour vérifier si le jeune homme a pu se passer de complice. "Il a pu, seul, tirer le corps jusqu'à l'endroit où les enquêteurs ont retrouvé le cadavre", constate Etienne Manteaux. Arrivé au bois d'Esmoulins, l'émotion monte d'un cran. "La répétition de ses gestes, au même endroit, cela le ramène aux derniers moments d'Alexia, et cela crée une tension énorme", témoigne Randall Schwerdorffer. Au moment où arrivent les questions sur la crémation, on a un homme qui est dans un moment émotionnel exceptionnel, et la présence des parents d'Alexia va surmotiver la possibilité de ses aveux." Après un point rapide avec ses avocats, Jonathann Daval avoue pour la première fois avoir brûlé partiellement le corps de son épouse.

C'est ce qu'on appelle une reconstitution aboutie. Jonathann Daval a réussi, dans une situation incroyable, à faire exister un moment de grande humanité : dans le noir, il y a eu un moment de lumière.

Randall Schwerdorffer

"Selon moi, cela a été possible parce que Jonathann Daval n'a pas une personnalité criminelle, poursuit son avocat. Cela ne peut pas arriver avec une personnalité psychotique ou perverse parce qu'il n'y aurait pas eu de phase d'empathie." Ce genre d'aveux spontanés restent tout de même exceptionnels. "Normalement, une reconstitution sert surtout à préciser les faits, mais là, on a aussi la réponse à une émotion exprimée par une victime [la mère d'Alexia Daval], ce n'est pas un schéma classique", observe le magistrat Denis Salas. 

"Moi, ça ne m'est jamais arrivé, assure l'ancienne juge d'instruction de la région parisienne. On peut avoir des évolutions dans les témoignages, mais l'émotion, ce n'est pas facile. Il y a quand même un monde fou, des policiers partout…" Pour Serge Portelli, le déplacement du mis en cause sur les lieux peut permettre de faire émerger des souvenirs : "C'est un peu la madeleine de Proust. Quand vous êtes sur des lieux qui vous rappellent le contexte de l'événement, votre mémoire fonctionne différemment." Et les avancées obtenues lors de ces reconstitutions se révèlent souvent décisives lors des procès en cour d'assises.

"L'image peut influencer le jugement des jurés"

Jacques Rançon dans le box des accusés lors de son procès devant la cour d'assises des Pyrénées-Orientales, le 26 mars 2018, à Perpignan. (RAYMOND ROIG / AFP)

Dans le box des accusés, Jacques Rançon reste voûté, le nez vers ses chaussures, ce 14 mars 2018, alors que le tribunal se penche sur le récit de ses meurtres sanglants commis sur Mokhtaria Chaïb et Marie-Hélène Gonzalez. Les corps des deux jeunes femmes, longtemps appelées les "disparues de la gare de Perpignan", ont été lardées de coups de couteau, leurs seins et organes génitaux amputés.

Le jour de l'audience, le récit de la reconstitution du meurtre de Marie-Hélène Gonzalez va faire forte impression sur les jurés. "Il est apparu déchaîné, il a montré toute sa violence en reconstituant les actes commis sur Marie-Hélène, se souvient Etienne Nicolau, avocat des parties civiles. Malheureusement, ça n'a pas été filmé, mais il y a eu des photos et tout le monde a été très impressionné."

Sans qu'on lui demande, il a lui-même arraché les vêtements du mannequin, il s'est acharné…

Etienne Nicolau, avocat&nbsp;

Cette reconstitution de nuit, dans un endroit isolé, permet de montrer un autre visage de l'accusé. "Dans le box, il apparaissait comme falot, ne bougeant pas, alors que ce jour-là il avait spontanément reproduit le crime, observe Etienne Nicolau. En outre, on était en pleine nature et Jacques Rançon nous a dit spontanément 'non ce n'est pas là, c'était 5 mètres plus loin'… Il a reconnu, par cette précision, qu'il était l'assassin. Je me souviens d'avoir demandé au juge de bien le noter pour que cela soit inscrit au dossier." Lors de l'audience, la projection des photos de cette reconstitution provoque un incident. Les deux frères de Marie-Hélène Gonzalez se jettent sur le box pour frapper l'accusé, obligeant les policiers à intervenir.

"L'image a un impact très fort lors d'une audience, elle a un effet de vérité, qui peut influencer directement le jugement des jurés", analyse le magistrat Denis Salas. Jacques Rançon a été condamné à la prison à vie, avec une peine de sûreté de 22 ans. D'une manière générale, la manière dont les mis en cause exécutent les gestes lors des reconstitutions peut servir aux magistrats. "On peut employer le terme 'd’aveu gestuel' lors d’une reconstitution, quand il est difficile d’avouer par la parole ou quand l’accusé est dans le déni, ce qui est par exemple fréquent dans les cas d’infanticide", ajoute Denis Salas.

"Je me souviens d'une reconstitution avec trois enfants entre 8 et 11 ans qui avaient commis un meurtre sur un terrain vague en région parisienne", témoigne Serge Portelli. L'ancien juge d'instruction se demande si les trois mineurs étaient conscients de leurs actes ou non. Il fait venir un psychologue lors de la reconstitution. "On avait pris un mannequin et la reconstitution a été très utile, car on s'est aperçu que les enfants, surtout le plus jeune, jouaient. Ils n'avaient pas vraiment conscience de ce qu'ils faisaient." 

De l'avis de tous, magistrats comme avocats, les reconstitutions sont une étape indispensable. Certains, comme Randall Schwerdorffer, regrettent même qu'on n’y ait pas plus souvent recours pour tout type d'affaires : "C'est toujours fondamental avant un procès de prendre conscience des lieux. Et c'est grâce aux reconstitutions qu'on peut faire tomber des certitudes à charge et à décharge, ça peut faire basculer des dossiers." Mais cela pose l'éternelle question du manque de moyens de la justice, comme le souligne cette ancienne juge d'instruction : "Cela reste un acte lourd et devant la masse des dossiers, on n'a pas toujours le temps."

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