Manifestation des policiers : "Pour la justice, on est tous des voyous et des ripoux"
Quatre policiers ont accepté de confier à francetv info leurs sentiments sur leurs conditions de travail, entre manque de moyens, de reconnaissance et critique du système judiciaire.
Ils ne portent pas tous le même uniforme, mais ils partagent la même colère. Des policiers ont accepté de confier à francetv info leurs sentiments sur le malaise qui ronge la plupart des représentants des forces de l'ordre. Fait extrêmement rare, ce malaise s'exprime dans la rue, mercredi 14 octobre, devant le ministère de la Justice, place Vendôme, lors d'une manifestation organisée à l'appel de l'ensemble des syndicats de police et des associations de défense des gendarmes. Un mécontentement qui survient huit jours après une fusillade durant laquelle un policier a été grièvement blessé à la tête par un dangereux braqueur. L'homme était en cavale, après avoir profité d'une permission pour s'évader de prison.
Eric, Bruno, Anne et Grégoire (les prénoms ont été modifiés), quatre policiers anonymes, ont accepté de revenir sur leur rapport parfois difficile avec la justice, sur le criant manque de moyens et d'effectifs, et sur leur désillusion face à une crise qui couve, selon eux, depuis longtemps.
"La justice manque de respect aux policiers"
D'un bout à l'autre de la machine judiciaire, un lien semble être rompu. Pour Bruno, officier dans une unité de police judiciaire, "l'incompréhension entre le policier, confronté à la réalité du terrain, et l'objectif propre du service public de la justice" est "inévitable". Eric, qui fait partie d'une unité de brigade anticriminalité (BAC) en banlieue parisienne, va plus loin.
Pour moi, la justice manque surtout de respect aux policiers. Après la plupart des interventions, le juge demande une confrontation entre la personne interpellée et le policier qui l'a placée en garde à vue. Mais à quoi ça sert alors que je sois assermenté ? Pour la justice, on est tous des voyous, des moins-que-rien, des ripoux...
La fusillade de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) "n'étonne pas" Eric, qui décrit une délinquance "de plus en plus jeune et de plus en plus violente". "A chaque affaire de drogues, on tombe sur des kalachnikovs et des gilets pare-balles bien meilleurs que les nôtres", se désole-t-il.
Selon lui, face au durcissement des criminels, la justice est trop clémente, notamment avec les récidivistes : "Quand on arrête pour la 20e fois un 'minot' de 15 ans pour des faits qui méritent des peines lourdes, on comprend que la réinsertion, les libertés conditionnelles, c'est un échec." En participant à la manifestation de mercredi, le policier souhaite demander des comptes. "Mme Taubira devrait arrêter de faire des poèmes et se mettre au travail. Elle porte un message effrayant quand elle annonce la suppression des tribunaux correctionnels pour mineurs."
Grégoire, lui, ne se sent pas représenté par les policiers qui iront manifester mercredi et juge que "c'est un peu facile de taper sur la justice" : "Elle se retrouve exactement dans notre position, quand un petit con qui fait l'objet d'une fiche S parvient à passer sous le radar pour faire ses conneries. Est-ce qu'on a fait preuve de laxisme dans ce cas-là ? Non, on a juste fait de la merde à cause d'une carence de moyens et d'effectifs. Et je pense que ce fait divers [la fusillade de Saint-Ouen] est dû à la même chose, mais cette fois du côté Vendôme [le ministère de la Justice]."
"On n'a plus les moyens de faire notre boulot"
S'ils sont remontés contre la Chancellerie et les magistrats, tous les policiers reconnaissent qu'ils souffrent d'un manque de moyens criant et croulent sous les dossiers. Anne, qui travaille dans une unité traquant la délinquance financière, ne se plaint pas trop des juges de son secteur, "ce qui n'est malheureusement pas le cas de la grande majorité de leurs collègues".
Je récuse le terme de "laxisme". Si certains magistrats peuvent faire preuve d'angélisme, leur problème est surtout qu'ils ne bénéficient pas des moyens dignes d'une justice moderne. D'où, parfois, des décisions qui s'avèrent, par la suite, désastreuses.
Pour Grégoire, les policiers se trompent quand ils pointent du doigt la garde des Sceaux. "On ferait mieux de manifester contre notre propre ministère, qui nous demande de faire plus avec de moins en moins de moyens et d'effectifs." Le policier parisien livre quelques exemples de ces manques qui ralentissent souvent des procédures déjà très lourdes. "Il y a un an, la grande majorité des enquêteurs en commissariat n'avaient toujours pas accès à internet, les enregistrements des caméras de vidéosurveillance sont le plus souvent extraits de nos clés USB personnelles, car l'administration n'en fournit pas. De même, il nous manque régulièrement des tests de dépistage de drogues."
Eric, le policier de la BAC, quotidiennement exposée à la violence, est en poste depuis une dizaine d'années. "Je n'ai jamais eu de nouveau gilet pare-balles, alors qu'il faut le renouveler tous les trois à cinq ans. Ils sont complètement HS et bas de gamme. On ne mérite pas des équipements adaptés pour faire face à un criminel ? En cas d'urgence, il faut attendre le Raid ou le GIGN, qui seront là dans deux heures ?"
On n'a plus les moyens d'intervenir en toute sécurité. Dans ce cas, comment assurer pleinement celle de nos concitoyens ?
"Des effectifs trop faibles"
A tous les étages de la "maison", les pièces sont "de plus en plus désertes" d'après Anne. "Le service où je travaille a perdu, en dix ans, environ 20% de ses effectifs, à nombre constant de dossiers." Les services de base du travail policier sont, eux aussi, mis à mal, selon Grégoire : "Je travaille actuellement dans un arrondissement central de Paris où il n'y a, en tout et pour tout, que trois OPJ (officiers de police judiciaire) pour gérer le flagrant délit sur une plage horaire qui va de 6h30 à 20h30, 7 jours sur 7."
Du coup, la procédure est parfois confiée à des agents de la voie publique, qui, moins expérimentés, commettent des erreurs. "Forcément, la réponse pénale est amoindrie parce qu'on est fatalement obligé de bâcler certaines procédures au bénéfice d'autres", regrette Grégoire. Le policier parisien pointe également du doigt les "gardes statiques", autrement dit la surveillance liée au dispositif Vigipirate, qui puise largement dans les effectifs de police depuis les attentats de janvier. "Pour les brigades de police secours et de proximité, c'est dix mois de bitume en plus des servitudes habituelles, et quasiment plus de police secours."
Vous imaginez ? Dans le centre de Paris, pas de police secours disponible ? On est obligé d'appeler d'autres arrondissements à la rescousse. Et je parle d'un secteur aisé.
"Un gosse de 4 ans m'a dit : 'T'as de la chance que je te casse pas la gueule'"
Après les attentats qui ont ensanglanté la France en janvier, la police a bénéficié d'un élan de sympathie sans précédent. Mais ce climat n'a pas fait long feu. "C'est en partie à cause des médias, assure Bruno. La vague de solidarité soulevée par l'horreur des attentats de janvier est liée au fait que plusieurs institutions ont été sévèrement atteintes. Le drame de Saint-Ouen, lui, soulève beaucoup moins de polémiques et a largement été sous-médiatisé."
Rien n'a vraiment changé pour Eric, qui subit quotidiennement des menaces : "Récemment, un gosse de 4 ans m'a regardé de travers en me disant : 'T'as de la chance que je te casse pas la gueule'. Il n'y a plus de reconnaissance." Le policier raconte une autre expérience, qui illustre ce malaise :
Je n'étais pas en service et je me suis battu avec un type qui était en train de violer une femme en pleine rue. Après l'avoir interpellé, j'ai à peine eu un 'merci, t'as fait ton job'. On aimerait un peu plus de reconnaissance et de respect.
Les promesses politiques post-Charlie Hebdo restent également en travers de la gorge d'Eric. "On nous a promis des moyens et des renforts. On n'a rien eu, juste le droit de ne plus poser des congés comme on veut. Nos heures supplémentaires s'accumulent et, en décembre, on va perdre des congés qu'on n'aura pas posés."
"Manque de reconnaissance", "frustration", "isolement"... D'après Grégoire, derrière chaque fonctionnaire surmené, guettent "le burn-out" et "la dépression", voire pire. "La première des conséquences [du malaise des policiers] est, bien sûr, le nombre de suicides élevé dans la profession", estime Bruno. "Mais, à chaque suicide, l'administration se débrouille pour dire : 'Ce n'était pas lié à son boulot', regrette Eric. C'est n'importe quoi. C'est comme les juges, l'administration est incapable de se remettre en cause." Pour faire face, ces policiers mettent en avant "leur famille équilibrée", et "leur expérience", qui leur permettent de "prendre du recul".
"Ça va péter à la prochaine merde"
Peu de policiers se montrent optimistes quant à une amélioration de leurs conditions de travail, car beaucoup estiment que le seuil d'alerte a été franchi depuis longtemps. "Le seul truc qui nous tient encore, c'est la discipline, le devoir de réserve et l'interdiction de faire grève, égrène Grégoire. Mais ça va péter à la prochaine merde."
Le policier parisien relève tout de même que, "depuis quelque temps, les promotions [de nouveaux policiers] s'enchaînent". Mais il ne se fait pas d'illusions sur une possible augmentation des moyens consécutive à la manifestation de mercredi.
Ça reste la police nationale française, on aura toujours un temps de retard sur notre époque et on visera le 'matos' le moins cher.
Eric en sourit d'avance. "C'est pour ça qu'on va place Vendôme mercredi, pour leur sourire au nez et leur montrer qu'on n'est pas dupes. Ce qu'on veut, ce sont des changements en profondeur, qu'on nous donne les moyens, matériels et légaux, de faire respecter la loi républicaine. Ils ont le choix : soit force doit rester à la loi, soit chacun fait ce qu'il veut."
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