Manifestation des policiers : pourquoi il est si difficile de mesurer les violences contre les forces de l'ordre
L'augmentation recensée des violences contre les forces de l'ordre ces dernières années se heurte à plusieurs subtilités méthodologiques et à un certain manque de transparence du gouvernement.
C'est un argument répété depuis des années. Syndicats de police, ministère de l'Intérieur, chef de l'Etat : tous sont formels, les violences à l'égard des forces de l'ordre ont explosé. "Les agressions dont [les détenteurs de l'autorité] sont victimes ont doublé en quinze ans", a affirmé Emmanuel Macron le 18 avril. Quelques semaines plus tard, dans les colonnes du Figaro, le délégué général du syndicat Alliance Police nationale, Frédéric Lagache, s'est lui aussi alarmé : "Depuis 1999, les violences ont augmenté de plus de 60% sur les agents détenteurs de l'autorité : 42 policiers étaient agressés chaque jour en 1999, contre 105 aujourd'hui."
Des chiffres préoccupants qui entrent en résonance avec les multiples affaires où policiers ou gendarmes sont pris pour cibles. Les services ont récemment été ébranlés par la mort d'un brigadier de 36 ans, Eric Masson, tué le 5 mai sur un point de deal à Avignon (Vaucluse). La police était déjà marquée par l'assassinat, le 23 avril, de Stéphanie Monfermé, agente administrative au commissariat de Rambouillet (Yvelines). Mais derrière les affirmations chiffrées se cachent plusieurs subtilités méthodologiques, suffisantes pour tempérer les déclarations des uns et des autres.
Une augmentation, en apparence
Les violences à l'égard des personnes dépositaires de l'autorité publique (les forces de l'ordre, mais également les magistrats, notaires, etc.) sont effectivement en nette augmentation depuis le début des années 2000, d'après les données fournies par le ministère de l'Intérieur. Alors qu'on en dénombrait environ 1 300 par mois il y a vingt ans, on en compte aujourd'hui autour de 3 000 par mois, comme le montre le graphique ci-dessous. Le record a été atteint en décembre 2018, où, dans le contexte des premières manifestations des "gilets jaunes", plus de 5 000 actes de violence contre les détenteurs de l'autorité ont été enregistrés. Les outrages aux personnes dépositaires de l'autorité publique, eux, n'ont pas connu d'augmentation comparable et oscillent entre 2 000 et 3 000 faits enregistrés par mois depuis vingt ans.
Un deuxième chiffre avancé par le ministère de l'Intérieur détaille, lui, le nombre de policiers et gendarmes blessés chaque année. D'après des données communiquées par la place Beauvau, 25 476 membres des forces de l'ordre ont été blessés en 2019, et 19 468 en 2020, année particulière en raison de la crise sanitaire et des confinements. Mais une partie seulement de ces fonctionnaires ont été blessés lors de missions sur le terrain, entre 44% et 52% en fonction des années.
Un flou dans les chiffres du gouvernement
Ainsi, parmi les 19 468 policiers et gendarmes blessés en 2020, seuls 8 719 l'ont été en mission – lors d'opérations sur le terrain – selon le ministère de l'Intérieur. Les 10 749 autres ont été blessés en service, c'est-à-dire sur "leur lieu de travail, durant les horaires de travail ou sur le trajet domicile-travail", explique l'administration. Qui prend pour exemple un "accident de la route sur le trajet ou une chute dans les escaliers". Pas vraiment des violences contre les forces de l'ordre, donc. En 2019 par exemple, comme le montre le graphique ci-dessus, le nombre total de membres des forces de l'ordre blessés augmente par rapport à 2018, mais le nombre de blessés en mission, lui, diminue.
Entre 2004 et 2019, le nombre de policiers blessés en mission est passé de 3 842 à 6 760, avant de redescendre à 5 435 en 2020, probablement à cause du confinement, mentionne le ministère. Mais là encore, sur les fonctionnaires blessés sur le terrain, les statistiques livrées par le ministère de l'Intérieur restent trop floues pour en tirer une conclusion catégorique : elles agrègent en effet les policiers agressés et les policiers blessés de façon accidentelle. Contacté par franceinfo, le ministère de l'Intérieur n'a pas donné suite à nos sollicitations.
Par ailleurs, le recensement des outrages et violences, avec ou sans blessés, ne permet pas non plus de prouver que les violences contre les forces de l'ordre augmentent. Dans ses statistiques, le ministère de l'Intérieur dénombre les outrages ou violences contre "personne dépositaire de l'autorité publique (PDAP)". Une vaste catégorie qui englobe "toute personne titulaire d'un pouvoir de décision et de contrainte sur les personnes et sur les choses", sans distinguer les policiers et les gendarmes du président de la République, des maires, des magistrats, des notaires ou encore des agents assermentés de la SNCF et de la RATP.
Des données difficiles à interpréter
Etudier l'évolution des violences à l'égard des forces de l'ordre est aussi rendu difficile par la manière dont le ministère collecte ces données. Un outrage ou une violence contre une "personne dépositaire de l'autorité publique (PDAP)" fait toujours l'objet d'une plainte, et parfois d'une constatation médicale, mais se base sur des déclarations issues de procès-verbaux. Christophe Soullez, maître de conférences à Sciences Po et ancien directeur de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), explique que "toutes les données reposent sur du déclaratif". Et que les chiffres annuels de l'Intérieur sont fondés sur les dépôts de plaintes au commissariat, et non sur les affaires jugées. Un individu relaxé après avoir été poursuivi pour outrage à agent sera ainsi inclus dans le décompte annuel de Beauvau.
Les chiffres publiés par le ministère de l'Intérieur, présentés de manière brute, n'offrent par ailleurs aucune contextualisation. "On manque de détails et de données plus qualitatives, comme pour tout ce qui a trait à la sécurité. Et cela biaise le débat, car on est sur des concepts très généraux et globaux, regrette Christophe Soullez. Il manque des données sur la gravité médicale des blessures [déterminée en jours d'interruption totale de travail], sur la nature des violences, sur le mode opératoire et sur le contexte." Le mouvement des "gilets jaunes", les manifestations contre la réforme des retraites ou le projet de loi "Sécurité globale" n'ont ainsi fait l'objet d'aucune communication particulière du ministère de l'Intérieur.
Un manque de transparence
La transparence de ces données est aussi en question. En 2003 avait été créé l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), pour analyser les données sur les crimes et délits enregistrés par les services de police et les unités de gendarmerie. L'idée était de "faire en sorte que celui qui produise les chiffres [le ministère de l'Intérieur] ne les commente pas", analyse son ancien directeur, Christophe Soullez.
Depuis la dissolution de l'ONDRP en 2020, le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) est devenu la seule entité à communiquer sur les violences à l'égard des forces de l'ordre. C'est l'Autorité de la statistique publique qui s'assure de son indépendance professionnelle*. Néanmoins, pour Linda Buquet, conseillère technique du syndicat policier Synergie Officiers, "on manque de transparence sur la question des violences faites aux policiers. On n'a pas de chiffres des fonctionnaires blessés, le ministère a ses remontées mais aucun chiffre ne nous est communiqué."
* Cette précision a été ajoutée à l'article le 25 mai.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.