Attentats : pourquoi le gouvernement va faire machine arrière sur la déchéance de nationalité
Le Conseil des ministres doit se pencher, mercredi, sur la réforme constitutionnelle. Sauf surprise, l'extension de la déchéance de nationalité aux binationaux nés français devrait être retirée du texte.
L'arbitrage semble déjà acté. Le gouvernement devrait retirer la question de la déchéance de nationalité des binationaux nés français de son projet de réforme constitutionnelle. Le texte est présenté en Conseil des ministres, mercredi 23 décembre. Cette révision constitutionnelle avait été annoncée par François Hollande après les attentats du 13 novembre à Paris.
En premier lieu, le projet prévoit d'inscrire l'état d'urgence dans la Constitution. Il devait également permettre d'étendre la déchéance de nationalité aux binationaux nés français. Car il est déjà possible de déchoir les binationaux ayant acquis la nationalité française depuis moins de dix ans. Mais l'extension de cette mesure ne devrait pas figurer dans le projet final. Francetv info vous explique pourquoi.
Parce que cela pose problème à gauche
A gauche, cette idée empruntée à la droite fait grincer des dents. Dès l'annonce faite par François Hollande, au lendemain des attentats de Paris, les écologistes et les frondeurs protestent vivement. "Ce serait la première fois depuis Vichy qu’on fait cela", déplore ainsi Pascal Cherki, député PS de Paris, étiqueté frondeur, rapporte Le Monde. L'élu dénonce une "vieille idée du Front national selon laquelle un binational n’est pas vraiment français." Patrick Mennucci, député PS des Bouches-du-Rhône, évoque une mesure "inutile". Barbara Romagnan, députée PS du Doubs, la taxe "d'imbécile et de scandaleuse".
Au Parti socialiste, on tente de jouer la retenue avant les élections régionales des 6 et 13 décembre. Néanmoins, dans un numéro d'équilibriste, le premier secrétaire du PS soutient la réforme constitutionnelle du gouvernement, tout en prenant ses distances avec la déchéance de nationalité. "Ce n'est pas une idée de gauche" et, "à première vue, je suis de gauche", déclare Jean-Christophe Cambadélis sur BFMTV, le 4 décembre.
Parce que même Manuel Valls doute de son efficacité
François Hollande pouvait s'attendre à des crispations sur le sujet au sein du PS. Mais la tâche devient plus ardue pour le président quand les critiques émanent de son Premier ministre. "Il faut qu'une mesure soit efficace. Nous allons l'examiner, laissez-nous encore quelques jours pour trancher cette question", déclare Manuel Valls, en déplacement à Angoulême (Charente), vendredi 18 décembre, rapporte Le Parisien. "Ce n'est pas une arme pour lutter contre le terrorisme", ajoute-t-il.
Quelques jours plus tôt, France Info rapportait déjà les doutes du Premier ministre. La radio affirmait qu'en privé, Manuel Valls ne cache pas son opposition à une extension de la déchéance de nationalité.
Parce que cela concerne peu de personnes
Le Conseil d'Etat a rendu la semaine dernière son avis sur la question. S'il émet un avis favorable à l'inscription de cette mesure dans la Constitution, il formule toutefois des réserves, jugeant notamment que l'extension de la déchéance de nationalité aurait une "portée pratique limitée".
L'argument de l'inefficacité devrait être repris par l'exécutif, mercredi, pour justifier son rétropédalage. Le gouvernement devrait notamment s'appuyer sur l'avis du Conseil d'Etat. Ce dernier estime que la mesure aurait "peu d'effet dissuasif sur les personnes décidées à commettre" des attentats.
Par ailleurs, si on prend l'exemple des terroristes des attentats du 13 novembre, très peu auraient pu être frappés par une déchéance de nationalité, souligne RTL. Car seuls Ismaïl Mostefaï et Bilal Hadfi étaient des binationaux nés en France. Foued Mohamed-Aggad et Samy Amimour, respectivement nés à Strasbourg (Bas-Rhin) et Drancy (Seine-Saint-Denis), étaient français et n'ont jamais fait la démarche de réclamer la nationalité de leurs parents. Les frères Abdeslam, résidents belges d'origine marocaine, sont uniquement détenteurs d'un passeport français. Or, en vertu de l'article 15 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, "tout individu a droit à une nationalité" et "nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité". Une personne n'ayant que la nationalité française ne peut donc en être déchue, car cela la rendrait apatride.
En outre, les cas de déchéance de nationalité envers des binationaux ayant acquis la nationalité française sont peu nombreux. Selon les chiffres du ministère de l'Intérieur, cités par Le Figaro, il y a eu 22 déchéances de nationalité depuis 1989, dont huit entre 2000 et 2014 pour terrorisme. La dernière a été prononcée en mai 2014. Elle concerne un Marocain naturalisé français le 26 février 2003. Ahmed Sahnouni a été condamné en 2013 à sept ans de prison pour des faits de terrorisme. Il a été expulsé en septembre dernier "après avoir épuisé tous les recours", selon le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve.
Parce qu'un dispositif est déjà prévu dans le Code civil
Actuellement, l'article 25 du Code civil prévoit la déchéance de nationalité pour les binationaux ayant acquis la nationalité française, comme l'explique le ministère de l'Intérieur.
Les faits qui peuvent justifier une déchéance sont des faits graves comme la condamnation pour crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou acte de terrorisme.
Mais dans le Code civil, un article, datant de 1938, prévoit également la déchéance de nationalité pour les binationaux nés français. Il s'agit de l'article 23-7.
Le Français qui se comporte en fait comme le national d’un pays étranger peut, s’il a la nationalité de ce pays, être déclaré, par décret après avis conforme du Conseil d’Etat, avoir perdu la qualité de Français.
Pour Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS, étendre la déchéance de nationalité dans la Constitution est inutile. Il explique à Rue89 qu'il suffirait de modifier cet article de 1938 par un amendement. "L’important est que cette disposition existe, qu’elle peut être adaptée facilement à la lutte contre le terrorisme sans déroger à notre tradition juridique et sans modifier la Constitution, ce qui serait inacceptable", estime-t-il.
Le ministère de l'Intérieur explique que cet article du Code civil "n'est actuellement plus pratiqué". Selon Patrick Weil, l'article 23-7 a "été appliqué à quelques centaines de personnes, des collaborateurs après la guerre mais aussi des communistes pendant la guerre froide". En outre, Rue89 précise que ce dispositif reprend en réalité l’article 96 du Code de la nationalité (abrogé en 1993). Cet article 96 n’a, lui, été utilisé que trois fois depuis 1958, selon le ministère de l'Intérieur.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.