Les bombardements peuvent-ils détruire l'Etat islamique ?
Après les attentats à Paris, dix avions de combat français ont largué vingt bombes sur la ville de Raqqa, principale cité contrôlée par l'Etat islamique en Syrie, dimanche 15 novembre.
Des bombardements à Raqqa (Syrie). C'est ainsi que la France a répondu aux attaques qui ont endeuillé la capitale, vendredi 13 novembre au soir. Revendiqués par l'Etat islamique, ces attentats ont fait au moins 129 morts. Les victimes ont été tuées par des commandos kamikazes dans la salle de concert du Bataclan, dans des bars et des restaurants parisiens du 11e arrondissement bondés en ce début de week-end, et au Stade de France où se jouait le match France-Allemagne.
Après avoir longtemps affiché, sur la Syrie, une ligne "ni Bachar, ni l'Etat islamique", le gouvernement français martèle désormais : "L'ennemi de la France, c'est Daech". L'actuelle campagne de bombardements parviendra-t-elle à le détruire ?
Plus de 8 000 frappes en Irak et en Syrie
Rien n'est moins sûr. Faut-il rappeler que l'Etat islamique (EI) tient toujours, après plus d'un an de bombardements ? Les Américains avaient commencé, début août 2014, les frappes contre les jihadistes en Irak, pour soutenir le gouvernement de Bagdad. "Soixante pays, rappelle Le Monde, se sont joints à cette opération, dont la France et la Grande-Bretagne. Puis, le 23 septembre 2014, les forces américaines ont étendu leurs frappes à la Syrie, sans l’accord du président Bachar Al-Assad".
Au total, le collectif indépendant Airwars (en anglais), qui s'appuie sur des données officielles, recensait, le 15 novembre 2015, au 465e jour de campagne, 8 193 frappes dont 5 360 en Irak et 2 833 en Syrie. Pour quel résultat ? "La campagne aérienne, notait le 10 novembre la secrétaire d'Etat américaine aux Forces aériennes Deborah Lee James, a affaibli l'organisation extrémiste, mais reste insuffisante (...) Elle prendra des années."
Car "on n'a jamais gagné une guerre par les seuls moyens aériens", résume abruptement Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense, citant, entre autres exemples, le déluge de bombes américaines sur le Vietnam, qui s'est pourtant soldé par le retrait des Etats-Unis du pays entre 1973 et 1975, et la victoire du régime communiste. Pierre Conesa souligne par ailleurs que ces raids font forcément des victimes civiles, "et que la population se solidarise avec ceux qui la défendent, pas avec ceux qui la bombardent". Effet collatéral : en France, ces bombardements contribuent à doper les vocations au jihad. "Le nombre de départs en Syrie a doublé en un an", note Pierre Conesa.
Débat sur l'engagement au sol
De cette impasse, experts et militaires tirent la même conclusion : toute victoire contre l'Etat islamique passe par un engagement au sol. Le 10 novembre, Deborah Lee James poursuivait ainsi son raisonnement : "La force aérienne (...) peut faire beaucoup, mais ne peut pas faire tout. En définitive, elle ne peut pas occuper le territoire et, chose importante, ne peut pas le gouverner. C'est là où nous avons besoin de troupes au sol."
Application de ce principe : le 14 novembre, la ville de Sinjar, située entre les deux principaux bastions (Mossoul et Racca) du groupe Etat islamique, était reprise par des combattants kurdes au sol, soutenus par l'aviation américaine.
Plusieurs localités tenues par l'Etat islamique sont tombées. Le 14 novembre, les jihadistes étaient chassés de la ville d'Al Houl par des rebelles syriens, et des villages d'Hader et de Tel Hadya par les forces de Bachar Al-Assad, appuyées par l'aviation russe. Est-ce le début d'une reconquête ? Ou faut-il un engagement plus massif au sol, qui ne soit pas le seul fait des protagonistes syriens ?
Si Paris n'entend pas envoyer de troupes au sol, plusieurs spécialistes des questions de défense, comme le député européen (Les Républicains) Arnaud Danjean, s'étonnent de l'inertie de certains Etats du Moyen-Orient face à l'Etat islamique. "Devons-nous, écrit-il dans L'Opinion, et surtout pouvons-nous, alors que nos moyens sont contraints et déjà largement mobilisés en Afrique, être en première ligne ? Car, poursuit-il, "les pays de la région ont une responsabilité écrasante et nous serions bien inspirés de rappeler à certains de nos si généreux clients commerciaux que la priorité est moins de bombarder les milices chiites du Yémen que de frapper l'Etat islamique",
Interrogé sur ce point, il a précisé par e-mail à francetv info : "Il y a en effet beaucoup d'ambiguïtés dans l'attitude de certains pays du Golfe, qui ont massivement armé et financé des groupes islamistes aujourd'hui absorbés par l'EI. La priorité affichée par ces pays – combattre les chiites au Yémen – montre également leur réticence à jouer pleinement leur rôle dans la coalition contre l'EI. Il sera très difficile de les faire évoluer, même si ces pays ne constituent pas un bloc homogène face à la menace."
Vers une partition de la Syrie ?
Au-delà du militaire, quelle réponse politique peut-on apporter ? Intervenus à l'automne dans le jeu syrien, les Russes ont obtenu des Occidentaux que le départ du président Bachar Al-Assad, qui ne contrôle plus qu'une partie du territoire, ne soit plus posé comme préalable à toute tentative d'accord sur le sujet.
Mais si l'Etat islamique s'effondre, qui lui succèdera ? Il n'existe pour l'instant aucun mouvement politique susceptible de fédérer une Syrie morcelée, détruite par quatre ans de guerre civile et fuie par quatre millions de ses habitants.
Interrogée par francetv info le 2 octobre, la spécialiste du Moyen-Orient Myriam Benraad estime qu'on s'achemine vers une "partition" : "Le régime syrien a perdu une grande partie du territoire et ne peut pas survivre à long terme. Il y aura d'un côté une Syrie bis avec les forces d'opposition qui se feront la guerre et s'entretueront. Et d'autre part, la Syrie actuellement contrôlée par Assad, avec des règlements de comptes parce que tout le monde a payé la guerre au prix fort, y compris les alaouites [la confession de Bachar Al-Assad et de 10% de la population syrienne, proche du chiisme]. De toute façon, on est déjà dans le cadre d'une implosion sur le territoire. Il n'y a plus d'autorité centrale. On va rester là-dessus très longtemps."
Arnaud Danjean pointe, lui aussi, un malaise plus profond : "Défaire l'Etat islamique dans des zones récemment conquises par lui sera plus aisé que de pacifier des zones sunnites irakiennes ou syriennes où la défiance vis-à-vis des autres communautés alimente le recrutement de l'EI..." Avant d'ajouter : "La toile de fond du conflit est bien celle de la rivalité régionale entre puissances chiites et puissances sunnites (...) La défaite militaire éventuelle de l'EI n'épuisera pas comme par enchantement le carburant de la radicalisation. Le problème est géographiquement plus global et idéologiquement plus profond."
Conséquence : la situation a tout du guêpier pour une France qui n'a, selon le site spécialisé Orient XXI, "ni vision ni perspective au Proche-Orient". Certes, le porte-avions Charles-de-Gaulle doit arriver dans quelques jours près de la zone de combat et l'heure est encore aux discours martiaux, tel celui du ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, assurant que la France veut "frapper encore plus fort en Syrie".
Mais en réalité, Paris, signale Le Monde, compte pour moins de 5% des bombardements de la coalition qui agit en Irak et en Syrie. "Nous sommes en première ligne dans la bande saharo-sahélienne, nous avons d'autres engagements en Afrique, pouvons-nous tout faire avec une réelle efficacité ? Je n'en suis pas certain dans l'état actuel, budgétaire et capacitaire, de nos forces armées", affirme Arnaud Danjean.
Dans une interview accordée à francetv info, le spécialiste de la géopolitique et de la sécurité François Heisbourg enfonce le clou : "Le Moyen-Orient est entré dans une phase de conflits territoriaux dynastiques qui s’entrecroisent, se démultiplient, où il n’y a pas de coalition stable. Là-bas, la prise de l’Occident sur le cours des événements est à peu près nulle." Il prône donc éventuellement "un peu de militaire", mais surtout de recentrer les moyens sur l'action en France et en Europe.
Quant à l'ancien Premier ministre Dominique de Villepin, fidèle à ses principes, il a conjuré une nouvelle fois le gouvernement, dimanche 15 novembre au Grand Jury-RTL-Le Figaro, de changer d'approche. Et de privilégier les solutions politiques aux solutions militaires : "Depuis dix ans, les choses n'ont jamais cessé de s'aggraver et nous n'avons jamais gagné aucune de ces guerres" contre le terrorisme, conclut-il.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.