Procès du 13-Novembre : le journal de bord d'un ex-otage du Bataclan, semaine 16
David Fritz-Goeppinger fait partie de la douzaine de personnes prises en otage par les terroristes au Bataclan. Photographe, il tient son journal de bord pendant toute la durée du procès des attentats du 13-Novembre.
Depuis le 8 septembre 2021 le procès des attentats du 13-Novembre se tient à Paris. David Fritz Goeppinger, victime de ces attentats est aujourd’hui photographe et auteur. Il a accepté de partager via ce journal de bord son ressenti, en image et à l'écrit, durant les longs mois que durent ce procès fleuve, qui a débuté le mercredi 8 septembre 2021 devant la cour d'assises spéciale de Paris. Voici son récit de la seixième semaine.
>> Le journal de la quinzième semaine
>> Le journal de la dix-septième semaine
L’écho des mots
Mercredi 12 janvier. La journée démarre de la même façon qu’hier et la routine reprend sa place dans mon quotidien marqué par la tenue de l’audience. Malgré mes journées routinières et qui peuvent, de loin, ressembler les unes aux autres, aucune n’est réellement la même et c’est justement le paradoxe. En réalité, c’est plutôt le surgissement de mots, documents et mentions durant l’audience qui formatent mes journées et mes nuits. Finalement, mes habitudes deviennent un rocher auquel je m’accroche pour garder un semblant de normalité. Après une journée comme hier où la colère est pratiquement omniprésente, le fait de revenir aujourd’hui sur mes propres pas est difficile. Je me demande ce qui me choque le plus dans les propos de l’accusé et comprend que ce ne sont pas les mots en eux-mêmes (bien qu’ils me choquent aussi), mais plutôt la forme de banalité dans laquelle il inscrit ses réponses. À l’entendre, tout devient normal, la radicalité, la haine, l'extrémisme, la violence. Je sais depuis longtemps qu’attendre une once de repentir ou de culpabilité de tout ou partie des accusés est illusoire et pratiquement impossible, mais une partie de moi refuse de croire que l’intégralité de ces hommes valident et justifient ce que nous avons vécu le 13-Novembre. Je m’interroge alors, notre douleur prendra-t-elle fin un jour ?
Aujourd’hui, nous poursuivons l’interrogatoire du même accusé qu’hier, mais cette fois-ci sur ses trajets effectués en Syrie et en Europe. Je prends moins de notes qu’avant, aussi parce que j’ai opté pour une écriture plus active, in vivo. Désormais, j’écris tout en suivant les débats. Enfin, les débats... l’interrogatoire difficile en cours. Aux questions du président, l’homme reste évasif. Connu pour avoir changé à de nombreuses reprises de versions au sujet de ses actions à l’étranger, il poursuit dans la même voie et coopère rarement. Après que la première assesseure l’a martelé de questions sur le bornage, les appels et l’utilisation de plusieurs téléphones portables à l’étranger et a pointé du doigt une attitude de dissimulation d’informations, l’accusé s’agace de plus en plus et finit par dire : “Écoutez Madame, je ne vais plus répondre à vos questions sur la téléphonie !” Ce qui n’empêche pas la première assesseure de poursuivre sans y prêter attention. L’audience est suspendue pour une pause, avec une amie, nous partons à la recherche d’un café avant d’essayer de couper un peu avec l’audience.
Mes mains sont engourdies à cause du froid mordant de l’extérieur et j’ai du mal à taper ces mots. Je tourne en rond dans le cercle presse à la recherche d’une photographie pour ce billet, mon regard se perd sur la forme de la salle d’audience et remarque la forme triangulaire et du néon jaune. La forme géométrique m’évoque Pink Floyd et leur album The Dark Side of The Moon. À l’écran, Maître Nicolas le Bris, l’un des trois avocats généraux, interroge l’accusé suivi des avocats des parties civiles. En terminant l’écriture du billet, je prends conscience que nous sommes déjà en janvier et que le 8 septembre semble désormais bien loin. Il y a un an, pratiquement jour pour jour, je reçois un message de Gaële Joly, journaliste au service police-justice de franceinfo, qui évoquait l’horizon du procès. Je ne le savais pas mais c’est grâce à cette prise de contact que le journal de bord verra le jour des mois après, une fois l’horizon atteint.
J’arrête l’écriture pour aujourd’hui alors que Maître Topaloff poursuit l’interrogatoire de l'accusé.
Le long monologue du président
Jeudi 13 janvier. Il est tôt lorsque je traverse les contrôles de sécurité du Palais, je suis pensif aujourd’hui. Pensif parce qu’au départ, je ne voulais pas donner les noms des accusés sur le journal de bord. Je voulais qu’il (le journal) reste en dehors du nuages de résultats des recherches qui les concernent. Mais à la lumière de cette phase du procès, je commence à me demander s’il ne devient pas nécessaire de différencier les accusés entre eux. J’ai peut-être bêtement pensé que mon journal pouvait rester un minimum exhaustif en évitant de les nommer et je me demande sincèrement si je n’ai pas commis une erreur. La sonnerie me tire de mes pensées, pour l’heure, je continue d’y réfléchir.
Aujourd’hui, nous devons entendre un nouvel accusé. Mais celui-ci, absent du box depuis fin novembre (à part la semaine dernière où il y fut emmené de force), semble ne plus vouloir coopérer. Il y a plusieurs jours, une lettre qu’il a écrite a été lue à l’audience où il disait : “Je ressens que nous faisons tous semblant et que ce procès est une illusion.” D’ici, j’ai surtout le sentiment qu’à l’inverse, c’est son mutisme qui participe à ce soi-disant mirage. Lorsque l’audience reprend, le président le remercie d’être présent et poursuit en lui demandant (par le biais de son interprète) s’il compte coopérer avec les parties. Réaction de l’accusé : “Je ne répondrai pas aux questions.”
Le président démarre alors la lecture des procès-verbaux d’audition, un long monologue face à un homme muet, dont l’attitude même ne laisse échapper aucune réaction. L’audience vient de démarrer mais depuis la salle des criées la voix du président semble fendre le silence du Palais. Malgré l’absence de coopération de l’accusé, il lance, dépité, entre deux questions : “On aurait aimé avoir des réponses à toutes ces questions (...) mais bon, on n’aura jamais de réponses”. En retour, l’homme regarde de gauche à droite, par terre, mutique. Pour passer le temps, j’ai eu envie de prendre la température de la salle principale et suis allé rejoindre Gwendal et Bruno. Peu après, je quitte mes deux amis pour regagner ma place “en face”*. L'après-midi semble interminable et aride.
Seulement deux témoins sont présents aujourd’hui. Le président annonce l’arrivée du premier et c’est un homme grisonnant, portant une parka gris foncé qui s’avance. Derrière son masque FFP2, on imagine une personne d’une soixantaine d’années, étonnement calme et pondéré. Il s’agit d’un professeur que l’accusé côtoie dans le cadre d’un cours de français à “un détenu radicalisé”. De 2017 à 2021, il donne, au total, 175 cours. Durant son exposé libre, le professeur donne force détails sur son expérience et avance même une analyse personnelle sur son élève. Après les questions de la cour, les avocats des parties civiles pointent du doigt des éléments de l’exposé du professeur et lui demandent d’avancer des explications, interprétations du comportement de l’accusé à l’audience. La séance est suspendue après que les avocats de la défense ont posé leurs questions et que l’on attend l’arrivée d’un nouveau témoin.
Je démarre l’édition de mon billet tandis que l’audience reprend. Le nouveau témoin, un homme qui a croisé la route de l’accusé au moment de son retour en Europe, est accompagné d’une interprète en arabe.
J'arrête l'écriture ici pour aujourd'hui, à demain.
*La salle des criées est située face à la salle d’audience principale
Les trois voix
Vendredi 14 janvier. Pour la soixante-huitième journée du procès des attentats du 13-Novembre, j’ai préféré suivre les débats de loin plutôt que d’arriver tard au Palais. Ma cuisine baigne dans une lumière d’hiver, crue et directe. Un café fumant repose près de mon ordinateur et mon chat se balade à mes pieds. Tant de contraste avec le sanctuaire, pourtant la voix du président, de l’accusé et de son interprète créent une sorte de tunnel entre mon domicile et la salle d’audience. Malgré ces conditions très confortables, je ressens toujours de la culpabilité à ne pas me rendre sur l’Île de la Cité. J’essaye, tant bien que mal, de ne pas me sentir obligé d’y aller pour pouvoir garder un minimum de normalité dans ma vie.
Si je connais déjà la plupart des détails concernant cet accusé, l’écoute de l’interrogatoire n’en demeure pour le moins difficile, aussi à cause des allers et retours entre les trois voix : les questions posées par le président doivent parfois être répétées par l’interprète puis l’accusé et le dialogue poursuit son chemin inverse. L’homme interrogé a été interpellé en Autriche en décembre 2015, il est soupçonné d’être l’un des terroristes qui n’a pas réussi à atteindre la France à temps pour participer aux attentats du 13-Novembre.
L’audience est suspendue quelques minutes le temps que la Cour prenne contact avec un témoin présent en Algérie. La connexion faite, le président démarre les questions d’usage mais la liaison est mauvaise et la traduction, selon les dires de l’interprète de l’accusé, visiblement approximative. Le président intervient pour rétablir l’ordre et désigne la traductrice dans la salle d’audience pour conduire la discussion entre le témoin et la Cour. J’entends la voix de l’interprète poser une longue question au témoin, en arabe. À la fin de celle-ci, elle ajoute : “c’est bien ça monsieur le président ?”, je souris tandis que des éclats de rire résonnent dans la salle d’audience, le président de répondre dans un sourire perceptible via la webradio : “malgré mon expérience, je ne parle pas arabe.”
Un énième café bu, je décide d’arrêter là l’écoute des débats alors que le président démarre la lecture du procès-verbal d’audition de la mère de l’accusé qui n’a pas pu témoigner.
À mardi. Bon week end à vous,
Matriochka*
Mardi 18 janvier. Comme il y a deux semaines, nous avons appris il y a trois jours qu’un des quatorze accusés a été testé positif au Covid. Comme la première fois, les réseaux sociaux ont aidé à la propagation de l’information. Le président a indiqué dans son courrier que "la semaine prochaine est totalement compromise car le prochain test utile ne pourra être fait que vendredi". Le procès devrait donc reprendre le mardi 25 janvier, au plus tôt.
L’ersatz d’audience du jour m’interroge, puisque avec l’accord des avocats de la défense, les accusés ne seront pas extraits de leur cellule. J’avais envie de voir et de raconter ce vide, raconter cette absence, qui me saute aux yeux : les chaises qu’occupent les accusés trônent seules, dans la grande boîte, elle-même au cœur d’une autre, et ainsi de suite, comme une matriochka* géante. La sonnerie vient de retentir et la Cour prend place, le président prend la parole pour éclaircir la situation et remercie les avocats de la défense pour leur collaboration et conclut par : "Ce sera une audience de renvoi". Après avoir fait le point sur le calendrier, où l’on apprend qu’une pause prévue début mars risque de "sauter", il ajoute : "L'audience est levée".
La lassitude ressentie il y a deux semaines après la première coupure s’accentue de jour en jour et je commence sincèrement à me demander si le procès prendra fin au mois de juin.
À mardi.
*Poupée russe.
La preuve de guerre
Mardi 25 janvier. Une semaine de pause, avec toujours la même difficile déconnexion. J’occupe mon corps et mon esprit à travers de fatigantes séances de sport pour oublier la douleur et la frustration dûes à ce nouvel arrêt. Mon affliction se superpose à la mélancolie de l’année dernière où, à la même période, j’étais en vacances entre amis à la montagne et où le procès me semblait si loin. Je me souviens de mes jambes, dans la neige jusqu’aux genoux, et réalise aujourd’hui que nous sommes à nouveau en train de traverser un événement collectif en surcharge de celui-ci qui a déjà modifié notre existence.
Le procès devrait reprendre aujourd’hui avec l’interrogatoire d’un accusé mais, comme depuis début janvier, un incident d’audience vient ralentir les débats. Vingt jours que nous tentons de reprendre le procès, vingt jours qu’il patine et que sa lenteur nous agace. Concernant l’incident, l’avocat de l’accusé interrogé aujourd’hui ouvre un débat concernant six pièces qui ont été versées au dossier en septembre et octobre dernier. Maître Huylebrouck entame sa plaidoirie en mentionnant les conditions dans lesquelles ces preuves ont été recueillies et emploie une expression qui m’interpelle : “les preuves de guerre”. Cela fait référence aux preuves recueillies sur des théâtres de guerre par des soldats. La “preuve de guerre” est en fait une vidéo dans laquelle on voit un homme ressemblant à l’accusé dans une foule en liesse, arme à l’épaule. L’avocat fait part de ses inquiétudes : “Il s'agit de doper l'accusation et quand je dis doper le mot est assumé !”
Comme lors de précédents débats, certains avocats des parties civiles partagent l’avis de la défense et pointent du doigt le versement tardif aux débats de ces éléments. Maître Bibal lui, n’est pas vraiment de l’avis de ses pairs et demande à la cour de rejeter les demandes de la défense et d’ajouter : “Précisément parce que nos clients veulent que chacun des éléments puisse être débattu devant vous, qu'on puisse in fine dire s'il a été obtenu de manière loyale (...) et de le graver dans le marbre d’une décision que l’histoire pourra lire.” Après les parties civiles, c’est au tour de Camille Hennetier, avocate générale, de s’exprimer à ce sujet et de dénoncer les propos qu’elle qualifie d’outranciers de certains avocats des deux parties. Sur la télévision, j’observe les trois couleurs de sa robe : rouge, blanc et noir, et note sur mon carnet qu’il faut que je me renseigne sur leur signification. L’intervention de l’avocate générale est suivie d’un dernier tour de parole des avocats de la défense. La cour se retire pour statuer sur la décision de rejeter ou non le versement au dossier de ces preuves. Au total, cet incident d’audience aura duré plus de deux heures. Je quitte la salle d’audience principale pour celle des criées, dépose mes affaires et retrouve Gwendal et Bruno près de la machine à café.
Je démarre l’écriture du billet pendant la suspension d’audience tandis que dans la salle des criées, les journalistes et chercheurs bavardent. À la reprise, le président donne lecture de la décision et annonce le rejet de la demande de l’avocat de la défense d’écarter les preuves qui concernent son client et poursuis la lecture : “Le ministère public a le droit de produire aux débats toutes les pièces qu'il juge utile.” J’ai l’impression qu’enfin l’audience à proprement parler va démarrer, le président demande à l’accusé de se lever. Je crois l’avoir déjà dit mais l’accusé en question faisait partie des figures qui semblaient sombres dans mon esprit, la seule photographie qui circulait de lui avant l’audience, montrait un homme au visage marqué. Il est de ceux que je “rencontre” durant le procès. L’homme, masque FFP2 couvrant sa bouche et pull noir, commence à répondre aux questions du président qui pointe du doigt l’irrégularités et les incohérences dans le récit de l’homme : “Vous faites des milliers de kilomètres, et une fois là-bas vous ne faites rien ?” Je partage l’agacement du président.
J’entame la correction du billet tandis que l’interrogatoire se poursuit. L’audience du jour est compliquée à suivre, tant par son rythme que par l’audition de l’accusé qui n’a visiblement pas, ou peu, envie de coopérer malgré ses réponses. À la fin de ma journée, les images des montagnes de l’an dernier se rappellent à mon souvenir. Je suis nostalgique. Je pense que je n’ai jamais eu autant hâte que le procès avance et qu’il reprenne enfin son rythme de croisière que nous avons tous connu jusqu’ici.
Je quitte la salle des criées, de toute façon l’interrogatoire est devenu un brouhaha indistinct.
À demain.
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