Procès du 13-Novembre : le journal de bord d'un ex-otage du Bataclan, semaine 6
David Fritz-Goeppinger fait partie de la douzaine de personnes prises en otage par les terroristes au Bataclan. Photographe, il tient son journal de bord pendant toute la durée du procès des attentats du 13-Novembre.
Le 13 novembre 2015, David Fritz-Goeppinger est au Bataclan lorsque la salle de concert est attaquée par trois hommes, armés de fusils d'assaut et de ceintures explosives. "Plus jamais de ma vie je n'oublierai ces visages", confie David. Pris en otage pendant deux heures et demie, il pense à chaque minute que son heure est venue. Jusqu'à l'assaut des policiers de la BRI. Cette nuit-là, les attaques coordonnées sur le Stade de France, des terrasses du 10e et 11e arrondissement de Paris et le Bataclan, font 130 morts, dont 90 dans la salle de concert, et plus de 400 blessés. Près de six ans plus tard, c'est le procès de ces attentats qui se tient à Paris. David Fritz-Goeppinger, aujourd'hui photographe, a accepté de partager via ce journal de bord son ressenti, en image et à l'écrit, durant les longs mois que va durer le procès historique de ces attentats du 13-Novembre qui ont marqué la France. Voici son récit de la sixième semaine.
>> Le journal de la cinquième semaine
>> Le journal de la septième semaine
Ma lettre au terrorisme
"Le terrorisme rapproche celles et ceux qui lui survivent. Il nourrit donc son propre échec." Arthur Dénouveaux
Mardi 19 octobre. Six années à récupérer à la balayette les fragments de ma mémoire et de mon existence, à rassembler à la main toutes les cases manquantes d’une mosaïque mémorielle mise à sac en deux heures et demie. Lorsque vous lirez cette lettre je serai face au président de la Cour d’assises. Sans doute en train d’essayer d'endiguer un trop-plein d'émotions prêt à se déverser. J'espère pouvoir y faire barrage et ainsi déposer un récit pur, en n'oubliant rien. Depuis longtemps, les larmes de tristesse ont déserté mes yeux. Elles ont cédé la place à des larmes amères de colère et de frustration. Mais comme chaque humain, j'ai appris. Dès le 14 novembre 2015, j'ai appris que la boule d’angoisse visqueuse que je porte deviendra mon compagnon. J'ai aussi appris que le décalage sur la vie que je ressens a un nom : le syndrôme de Lazare et qu’il me suivra jusque dans les recoins les plus improbables de mon existence. J'ai également appris à accepter la douleur et le deuil de la fin de l'insouciance. Mon cortex cérébral est aujourd'hui capable d’encaisser les chocs, comme un sac de frappe. De toute façon, quelle option nous reste-t-il ?
L’humanité.
L’humanité brûle d’une flamme éternelle présente en chacun de nous. C'est elle qui nous pousse à nous aider les uns les autres. Elle qui, dans les heures sombres des conflits et guerres d'antan, donnait naissance à des héroïnes et des héros dont nous honorons la mémoire. Libre et résistante, elle ne cède rien à l'obscurantisme, à la violence et à la haine. Son écho a parcouru tous les sites d'attentats, nourri chaque acte héroïque silencieux : de la voisine qui ouvre la porte aux blessés jusqu’aux amis qui se protègent mutuellement face à l'horreur. Tant d'autres gestes encore... Six ans après, je perçois dans chacun des sourires, chaque accolade et chaque caresse sur le dos le signe d’une humanité qui ne faiblit pas. Au contraire, elle ne fait que croître en nous. Aujourd'hui, des monuments concrets d’humanité irradient nos vies. L'un d’entre eux : la communauté de victimes d’attentats.
Alors, cher terrorisme, vous avez perdu.
Vous avez perdu car votre raison même d'exister, semer la haine et la mort, ne fait que planter les graines d’un espoir humain et beau. Vous avez perdu, car aujourd’hui nous sommes plus unis qu’autrefois et nous le serons toujours plus. Vous avez perdu et vous perdrez à l'avenir. L'humanité, la liberté et l’amour resteront les fondations mêmes de nos vies. Votre existence de solitude et d’échec ne fera jamais l'histoire. Nous, emblèmes blessés et boiteux, seront toujours présents pour vous combattre. Non pas par les armes ni la haine, mais par des valeurs qui vous sont étrangères. Ces valeurs qui ont fait de nous les personnes que vous avez voulu abattre et réduire au silence. Notre rage de vivre résonnera toujours plus fort que la rumeur de vos tirs dans nos rues. Comment trouver les mots pour vous expliquer à quel point entendre un accord de musique emplit mes veines d’une force puissante ? Comment vous expliquer ce que vous ne comprendrez jamais ?
Aujourd'hui, ma voix résonne dans l’enceinte même de la justice, aux côtés de celles de mes amis blessés psychiquement et dans leur chair. Avec nous, siègera une femme puissante : l’humanité.
Après la tempête
Lundi 18 octobre. Durant mon trajet quotidien vers le Palais de Justice, je croise la route d’un vieil ami. Un ami qui fut mon premier refuge après l’attentat : le 36 Quai des Orfèvres. Cette nuit-là, je me souviens du bus RATP plein de victimes qui parcouraient les rues d’un Paris vide pour finir sa course au "36". À l'arrivée, j’avais l’impression de faire partie d’un groupe de naufragés sur une plage après une tempête. Le fief de la police judiciaire parisienne deviendra la première étape d’une longue liste et à la fois, notre premier abri. Six ans après, ce lieu a muté en une arche d’expression de nos vécus à tous. Olivier Laplaud, vice-président de Life for Paris, dira à la barre que son témoignage est “une goutte d’eau dans le torrent des récits collectifs”.
Je rencontre Benoît il y a quelques semaines, il habite à Bruxelles et vient à Paris exceptionnellement pour le procès. Je le croise à mon arrivée dans le dispositif au cœur du tribunal. Durant nos bavardages, il me raconte comment il a préparé sa déposition et en profite pour me l’envoyer.
Une fois dans la salle d’audience, je remarque qu’après avoir pris quelques notes dans mon carnet, mon niveau de concentration est au plus bas. Mon esprit semble ailleurs et je pense sans cesse à la journée de demain. Je note tout ce que j’entends, puisque je sais pertinemment que les souvenirs d’aujourd’hui risquent de disparaître. Des phrases flottent sur les lignes noires du petit livret : “Décrire 36 après attentat...”, “Parler à mon avocate…” Sur les écrans de retransmission, je reconnais Émilie et Nicolas que j’ai rencontré grâce à Life for Paris. Le témoignage maîtrisé de Nicolas me rappelle une interview de lui et je peux entendre les journalistes et avocats prendre des notes en l’entendant déposer. Nicolas posera des mots forts sur le lieu où ils ont trouvé un semblant de refuge durant l’attentat : “Les combles, c’est le purgatoire, en dessous de nous, c’est l’enfer.”
À la fin de ma journée d'audience, je m’assois sur les marches d’un grand escalier dans la salle des pas perdus et observe, face à moi, quelques parties civiles et avocats aller se servir dans l’unique distributeur présent. J’ouvre la déposition de Benoît et prends le temps de la lire, comme je lirais un article de plusieurs pages, un article écrit par un ami. Benoît est venu au Bataclan avec son frère et c’est avec lui qu’il traverse l’enfer de l’attentat. Dans le dédale de leur histoire, une phrase m’interpelle plus que les autres. “Je dis à mon frère sans trop savoir pourquoi que le pire est désormais dans notre tête.” Cette phrase résume à elle seule la lutte infinie dans laquelle nous sommes. Lutte contre un ennemi invisible, lutte contre les souvenirs d’une soirée qui ne finira jamais.
Il est tard au Palais. À travers un grand vitrail, je vois la lumière du jour baisser au fil de l’écriture de ce billet pour finalement disparaître. Je crois que dans la salle d’audience, Benoît a pris place face au président, mais je dois rentrer. Demain, je ne serai pas le seul des ex-otages du “couloir” à déposer, Caroline, Grégory et Sébastien le feront également.
Dehors il fait nuit.
Demain est un grand jour pour moi, pour nous.
La douleur
Jeudi 14 octobre. Lorsque je passe les portes du prétoire, j’observe les bancs de la salle d’audience. Depuis le début des dépositions des parties civiles, les bancs sont moins parsemés et on distingue ici et là les gens qui accompagnent des victimes qui sont venus témoigner.
Je suis installé au fond de la salle et sors mon carnet pour prendre des notes. À la barre, trois personnes. Une femme et ses deux fils qui ont perdu leur père Nicolas, décédé au Bataclan. La mère des deux garçons revient sur la nuit interminable du 13 au 14 novembre ou, après avoir appris le décès de l’homme qui fut son époux, elle lâche, dans un cri : "Papa est mort !"
Pour raconter l’après, de nombreuses parties civiles utilisent l’expression du "parcours du combattant". Étions-nous déjà des combattants sans le savoir ou le sommes-nous devenus ? Yann que j’ai photographié pour le journal de bord il y a quelques semaines, tente une réponse : "C’est comme si on était projeté dans l'univers d’un combattant." Cet univers qui ne nous appartient pas et qui s’impose à nous malgré nos souffrances et nos trajectoires. Nous avons tous combattu à notre façon ce soir-là et ce combat a lentement glissé dans nos vies d’après, sous différentes formes. Pour certains, la lutte est devenue un combat contre les institutions censées accompagner les victimes. Pour d’autres, c’est sous la forme d’une vraie bagarre face à notre propre douleur, qu’elle soit psychique ou bien physique. Ce combat sera, surtout, une lutte pour s’extraire de la léthargie et l’inertie dans laquelle l’attentat nous a placés. En écrivant ce billet, les mots d’Arthur Dénouveaux me reviennent : "Un attentat c’est le summum de la passivité." Etre victime de terrorisme, c’est aussi être reconnu comme victime civile de guerre par l’Office nationale des anciens combattants – là encore, le champ lexical de la guerre et du conflit se rappelle à notre souvenir. Notre existence étant vouée à appartenir à une guerre dans laquelle nous n'avons pas demandé à combattre. J’avais 23 ans, Shaïli 18, Marius qui a déposé aujourd’hui avait 11 ans lorsqu’il a appris le décès de son père au Bataclan. Que savons-nous de la guerre à ces âges-là ? Et aujourd’hui ? Et après ? Marius à la barre dira dans un long soupir : "Ce week-end, j’aurai préféré travailler ma dissertation de philo plutôt que d’écrire ce témoignage."
J’ai rencontré Emmanuel il y a quelques années, nous avions tous les deux accepté de répondre à une interview de France Inter. Je me souviens qu’à l’époque, je n’avais pas trop osé lui demander ce qu’il avait vécu le 13-Novembre, je l’apprendrai en détail lors de son témoignage à la barre. Chaque jour, je découvre les histoires de chacune des personnes que j’ai croisées durant les commémorations et durant d’autres événements où n’évoquons pas forcément notre soirée du 13. J’ai l’impression que ce procès est aussi là pour ça, en tout cas, pour moi. J’ai aujourd’hui reçu l’autorisation de photographier mes "sujets" dans la salle des pas perdus, les conditions de lumière sont complètement différentes mais j’essaye de m’y faire. Emmanuel se tient droit face à moi, on distingue, derrière son épaule droite, le grand panneau lumineux "salle d’audience". Emmanuel fait partie de ceux qui, dès le départ, se sont penchés vers les autres victimes. Ralliant et rassemblant les victimes afin de créer une communauté des vivants dans les ruines de l’événement. Sa voix résonnera dans le prétoire quelques instants après : "Aider les autres pour s’aider soi-même."
En réfléchissant aux deux précédents billets, l'envie d’écrire un troisième thème m’est apparue nécessaire. Ces deux fantômes qui nous accompagnent sont suivis d’un troisième : la douleur. La douleur est le symptôme le plus saillant des trois, celui qui nous pousse dans nos retranchements et qui générera d’autres symptômes en cascade. C’est elle qui se manifeste quotidiennement. Elle montrera son visage dans les moments les plus anodins, quand certains des deux autres thèmes auront soit disparu ou seront temporairement allégés. C’est la douleur qui restera de manière pérenne dans nos existences, comme une cicatrice à vif qui ne guérira jamais vraiment et qui nous ramènera à ce moment avant le basculement de nos vies : le match, le verre entre amis, le concert.
Il y a un an paraissait mon livre et je me rendais compte de la force des mots et de leur importance dans ma vie. Aujourd’hui, ce sont eux qui m’aident à traverser la tempête d’émotions qu’est le procès des attentats du 13-Novembre.
Au moment où je termine ce billet, l’audience est levée et les robes d’avocats volent devant moi, certains discutent avec leurs clients, d’autres entre eux. Mon esprit est tourné vers mon jour, notre jour à nous les "potages". Le mardi 19 octobre 2021. Je les observe discrètement, mon ordinateur n’a presque plus de batterie et c’est sans doute le signe qu’il faut que je rentre.
La culpabilité
Mercredi 13 octobre. À mon arrivée au Palais, les signes d’un automne, bien installés, me font remarquer à quel point le mois de septembre a été fugace. Passés de l’appréhension d’un procès que nous attendions tous, à l’occupation complète et entière de nos quotidiens par celui-ci, nous voilà penchés vers la mémoire des victimes. Aujourd’hui, nous sommes le 13 octobre et un mois nous sépare du 13 novembre, date de la commémoration des attentats.
Juste après qu’il a déposé, je photographie Thomas au même endroit que d’habitude. Il prend la pose les mains dans les poches, le regard tranquille. Sur son sweat un "Queens" trône en référence au groupe Queens of The Stone Age, dont le fondateur a également participé à la création des Eagles of Death Metal. En le voyant, je réalise à quel point nous partageons tous les mêmes passions, le même amour pour des groupes qui nous font vibrer le vendredi soir en concert, comme à la maison entre amis.
Comme beaucoup de parties civiles qui témoignent, Thomas fait part d’une profonde culpabilité d’avoir survécu. Cette culpabilité est le second élément dans le paysage du quotidien des victimes. Comment vivre avec le souvenir de personnes décédées ? A la barre, une grande partie des déposants s’excusent d’avoir survécu à l’attentat, s’excusent d’avoir fait tel ou tel geste ce soir-là, s’excusent presque d’être là. Les semaines qui ont suivi le 13, les images de l’attentat me suivaient partout. Prenant la parole dans mes cauchemars et s’invitant à des dîners entre amis. Pourquoi moi ? Pourquoi pas moi ? La culpabilité et la solitude se suivent, l’une après l’autre, et tout se mélange. Je me souviens avoir appris l’existence de ce qu’on appelle communément la "culpabilité du survivant" en lisant un article qui en parlait pour enfin comprendre que je n’étais pas le seul. Qu’avions nous de si différent des personnes décédées le 13-Novembre ? Qu’avais-je de si différent des personnes que j’ai vu avant de sortir du Bataclan ? Le quotidien des victimes est ponctué de plusieurs grands déchirements existentiels. Ces questions qui nous hantaient jusqu’ici ont enfin trouvé un endroit où exister en dehors de nous : le procès. Je quitte la salle d’audience quelques instants et au moment où j’ouvre la porte pour m’y asseoir, la voix d’une victime dit : "Vive la vie".
Aujourd’hui, la culpabilité a encore beaucoup de place dans nos vies et en aura sans doute beaucoup à l’avenir. La solitude est là aussi, mais la présence d’alliés et d’amis sur l’île de la Cité nous permet de tenir le coup et de tant bien que mal continuer à avancer.
Je quitte le Palais aux alentours de 17 heures après avoir écrit ce billet. En écrivant, je pensais aux gens qui, chaque jour, prennent le temps de lire mes mots et qui me soutiennent. Je voudrais simplement vous adresser un mot, si simple et pourtant bourré de sens : merci.
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