Procès du 13-Novembre : le journal de bord d'un ex-otage du Bataclan, semaine 7
David Fritz-Goeppinger fait partie de la douzaine de personnes prises en otage par les terroristes au Bataclan. Photographe, il tient son journal de bord pendant toute la durée du procès des attentats du 13-Novembre.
Le 13 novembre 2015, David Fritz-Goeppinger est au Bataclan lorsque la salle de concert est attaquée par trois hommes, armés de fusils d'assaut et de ceintures explosives. "Plus jamais de ma vie je n'oublierai ces visages", confie David. Pris en otage pendant deux heures et demie, il pense à chaque minute que son heure est venue. Jusqu'à l'assaut des policiers de la BRI. Cette nuit-là, les attaques coordonnées sur le Stade de France, des terrasses du 10e et 11e arrondissement de Paris et le Bataclan, font 130 morts, dont 90 dans la salle de concert, et plus de 400 blessés. Près de six ans plus tard, c'est le procès de ces attentats qui se tient à Paris. David Fritz-Goeppinger, aujourd'hui photographe, a accepté de partager via ce journal de bord son ressenti, en image et à l'écrit, durant les longs mois que va durer le procès historique de ces attentats du 13-Novembre qui ont marqué la France. Voici son récit de la septième semaine.
>> Le journal de la sixième semaine
>> Le journal de la huitième semaine
Le sanctuaire
Mercredi 20 octobre. Nous sommes mercredi lorsque j’écris ce billet. Tout à l’heure en allant au Palais, je croise deux affiches dans le métro : la première, celle du futur concert des Eagles of Death Metal à l’Olympia et quelques mètres plus loin l’affiche du concert d’Eddy de Pretto au Bataclan. Sorte d’appel de phares d’un quotidien qui ne s’arrête jamais. Hier, c’était à nous, les potages de déposer à la barre.
Je me rends au Palais accompagné de mon épouse et de mon plus proche ami. Il est midi passé de quelques minutes quand nous retrouvons les "potages" dans la salle des pas perdus. Je reconnais directement la grande silhouette de Grégory et de son habituelle écharpe rouge, je vois Stéphane de dos, accompagné de deux de ses filles et de sa compagne. Revoir mes amis me soulage, nous ne serons pas seuls. Nous nous installons à l’avant des bancs des parties civiles, Caroline, Marie et Grégory sont assis derrière nous tandis que Stéphane a choisi un siège plus en retrait. Sébastien arrive juste après et s’installe où il peut, suivi de sa compagne. L’audience du jour est presque exclusivement réservée aux ex-otages mais c’est Daniel Psenny qui ouvre les débats. C’est lui qui, le soir du 13-Novembre, a tourné une vidéo depuis sa fenêtre. Sur celle-ci, on voit des personnes s’enfuir de la salle ainsi que trois silhouettes accrochées à deux fenêtres, il s’agit de Sébastien, la femme enceinte et de moi. Daniel nous détaille le début de sa soirée puis la vidéo est projetée. Un souffle froid parcourt la salle d’audience. J’ai le sentiment que tout le monde prend une grande respiration. Le temps de la vidéo, le prétoire devient une fenêtre sur le passage Saint-Pierre Amelot le 13 novembre 2015. Durant la projection, je tente des coups d'œil au-dessus de mon épaule et voit des dizaines d’yeux regarder les écrans de retransmission. La vidéo se coupe, Daniel Psenny reprend la parole.
Je suis conscient d’être le prochain partie civile à déposer et je peine à garder mon calme. La voix du président résonne : David Fritz-Goeppinger. Après un dernier geste envers mes amis, je m’élance dans la coursive centrale jusqu’au pupitre en verre face à la cour. De là où je suis, je sais que derrière moi se tiennent tous mes amis et mes alliés les plus précieux. Une pensée fugace traverse mon esprit durant ma déposition. J’ai l’impression que tous les chemins de ma vie m’ont menés à ce lieu et endroit précis et que ce sera sans doute la dernière fois que je témoignerai des faits avec autant de détails. Malgré la pression, j’essaye d’observer les personnes face à moi, le président, la cour, les dessinateurs d’audience griffonner leur papier à dessin.
En retournant à mon siège, j’observe Grégory se lever pour prendre ma place, j’en profite pour l’embrasser. Après lui, Caroline et après elle, Sébastien et enfin Arnaud et Marie. Le son de nos voix dans l’enceinte de la salle résonne fort. Pour la première fois, nous sommes tous ensemble pour raconter notre 13-Novembre. Au fil des années, les potages sont devenus les membres d’une famille à part entière. Je pense aux mots de Stéphane il y a peu : "On dit souvent que la famille on ne la choisit pas, mais c’est comme si celle-là on l’avait choisie". Nous n’avions rien en commun, mis à part l’amour de la musique et du rock. Notre petit groupe semble être un échantillon assez complet du panel d’horizons des personnes présentes au Bataclan ce soir-là. Dans un premier temps, nous avons d’abord reconstruit notre soirée. Certains tendent des morceaux de mémoire à d’autres, tandis que certains les écoutent attentivement. Aujourd’hui, après avoir décortiqué le passé, nous construisons ensemble notre présent et notre avenir. C’est cette singularité qui nous accompagnera toujours, même au cœur du sanctuaire que représente le Palais de Justice de Paris. C’est notre avocate, maître Aurélie Coviaux, qui nous photographie à notre sortie du prétoire aux alentours de 19 heures, dans mon esprit trois mots apparaissent : "Ensemble, plus forts."
Ce matin, je me sens délesté d’un poids et j’ai l’impression que le fardeau que j’ai porté depuis des années se désagrège comme les couches d’une roche sédimentaire sur une colline. Longtemps, je me suis demandé ce que je ferai de ce fardeau. L’écriture est arrivée, suivie de la photographie. Ces mécanismes de transformation de mon traumatisme m’accompagnent chaque jour et me poussent à vous raconter mon quotidien et mes pensées. Hier, je disais à un ami : j’essaye de recycler, tu me connais… En réfléchissant ce matin, je réalise que le mot "déposer" implique le fait de laisser quelque part, un objet encombrant ou non mais dont on veut ou dont on a besoin de se débarrasser. Cependant, ces mêmes mécanismes m’obligent à en garder des morceaux pour leur donner une nouvelle vie, une nouvelle fonction.
Aujourd’hui, je viens au Palais presque exclusivement pour assister à la déposition d’une amie, Aurélia. Je l’ai rencontrée il y a un moment. J’assiste à son témoignage depuis une salle de retransmission et sors mon carnet pour continuer à noircir ses pages. À la barre, Aurélia est factuelle et je suis impressionné par le calme et la pondération avec laquelle elle témoigne. Sa voix, posée, contraste avec les propos terribles qu’elle prononce. Elle conclut sa déposition en disant : "Le terrorisme nous transforme en objet. J'avais besoin de redevenir sujet. Et témoigner aujourd'hui est une manière de redevenir sujet.
Je quitte le palais aux alentours de 17 heures. De là où je suis assis, les habitants du Palais continuent de fourmiller devant moi. Des lampadaires sont allumés ce qui donne à la salle des pas perdus des allures de ruelle un soir d’hiver. Les avocats se baladent, téléphone à l’oreille tandis que des parties civiles discutent entre elles. Dans le sanctuaire, la vie suit son cours.
Aujourd'hui en fin de journée à démarré une nouvelle étape du procès, l’audition des proches des victimes décédées dans l’attentat du Bataclan.
Je rentre.
Le Dormeur du val
Jeudi 21 octobre. Le réveil est moins rude, la balance de mon existence se remet en place et c’est mon dos qui exprime mes douleurs psychiques, mes muscles sont tendus à leur maximum. Un peu comme les cernes sous mes yeux.
Aujourd’hui ont repris les dépositions des familles et proches des victimes décédées au Bataclan. Lorsque je pénètre dans la salle d’audience principale, Aurore s'adresse à la cour. Son fils est revenu vivant mais traumatisé et endeuillé de la perte de son père qui lui est décédé dans la salle de spectacle. Sur la télévision de retransmission, j’observe Aurore raconter avec l’énergie qui lui est propre la douleur de l’absence et du deuil. Elle me dira plus tard dans les couloirs du Palais : "C’était soit ça, soit je m’effondrais." À la fin de sa déposition, Aurore lance dans un grand sourire : "Si je porte cette écharpe orange, c’est parce que c’était la couleur préférée d’Emmanuel !"
Au cours de l'après-midi, j'assiste à une sorte de dialogue par déposition interposée entre les familles endeuillées et les parties civiles qui ont témoigné précédemment, la culpabilité en filigrane. Après Aurore, le père d’Hugo, un jeune de mon âge qui a perdu la vie au Bataclan. Il racontera comme chaque parent ce moment terrible où toute la famille se rend à l’Institut médico-légal reconnaître le corps de leur fils. Sa voix s’éteint un court instant et ajoute : "J’ai pensé au Dormeur du val de Rimbaud." La guerre, encore.
Hier, j’ai reçu l’autorisation d’aller dans la salle des criées, salle où les journalistes assistent à l’intégralité des débats. Cette salle est en forme d'hémicycle. Même si les sièges sont encore plus inconfortables que dans la salle principale, elle offre un point de vue différent sur ce qu’il s’y passe. Assis en contre-haut, j’observe par-dessus mon masque les journalistes. Les visages vont et viennent entre les télévisions et les écrans d’ordinateur. Comme à mon habitude, je suis assis en retrait.
Il y a plusieurs mois maintenant, j’ai posté un message sur la page des adhérents de Life for Paris afin de signaler à mes amis que je tiendrai ce journal de bord et en ai profité pour passer un appel aux parties civiles qui voudraient voir leur portrait publié ici. Je reçois un message de Christophe peu après. Dans celui-ci, il me raconte avoir perdu son frère Raphaël au Bataclan et que le 21 octobre, il sera à la barre pour témoigner. Nous y sommes. Je le croise juste avant sa déposition et le photographie dans la salle des pas perdus. Sur son T-shirt, son frère Raphaël semble croiser les bras pour lui. Lorsque Christophe témoigne, il emporte toute la salle d’audience dans la relation fusionnelle qu’il entretenait avec son frère. En passant par les concerts auxquels ils allaient ensemble jusqu’aux films de James Bond. Le père de Christophe est décédé en 2017, le cœur brisé par la disparition de Raphaël. Les vagues de douleur de l’attentat n’ont jamais été aussi tangibles. Peu après, Christophe ironise sur le titre du dernier James Bond à l’affiche : No Time to Die*.
Entendre tous ces témoignages est pour moi particulièrement difficile, à tel point que je sors plusieurs fois de la salle pour continuer mes notes et marcher dans le sanctuaire. Marcher pour essayer d’encaisser l’émotion et prendre un peu de distance.
Je quitte la salle de retransmission des journalistes pour rejoindre une amie sur les marches du Palais, la lumière a baissé mais il ne pleut plus, la semaine prochaine nous sommes déjà fin octobre. Christophe quitte également le Palais et nous en profitons pour bavarder un peu avant que nos chemins se séparent. Je reviens sur un détail de sa déposition où il indique que le curé, à l’enterrement de son frère, n'a pas voulu diffuser une chanson en particulier, le titre : A Life Less Ordinary, de Ash.
Nos routes se séparent et je marche en direction du métro. Sur internet, je cherche le titre de la chanson et voit sa traduction littérale en français : Une vie moins ordinaire.
*La mort peut attendre.
"Il fait novembre en mon âme"
Vendredi 22 octobre. En venant au Palais je passe près de l’édifice rutilant de la Samaritaine. Je croise la route de nombreux touristes et m’interroge sur leur vie et leurs quotidiens. Au loin se dresse la silhouette du Palais et je marche dans sa direction. Généralement, j’enfile le collier rouge des parties civiles avant d’y être et voit quelques regards s’y intéresser. Comprennent-ils ? Qui sait ce qui se passe dans le huis-clos du Palais de Justice ? Un ami me confiait l’autre jour : "Tu sais, je me suis retrouvé coincé dans la circulation à Saint-Michel l’autre jour, mais je savais pourquoi alors je n’ai pas bronché." La ville elle-même semble faire écho à ce huis clos, laissant la place à une bulle exempte de toute perturbation tandis que la vérité se manifeste. En marchant, je prends conscience que le procès n’a plus rien d’abstrait aujourd’hui. Trente et un jours d’audience, trente et un jours, contre six années. Les faits et l'Événement n’ont jamais pris autant de place dans mon quotidien et celui des parties civiles.
Il fait beau, et même si cela semble être un détail insignifiant, la vue du grand ciel bleu à l’extérieur me rassure car au moins, lui ne pleure pas. Mes jours sont ponctués d’une séance de sport quotidienne, d’un repas sur le pouce et généralement d’un ou deux coups de fil qui, dans pratiquement tous les cas, ont à voir avec le procès ou bien le 13-Novembre. Mardi, je me déchargeais d’une partie de mon histoire, mais celle-ci ne semble pas prête à se débarrasser de moi, ni aujourd’hui, ni demain.
À mon arrivée dans la salle principale, je reconnais Georges Salines avec qui nous avions déjà discuté d’un portrait pour le journal de bord. La fille d’Emmanuelle et Georges, Lola, a perdu la vie dans l’attentat contre le Bataclan. Je le photographie rapidement puis retourne m’asseoir à ma place. Trente et un jours après, de nouvelles parties civiles se constituent et deux nouvelles victimes directes de l’attentat ont déposées. J’ai terminé le carnet noir et en ai récupéré un chez moi. Dedans, des notes du travail de mon épouse traînent ici et là. J’observe plusieurs familles s’approcher de la barre et certains témoignages sont particulièrement difficiles, notamment celui de Chloé, qui a perdu l’homme qu’elle aime au Bataclan. Au bout de certaines dépositions, je note, automatiquement, sur les feuilles de mon carnet : "Si j’étais décédé au Bataclan, qui raconterait ce que j’étais alors ?" Je me demande donc si tous les mots que je pose sur ce journal ou que j’ai posé dans mon livre n’est pas une manière de raconter qui je suis et laisser une trace de mon regard.
Jean Reinhart, avocat de parties civiles, prend la parole à la fin d’une déposition : "Nous sommes dans l’illustration de ce que j’appelle l’effet Tchernobyl…" Beaucoup de proches de victimes décédées ou non, ont été touchés par la vague traumatique que j’essaye de décrire ici depuis quelques semaines. Des personnes qui n’ont pas été exposées directement à l'événement souffrent parfois de stress post-traumatique ou de symptômes similaires. La vague emporte tout, même ceux qui se pensaient indemnes. Je pense à Camille Emmanuelle, compagne de Luz, dessinateur pour Charlie Hebdo qui en parle dans un livre : Ricochets.
J’écoute la déposition des parents de Stéphane Albertini, décédé au Bataclan. Sa mère décrit comment dans leur vie d’Après, ils ont participé à la création d'œuvres artistiques en mémoire de leur fils et des victimes des attentats. L’une d’entre elles est un poème symphonique joué à la Philharmonie de Paris le 13-Novembre 2020. Son titre : Il fait novembre en mon âme.
Je suis dans la salle des criées pour assister à la déposition de Georges, son fils et sa compagne. Ils se partagent en trois les dépositions. Je me dis que cela semble à peine suffisant pour raconter la perte d’un enfant et la vie depuis. Les mots de Georges sont justes et résonnent fort dans l’enceinte de la justice. Je suis réellement impressionné par le calme et la pondération de la famille Salines, j’oublie même de prendre des notes tant leurs mots me saisissent. Comme la plupart des autres déposants, j’ai rencontré Georges et nous n’avons jamais vraiment discuté de nos vécus communs, lui, père de victime décédé et moi, ex-otage du couloir. Comme pour la plupart des déposants, je découvre la douloureuse histoire de sa fille et de sa disparition. Georges ne se laisse pas aller à la haine ou le ressentiment, il dira ce qu’il attend de ce procès et ce qu’il veut pour la mémoire collective. Georges déposera des mots plein de sens et d’échange à la barre, plein de justice et de mémoire.
Je quitte la salle des criées pour écrire ce billet. Au loin, un gendarme croise les bras, vigilant. Les bruits d’une quinte de toux résonnent dans la salle des pas perdus.
Dehors, le ciel bleu a cédé la place aux nuages bas parisiens et octobre commence à ressembler à novembre.
La tarde del trece de noviembre…
Lundi 25 octobre. Au moment où j’écris ces lignes, je suis installé à ma place fétiche dans la salle des pas perdus. Je suis mal assis et le granit des marches est froid mais c’est ici que je me sens le mieux.
En arrivant dans la salle d’audience, je vais rejoindre une personne qui fait désormais partie de mon quotidien : Nancy. Quelques semaines après les attentats, j’apprends que d’autres Chiliens étaient dans la salle. L’un d’entre eux est le fils de Nancy, Luis Felipe Zschoche Valle. Luis était de ces déracinés que l’amour avait emporté vers d’autres horizons. Il pose ses bagages en France en 2008 pour rejoindre la terre de la femme à qui appartient son cœur, Cécile. Tous deux étaient de grands habitués des salles de concerts parisiennes. Le rock, la musique et le partage étaient au cœur de leur relation.
Il y a quelques mois, Nancy et sa famille n’étaient pas au courant que le procès se tiendrait le 8 septembre. C’est en urgence qu’elle quitte le Chili pour s’installer à Paris afin de suivre l’intégralité des débats. Avec Nancy, on bavarde en espagnol et on a parfois un peu de mal à se lâcher quand l’audience reprend et même si on ne se connaît pas, notre fraternité est grande. Je lui propose de figurer parmi les portraits de mon journal de bord, elle accepte et me suis à travers la salle des pas perdus. Sur son portrait, un sourire timide illumine son visage.
De retour dans la salle d'audience, je vois les proches de Cécile s’avancer à la barre. J’ai rencontré Vincent il y a quelques semaines et nous avons longuement discuté de sa déposition. Lorsqu’il dépose, il donne un portrait de sa petite sœur. Sur son t-shirt est écrit, en jaune, "Captain Americano", le nom du groupe où Luis jouait. Les mots d’un grand frère protecteur et aimant résonnent dans la salle : "Fais attention à toi, tu es jeune, tu es libre et que personne ne t’empêche de faire ce que tu veux."
Derrière moi, le brouhaha devenu familier des interprètes fait écho aux mots des proches de Cécile. Parmi les voix que j’entends, une s’en dégage, l’interprète espagnole traduit les mots de Vincent et de ses parents à Nancy, qui regarde l’écran de retransmission avec intensité. Peu après, je l’observe s’approcher de la cour. Elle commence son récit par "Bonjour", puis enchaîne en espagnol puisque accompagnée par un interprète. Mon cerveau se divise en deux : l’un assiste au récit en Français, l’autre dans ma langue maternelle. Cette lecture dissonante de sa déposition ne me perturbe pas mais me renvoie à mon pays, à ma famille et ma binationalité.
Nancy raconte les premiers pas de Luis en France. Comment, à 14 000 kilomètres de Paris, elle apprend ce qui se passe et comment elle et sa famille vivent depuis. La voix de Nancy me rappelle celle de ma mère. Au fond de mon esprit se dégage une pensée et mes larmes coulent, cela aurait pu être elle, à sa place. À la fin de son dépôt, le président lui répond : "Gracias". Mon cerveau se ressoude, je quitte la salle d’audience pour marcher et pour essuyer mes larmes.
Dans les dépositions des proches de tous les lieux d’attentat, un dénominateur commun est mentionné presque à chaque fois : l’Institut médico-légal. Beaucoup de proches ont été choqués du traitement peu humain et froid de l’institution. Évoquant des appels reçus et le sentiment d’impuissance et de colère face à tant d’informations contradictoires que l'IML a pu fournir. À l’écoute de ces témoignages, j’ai l’impression que l'IML est devenu une sorte de surcouche traumatique pour l’ensemble des familles qui viendra s’ajouter à la longue liste des démarches à suivre après avoir été touché par un attentat.
À la barre, Nadine est accompagnée de son époux, Olivier. Je l’ai rencontrée cet été dans le cadre de ma collaboration photographique pour la série de témoignages pour franceinfo autour du 13-Novembre. Nadine m’avait déjà soufflé par son humanité et sa force face à la douleur. Dans le prétoire, sa voix crée une sorte de silence bruyant qui emplit l’atmosphère. En creux de ce silence maîtrisé s’expriment le chagrin et la peine d’une mère qui a survécu à son fils. D’une femme qui a dû "concilier plusieurs Nadine à la fois" afin de tenir debout. Tenir debout justement, grâce à la création d’une fondation au nom de son fils, tenir debout en s’investissant dans l’une des deux principales associations de victimes du 13-Novembre : 13onze15. Aider les autres pour s’aider soi-même, toujours.
Des bavardages et des portes qui se ferment se font entendre dans la salle des pas perdus, l’audience est finie. Il fait encore jour dehors et j’ai l’impression que le ciel est dégagé.
Il est temps de rentrer.
"You cannot destroy poison with poison"
Mardi 26 octobre. Ce midi je prends un instant pour avaler un sandwich en compagnie d’un de mes "potages", Sébastien. Assis dans le square de la tour Saint-Jacques, on discute guitare, procès et écriture. Sébastien était journaliste, il me décrit un peu sa méthode. J’y retrouve certains points communs avec la mienne, j’ai l’impression de faire bonne route.
Je quitte Sébastien peu après et prends la direction du Palais. L’audience a repris depuis quelques minutes lorsque je pénètre dans le prétoire. Ce matin, mon corps m’a fait comprendre que je tirais peut-être un peu trop sur la corde. La journée d’hier fut bien plus compliquée que j’ai bien voulu le croire. Malgré mon impression d’avoir les épaules suffisamment larges pour encaisser des semaines de vécu et de douleur, j’ai tort. J’en parle avec d'autres parties civiles et je comprends que je ne suis pas le seul à être fatigué, autant psychologiquement que physiquement. Je dis souvent à mes amis que je suis devenu une sorte de chimère dans ce procès, à la fois observateur et acteur. J’essaye, avec un vrai jeu d'équilibriste, de trouver ma place dans les méandres de ce gigantesque appareil de justice, c’est peut être aussi ce qui me fatigue.
Je suis assis au même endroit qu’hier, sur le même granit froid dans la salle des pas perdus. Au loin, la silhouette d’Arthur Dénouveaux se détache en contre-jour, il discute avec des adhérents de l’association. Je jette un œil au planning, Arthur dépose au nom de Life for Paris dans deux jours. Aujourd’hui à la barre vient témoigner Zoe, la sœur de Nick Alexander décédé au Bataclan. C’est Arthur qui me la présente : "Hey, this is David, he has a blog on internet…" Elle me suit jusqu’à l’endroit où je suis autorisé à prendre des photos et on échange quelques mots en anglais. Je tente de lui expliquer mon expérience à la barre, il y a une semaine. Zoe me surprend par son aura de bienveillance et de douceur mêlée à une force maîtrisée. Son sourire triomphant illumine la salle des pas perdus.
Je quitte le Palais peu après, je traîne des pieds pour prendre le métro. En discutant avec Olivier Laplaud, je lui disais que ce sentiment de décalage que nous ressentons tous à la sortie de l’enceinte du Palais peut s’apparenter au syndrome de Lazare. Nous marchons au milieu de la foule, nous, qui étions à l’épicentre des attentats et qui sommes désormais au centre du procès. J’ai préféré terminer l’écriture de ce billet dans un cadre plus confortable pour écouter la déposition de Zoe. Je lance la webradio et sa voix résonne dans mon salon. Je sors mon carnet et griffe un : J-33, webradio, pour vite commencer mes notes. Zoe parle peu de l’avant, mais livre un récit plein de résilience et d’espoir pour la mémoire de Nick et des victimes d’attentat. Comme si l’ouverture de ces boîtes de Pandore ferait exister l’horreur et l’affliction qu’ils vivent en eux et malgré ce témoignage courageux et maîtrisé, elle raconte avec douleur que la valise de Nick n’a jamais été défaite et son téléphone n’a jamais été rallumé non plus.
Le témoignage de Zoe se termine et je reprends l’écriture de ce billet, mon chat fait une sieste et j’ai lancé un morceau d’un de mes groupes du moment. Je confiais hier à un ami que j’avais l’impression que mes journées durent 48 heures tant la fatigue à la fin des journées est intense, aujourd’hui j’ai l’impression d’en avoir vécu trois.
Je ne sais pas si j’irai sur l’Île de la Cité demain, je crois avoir besoin de souffler, au moins pendant une journée qui dure 24 heures.
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