Procès du 13-Novembre : le journal de bord d'un ex-otage du Bataclan, semaine 9
David Fritz-Goeppinger fait partie de la douzaine de personnes prises en otage par les terroristes au Bataclan. Photographe, il tient son journal de bord pendant toute la durée du procès des attentats du 13-Novembre.
Le 13 novembre 2015, David Fritz-Goeppinger est au Bataclan lorsque la salle de concert est attaquée par trois hommes, armés de fusils d'assaut et de ceintures explosives. "Plus jamais de ma vie je n'oublierai ces visages", confie David. Pris en otage pendant deux heures et demie, il pense à chaque minute que son heure est venue. Jusqu'à l'assaut des policiers de la BRI. Cette nuit-là, les attaques coordonnées sur le Stade de France, des terrasses du 10e et 11e arrondissement de Paris et le Bataclan, font 130 morts, dont 90 dans la salle de concert, et plus de 400 blessés. Près de six ans plus tard, c'est le procès de ces attentats qui se tient à Paris. David Fritz-Goeppinger, aujourd'hui photographe, a accepté de partager via ce journal de bord son ressenti, en image et à l'écrit, durant les longs mois que va durer le procès historique de ces attentats du 13-Novembre qui ont marqué la France. Voici son récit de la neuvième semaine.
>> Le journal de la huitième semaine
>> Le journal de la dixième semaine
Le soupir
Mardi 2 novembre. Il est tôt lorsque j’arrive sur l’île de la Cité. Des amoureux prennent la pose entre les arbres de la place Dauphine. Des éclats de rire s’élèvent et au loin des sirènes chantent. Je sirote mon café en attendant une amie. Ces trois dernières nuits ont été peuplées de rêves des deux derniers mois. Je reconnais ici et là des lumières et des bribes de souvenirs évanescents du prétoire. J’ai l’impression que mon esprit peine à ordonner le souvenir de chaque journée. Ce quotidien chargé en questionnements existentiels et factuels facilite l’oubli et mon cerveau me le fait comprendre.
Le mois de novembre sera toujours la période de l’année où le temps s’arrête. Au moins pour une journée, le 13 du mois. Sur le calendrier figure un grand trou dans lequel nous tombons tous inéluctablement. Durant cette chute, nous trébuchons sur nos mémoires et nos douleurs. Depuis le 13-Novembre, notre quotidien s'est transformé en partition injouable tant et si bien que le onzième mois de l’année en est devenu le soupir. Nos regards sont tournés vers LA date fatidique. Cette attente anxieuse et fragilisante me renvoie à mon enfance, j’attendais, stressé, à la Saint-Sylvestre, le décompte. Aujourd’hui l’attente a changé et le décompte encore plus. Dans les limbes de mon esprit, la voix énonçant l’identité des personnes décédées au Bataclan l’a remplacée.
Aujourd’hui commence une nouvelle phase du procès, nous allons entendre les accusés sur leurs personnalités et leur curriculum vitae. J’ai quitté la place Dauphine depuis longtemps et je suis assis sur un banc dans la salle des pas perdus, une cohorte de journalistes se pousse dans l’espace qui leur est dédié face à l’entrée de la salle d’audience. Parties civiles, journalistes et avocats déjeunent des sandwichs achetés sur la route et tous les sièges autour de moi sont occupés. Pour ma part, je prends une pause dans l’écriture du billet pour y revenir plus tard.
Il est 17 heures quand je reprends.
Depuis le début de l’audience en septembre, les accusés étaient des silhouettes lointaines, enfermées dans la grande pièce vitrée, comme exclue du dialogue perpétuel dans le prétoire. À cette distance physique s’ajoute la distance psychologique. Les concernant, le seuil de ma compréhension est dépassé depuis longtemps et je laisse cela à d’autres. Malgré tout, nous sommes beaucoup de parties civiles à écouter attentivement leurs déclarations. J’étais installé aux côtés de Gwendal durant les deux premiers interrogatoires. Comme durant les dépositions précédentes, je décris les vêtements et la posture de la personne qui s’exprime sur mon carnet. Je tente quelques dessins aussi, tous ratés, j’aurai essayé, au moins. Ces interrogatoires nous plongent dans la construction personnelle des accusés. À travers les réponses aux questions, nous allons à la rencontre de leur passé, de leur famille et de leur enfance : qui sont-ils ? Où ont-ils grandi ?
Je sors de la salle des criées pour continuer l’écriture du billet. Durant les interrogatoires, des mots que l’on n’attend pas s’invitent : "boîte de nuit", "verre entre amis", "amour", "télévision"... Comme un écho des mots prononcés il y a quelques jours par les parties civiles. La violence de cette pensée me frappe, je ne m’y attendais pas. Mais j’imagine que c’est aussi cela, la manifestation de la vérité ? Je quitte la salle des pas perdus vers 18 heures, l'esprit embrouillé par cette nouvelle journée et son flot incessant de questions.
Nous sommes passés à l’heure d’hiver et il fait nuit. J’espère que dehors il ne pleut pas, au moins.
Les mots
Mercredi 3 novembre. Aujourd’hui, j’arrive tard au Palais et je suis obligé de faire le tour de l’Île de la Cité pour rentrer dans le sanctuaire. En longeant les barrières Vauban, la voix d’une femme m’arrive aux oreilles : "T’as déjà vu le boulevard du Palais fermé toi ?" Je plaisante avec les gendarmes sur le nombre de fouilles pour y accéder et dans la file d’attente, fais la connaissance d’une victime de l’attentat de La Belle Équipe. Il est tôt mais le soleil commence déjà à baisser et la nuit s’installe tranquillement au-dessus de Paris.
Lorsque je m'assieds dans le prétoire, j’ai le sentiment que l’ambiance y a changé. Un lourd silence pèse sur les bancs. Comme si les mots des accusés jetaient un froid, les gens chuchotent. Comme d’habitude, j’observe les attitudes de chacun, leur tenue et leur locution. Mon carnet se remplit, page à page. L’écoute de leurs voix, de leurs mots, m'interroge. J’ai le sentiment que le surgissement de cette normalité venant d’une partie des accusés transforme ma façon de les percevoir. Les mots d’Arthur (Dénouveaux, que je ne présente plus) me reviennent : "Tout le monde les considère comme des êtres humains, ce qui est bien, ce qui montre que la justice fonctionne." Le 13-Novembre, c’est la violence de cette découverte qui me blesse le plus, les monstres ont deux bras, deux jambes et une tête et me rappellent des amis d’enfance.
En venant aujourd’hui, je n’avais aucun axe pour commencer mon écriture, simplement des mots gravitant dans mon esprit et une page blanche. Le changement d’ambiance du prétoire accompagné du cadencement d’un nouveau rythme m'accompagnent dans mon écriture. Mais j’ai du mal à trouver les mots. Du mal à ne pas écarquiller les yeux en entendant les accusés s’exprimer, du mal à le vivre. Après des jours de procès, ma position au cœur de celui-ci continue de fluctuer et j’avoue que le mois de novembre n’aide pas. La difficulté de trouver les mots justes n’est pas nouvelle mais un peu inédite depuis septembre. Je les cherche comme les clés dans mes poches sans les trouver bien qu’ils soient là, quelque part. À chaque nouvelle étape du procès, nous sommes confrontés à de nouvelles expériences et sommes obligés de nous adapter en fonction d’elles. Cet exercice me rappelle mon quotidien avant le procès. Trouver l’équilibre pour rester à flot et continuer d’exister sans sombrer. La justice et sa vérité, le terrorisme et la démocratie avec, en fond, le vent parisien automnal venant mourir sur les grandes murailles du Palais.
Je suis dans la salle des criées lorsque j’écris ces mots. Les journalistes suivent la déposition en cours et le bruit constant des claviers se fait entendre, je crois qu’il est temps de rentrer. Juste avant de partir, un des accusés qui se présente libre s’avance à la barre, le président le regarde et dit : "Bonsoir monsieur !"
Il est 19 heures et certaines des questions dans ma tête se sont éteintes.
Il fait nuit dehors, je rentre.
Les chardonnerets
Jeudi 4 novembre. Il fait sombre aujourd’hui et j’ai le souffle coupé. De gros nuages menaçants se baladent dans le ciel parisien et j’ai l’impression qu’il fait plus froid. En faisant mon footing ce matin, je pensais à cette phase du procès et à mon mutisme cérébral face à celui-ci. Pourtant, mon sixième carnet se remplit à une allure inquiétante et je n’ai pas de mal à prendre des notes. L’exercice que je m’efforce de faire chaque jour implique d’avoir du recul et de la hauteur sur mon propre quotidien, recul que je n’arrive pas à prendre chaque jour. Ma quête de mots semble s’arrêter là où la justice fait son travail. En arrivant, je traîne sur les marches rue du Harlay. J’essaye de photographier les mêmes statues mais sous un angle différent. Je me suis promis de me renseigner sur leur signification une fois rentré.
Il est 13 heures quand je passe les portes du prétoire, je suis accueilli par la voix d’un homme au fort accent et rejoint Gwendal assis au troisième rang des sièges de droite. Il m’explique que certaines des décisions concernant les constitutions en parties civiles des personnes morales qui sont contestées par le ministère public sont repoussées à une date ultérieure, en audience civile. L’homme qui s’adresse à la cour est un des accusés arrêté en Autriche un mois après les attentats du 13-Novembre. Il porte un jogging d’une grande marque de vêtements de sport. J’avais déjà noté ce détail hier. Ces détails du quotidien me percutent et me renvoient à une normalité violente. J’ai l’impression que c’est cela qui me coupe le souffle d’écriture, la banalité brutale des hommes dans le box de la salle d’audience. A la demande de la cour, il donnera des détails sur une de ses passions : l’élevage d’oiseaux et plus spécifiquement des chardonnerets.
Assister aux questions du Président, des assesseurs, des avocats des parties civiles et de la défense me donne l’impression que tous leurs faits et gestes ont été scrutés et analysés. Je nous imagine de dos, comme les spectateurs d’un match de tennis : coup d'œil à gauche, coup d'œil à droite. Nous, au milieu de ce grand vacarme. Je n’avais jamais mis les pieds dans un tribunal et découvre, chaque jour, le fonctionnement d’une cour d’Assises spécialement composée.
C’est calme dans la salle des criées et tous les journalistes sont très concentrés sur la déposition en cours. À ma droite, le gendarme semble fatigué. Je parlais dans un de mes billets de l’odeur chimique de la salle d’audience mais ici, il flotte dans l’air une odeur boisée sans doute due au mobilier antique.
Je rentre, j’ai oublié de me renseigner sur les statues.
Force et Équité
Vendredi 5 novembre. Je démarre l’écriture de ce billet depuis mon appartement. Au réveil, les statues gardiennes du Palais se rappellent à mon souvenir. Je lance une recherche et j’atterris sur un site qui livre les détails sur leur identité. Aujourd’hui, la rue du Harlay fait partie de ma routine mais je reste attentif à ses changements. J’observe chaque jour sa transformation au gré des saisons. Comment, sur la chaussée, s’entassent les feuilles roussies des arbres de la Place Dauphine. Comment le ciel se reflète sur le sol à l’entrée du Palais. En dehors du fait qu’elle soit ancrée dans mon quotidien, je perçois également son changement dans mon esprit. Comme nous, la rue du Harlay ne sera plus jamais la même.
Six statues gardent cette façade du Palais : la Vérité, la Prudence, le Châtiment, la Protection, la Force et l’Équité. Réalisées par trois sculpteurs du XIVe siècle : Augustin Dumont, François Jouffroy et Jean-Louis Jaley. Sur la photographie d’hier, il s’agit de Prudence et Vérité, sur celle d'aujourd'hui la Force et l’Équité.
Je reprends l’écriture depuis la salle des criées après avoir assisté à deux interrogatoires. Cette semaine fut particulière, tant par le rythme de l’audience qui a changé brutalement, que par son contenu. Ce voyage à travers l’histoire des accusés m’a conduit à vivre plusieurs étapes psychiques : la découverte, la léthargie et enfin l’analyse.
La découverte, puisque à travers leurs mots, nous découvrons leurs identités. Jusqu’au 8 septembre, la plupart des accusés étaient davantage des noms sur les longs comptes rendus de la procédure que des personnes physiques. Le procès remet en perspective l’intégralité de la procédure y compris ses acteurs principaux. La léthargie que je rencontre vis-à-vis de mes propres pensées et réflexions qui se mettent en pause. L’analyse des deux premiers points est un début de réponse à mes questions.
Finalement, ce qui se déroule face à moi depuis mardi n’est qu’autre que l’expression même de la justice de notre pays. Cette expression, qui, à mes yeux, est inédite puisque je n’ai aucune connaissance en procédure pénale, m'envoie sur des chemins inconnus, chemins face auxquels je me retrouve sans ressources pour y voir clair. Mais ce journal m’aide. Il m’accompagne tous les jours pour faire face à mes incompréhensions et à mes peurs.
Il est temps de rentrer.
565SI, 562SI
Mardi 9 novembre. Je suis en retard pour retrouver un ami qui m’attend sur l’une des terrasses d’un café place Dauphine. Après avoir avalé le quotidien double expresso, nous prenons la direction du Palais dont la silhouette se dessine derrière les barrières au bout de la place.
Aujourd’hui à la "barre", deux enquêteurs de la DGSI* exposent l’histoire du jihadisme ainsi que le contexte syrien en 2015. Pour la première fois depuis le début du procès il y a 41 jours, les deux personnes qui déposent sont auditionnées par webcam et cachée derrière un écran blanc, d’où l’utilisation des guillemets en introduction de ce paragraphe. En ombre chinoise, nous distinguons çà est là quelques éléments posés sur le bureau : une bouteille d’eau, des documents, un micro. Ces dépositions dont le format est inédit mettent en exergue la clarté du propos de l’enquêteur en opposition à sa propre silhouette brumeuse. Comme si son aspect physique n’était qu’un détail, laissant le spectateur seul face au propos et les images l'accompagnent.
À l’écoute des témoignages des deux enquêteurs, mon carnet se remplit de questions : les accusés sont-ils au courant de tous ces détails ? Connaissaient-ils l’histoire de l’idéologie à laquelle ils ont adhéré ? Encore et toujours des questions qui n’auront peut-être pas de réponse.
J’écris, sur chaque haut de page de mon carnet, le nombre de jours du procès. 41 aujourd’hui. 41 jours de plongée en apnée dans ce qu’est l’attentat. Durant les audiences, des souvenirs du "moi" d’avant me reviennent. Ce jeune homme de 23 ans, le 13 novembre 2015. Ces mots pourtant si dérisoires, me font chaque jour réaliser à quel point la légèreté avec laquelle je me suis rendu au Bataclan me manque. Comment mes 23 ans et leur simplicité m'apparaissent distants et douloureux. Ce 13 approche, samedi nous commémorons des événements que nous sommes en train de juger en ce moment, sorte de paradoxe qui n’aura jamais de fin.
Dans la salle des criées, les mots de "562SI" résonnent, il accompagne son propos de diapositives et j’intercale l’écriture de cet article avec la déposition de l’enquêteur. La maîtrise dont il font preuve me rappelle celle de "Sdat99"**.
Je n’avais pas de photographie pour cette journée. En traînant dans la salle des pas perdus durant une suspension, je regarde la structure métallique au-dessus de nous. Les IPN semblent se distordre dans l’espace, comme le temps quand nous y sommes.
Ce soir je retrouve les potages dans notre bistrot préféré, et j’admets quitter le Palais avec plaisir.
*Direction de la sécurité intérieure
**Identification anonyme sous laquelle a déposé le chef de la sous-division antiterroriste (Sdat). Lire le billet du lundi 13 septembre.
La lumière de chacun
Mercredi 10 novembre. Ce matin, je me rends à l’adresse indiquée, j’ai un peu d’avance et suis un petit peu stressé. Je décide de prendre l'ascenseur et dans mon esprit, je réalise à peine : je vais photographier François Hollande. Comme d’habitude, je veux prendre une photo simple et sincère, je veux que vous le rencontriez, vous aussi. En tout, deux photographies existent et j’ai préféré celle-ci. Je quitte le cabinet peu après et m’installe place Dauphine.
Un café fumant posé devant moi, je tapote sur mon clavier et jette un œil à mon environnement. Arthur est assis un peu plus loin et discute avec des journalistes. Assise devant moi, Mathilde Lemaire (journaliste à franceinfo) travaille sur son sujet du jour et chuchote en se relisant. Avec nous, Emmanuel Carrère, qui tient sa propre chronique sur le procès pour L'Obs. J’en profite pour lui demander son avis concernant le choix d’un mot : excitation. En marchant sur le Pont Neuf, je distingue, flottant dans l’air, comme un frémissement. Il y a des jours comme ça au Palais où, même avant d’arriver, je parviens à en flairer l’ambiance.
Ma première rencontre avec François Hollande date d’il y a des années. J’étais alors un jeune photojournaliste qui croise sa route au Salon de l’agriculture. Je me souviens de lui, et des quelques journalistes autour de lui. C’était bien avant son mandat, bien avant les attentats, bien avant le basculement de nos vies. La seconde fois que je le croise, c’est le 14 novembre 2015, rue Oberkampf. Je venais de sortir du Bataclan. En le voyant je réalisais l’ampleur de ce que nous venions de vivre. Ces deux dates se font face et s’opposent l’une à l’autre. Elles sont le témoin de la différence entre ma vie d’avant et celle d’aujourd’hui. Jamais je n’aurai imaginé le photographier à son cabinet à l’aube de son témoignage
Plusieurs jours après les attentats, je découvre son allocution depuis l’Élysée, le 13 novembre 2015, à 23h53. Aujourd’hui encore, je me souviens de mon anxiété à cliquer sur play. 2 189 jours et mes larmes coulent toujours au même moment : “Nous n’avons pas terminé les opérations, c’est en ce moment même que les forces de sécurité font assaut dans un lieu à Paris.” De ma tristesse profonde à l’écoute de ses mots et de réaliser, difficilement, que l’attention de tous était tournée vers ce couloir d’un mètre trente de large sur sept mètres de long.
Dans la salle des pas perdus, c’est la cohue. Le contraste avec la journée d’hier est manifeste. L’excitation que j’ai ressentie en venant semblait juste. Je m’installe dans le prétoire et retrouve quelques potages, nous formons un petit groupe au fond de la salle. Les bancs des parties civiles sont pratiquement pleins et je ne les avais jamais vus comme ça. Je note sur mon carnet chaque détail qui change du quotidien du procès, le nombre de parties civiles, le nombre d’avocats, de spectateurs en général. L’excitation, toujours. C’est tout d’abord un débat qui nous attend, des avocats des deux parties s’opposent à la citation de certains témoins.
Après une suspension de séance, le président de la cour d’assises appelle François Hollande à la barre. Après un “Bonjour, monsieur le président” adressé entre eux qui fait sourire les spectateurs, le témoin démarre. Mon carnet n’a presque plus de place tant mes notes l’envahissent. Des mots reviennent, des mots qui ont du sens pour moi : démocratie, unité, État, terrorisme, procès… et je pourrais continuer jusqu’à demain. Les mots de l’ancien président résonnent fort, le prétoire retient son souffle et un silence quasi religieux m’entoure. De là où je suis, je ne vois pas grand-chose, mais c’est voulu. Je veux écouter et non regarder.
Je quitte la salle principale après une seconde suspension de séance. Je poursuis dans la salle des criées. À l’inverse de la semaine dernière, les mots se bousculent en moi et écrire est devenu un besoin. Autour de moi, tous les journalistes notent et tapent tous les mots employés par François Hollande. J’imagine ses mots voyager à travers des canaux invisibles, les rapportant au monde entier. Après les enquêteurs, les parties civiles, les experts de différents métiers ainsi que les accusés, c'est aujourd’hui le président d’alors de raconter sa soirée, ses décisions et son affliction.
Ce soir le procès se met en pause jusqu’à mardi prochain. Entre-temps, notre point de chute annuel nous aura emportés vers la mémoire et la douleur, vers le souvenir. Depuis le 8 septembre, j’ai le sentiment que le procès prolonge d’une nouvelle façon la soirée du 13 novembre. Que nous explorons tous, grâce à la lumière de chacun, l’obscurité et la terreur. Face à moi, l’ancien président continue de répondre habilement aux questions des avocats de la défense. Face à moi, la vérité se manifeste.
Au total, j’ai écrit de trois endroits différents aujourd’hui : la place Dauphine, le Palais de Justice et mon domicile. Le témoignage de François Hollande sera pour moi l’un des piliers de ce procès, tant par sa teneur que par la photographie qu’il m’a accordée. Malgré le fait que les mots du terroriste me hanteront toute ma vie, des souvenirs comme ceux d’aujourd’hui les remplacent et les effacent au fur et à mesure.
J’arrête là pour aujourd’hui.
À samedi.
Six ans ensemble
"Je le sais, le couvercle du 13 novembre tombera sur moi cette année encore. Mais cette fois je me sentirai moins seule et j’aurai moins froid. Je serai réchauffée par le pull que nous tricotons ensemble depuis septembre avec le fil de nos peines, mélangé aux récits de nos courages." Aurélie Silvestre
Samedi 13 novembre. L’an dernier, la crise sanitaire nous a privés d’un moment nécessaire, de rassemblement et de souvenir.
Il y a cinq ans, je me demandais à quoi ressemblerait la première commémoration des attentats. Aujourd’hui, tout est clair dans mon esprit. Chaque 13 novembre est devenu une sorte de fête discrète. Fête de mémoire et de vie des adhérents à un club dans lequel aucun de nous n’a voulu être membre. Nous nous rassemblons pour contempler nos mémoires et plonger ensemble dans l’abysse pour ne jamais oublier. Il faut se souvenir. Tenir bon et faire face à la pluie de nos propres larmes. Malgré sa durée, j’ai le sentiment que le procès en cours n’est qu’une étape de plus que nous surmonterons avec la force des héros. Chaque année nous avons su nous rassembler et anéantir nos douleurs et interrogations, avons-nous le choix ?
À l'horizon de ma douleur se tenait toujours la silhouette d’un ami, d’une connaissance, qui m’attendait avec les bons mots. Les mots de ceux qui ont vu. Le groupe, la communauté et les rencontres sont des piliers de ma vie d’après. Les liens incassables qui nous unissent sont nés de la tristesse et de la douleur mais nous tirent vers la lumière d’un futur où nos cœurs se serreront moins fort au souvenir de ceux qui ne sont plus. Je n’ai pas passé les six dernières années seul. Dès le commencement nous sommes restés unis, amis, proches, famille. La division n’a jamais eu de place dans nos réunions et n’en aura jamais.
Cette date est une nouvelle montagne, mais c’est ensemble que nous la gravirons, ensemble, pour la mémoire.
Après la chute
Mardi 16 novembre. Cinq jours d’arrêt. Il fait froid aujourd’hui et j’ai l’impression que l’hiver ne va pas tarder à toquer à la grande porte du Palais de Justice. Ce week-end, nous avons traversé la mémoire et le souvenir de l’attentat. À la liste des grandes interrogations s’est invité un nouveau paradoxe. Nous commémorons des événements qui sont jugés en même temps. Le procès me fait vivre la date du 13-Novembre et les commémorations d’une façon nouvelle. Samedi, je croise la route de beaucoup de mes compagnons de tous les jours et d’autres que je ne connaissais pas, mais dont j’ai rencontré l’histoire à la barre. Pour la première fois en six ans, les noms égrenés devant le Bataclan s’incarnent dans mon esprit, des visages et des familles m’apparaissent. J’ai le sentiment qu’enfin, nous nous connaissons, au moins un peu. Ce qui fut un paradoxe le temps d’une seconde devient un voyage groupé à travers la mémoire des victimes.
Malgré cela, j’ai mal. Mal de me dire que nous devons poursuivre cette longue gestation de neuf mois durant laquelle la cicatrice des attentats sera scrutée et analysée et à travers elle, nous aussi. Mal aussi parce que chaque jour se creuse le décalage que je vis avec ceux que j’appelle avec pudeur les "gens du quotidien". Est-ce normal de vivre un procès d’assises à 29 ans ? Je pense parfois à lever le pied sur ma présence au Palais, mais l’actualité politique me pousse à persister. Alors je tente de laisser tout ça dans mon appartement ou sur le tapis de course de la salle de sport, ma force face à ma douleur.
Les six derniers mois, Delphine Allenbach, professeure d’histoire-géographie, et Chantal Anglade, professeure de lettres, mises à disposition de l’AfVT* par l’Éducation nationale, ont préparé une intervention au lycée Brassaï (lycée que j’ai fréquenté il y a onze ans pour devenir photographe). Vendredi, nous nous sommes retrouvés avec Stéphane (potage) face à deux classes de terminale du lycée pour échanger et parler des attentats. Le but de cette intervention était d’introduire le thème du terrorisme et tous les enjeux qu’il évoque. Après nous, les professeurs des deux classes commenceront un projet autour des lieux d’attentats de la capitale. Projet où les apprentis reporters pourront montrer et raconter, grâce à la photographie, quelles sont les cicatrices qu’a laissé le terrorisme dans la ville. Quatre jours après, j’ai l’impression que le sens de ces interventions a changé. Nous ne sommes plus seulement les victimes mais des acteurs de la mémoire collective. En vous écrivant, les mots d’un élève me reviennent : "Comment ça va aujourd’hui ?"
Aujourd’hui, trois nouveaux témoins sont appelés à la barre. Le premier, Hugo Micheron, enseignant et chercheur, propose un point de vue global et une certaine hauteur sur les questions du jihadisme en Europe. Dans mon carnet, j’écris une accumulation de citations de sa part, tandis que j’en apprends un peu plus sur le sujet. Les deux intervenants suivants sont les anciens chefs de la DGSI** et DGSE*** mais je ne pourrai pas assister à la suite des débats.
Comme je le disais dans un précédent billet, le 13 novembre de chaque année est devenu comme un nouveau 31 décembre. Mon cerveau me pousse à réfléchir à cette nouvelle année. Un peu comme les bonnes résolutions, mais version victime civile de guerre, toujours plus loin dans le syndrome de Lazare.
Ce soir, je retrouve Stéphane pour un concert. J’arriverai peut-être à oublier l’Île de la Cité.
À demain.
* Association française des victimes du terrorisme
** Direction générale de la sécurité intérieure
*** Direction générale de la sécurité extérieure
>> Le journal de la dixième semaine
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