: Reportage En parallèle du procès, une étude s'intéresse à la mémoire du 13-Novembre : "Il n'y a pas un Bataclan mais des Bataclans"
Six ans après les attaques, l'Institut national de l'audiovisuel recueille la parole d'un millier de volontaires, rescapés, témoins ou encore proches endeuillés. L'objectif : comprendre comment se construit la mémoire collective.
Il est 13 heures, lundi 20 septembre. Au cœur de Paris, dans le palais de justice situé sur l'île de la Cité, le procès du 13-Novembre ne va pas tarder à reprendre. La cour d'assises spéciale doit poursuivre ses auditions d'enquêteurs, qui livrent à la barre leurs constatations glaçantes et émues des scènes d'attentats. A une vingtaine de kilomètres de là, dans la ville de Bry-sur-Marne (Val-de-Marne), d'autres personnes s'apprêtent à témoigner. Mais leur récit des attaques ne résonnera pas dans l'enceinte judiciaire.
L'Institut national de l'audiovisuel (INA), gardien de la mémoire de la télévision et radio françaises, enregistre un autre pan de l'histoire depuis 2016. Ses bâtiments à l'architecture seventies hébergent les acteurs de "l'étude 1 000" du Programme 13-Novembre. Cette vaste recherche co-pilotée par le CNRS, l'Inserm et l'Hesam (Hautes écoles-Sorbonne-Arts et métiers) sonde la mémoire autour de ces attentats. Un millier de survivants, témoins, proches endeuillés, intervenants (forces de l'ordre, pompiers, soignants…) et habitants livrent leurs souvenirs six mois, trois ans, six ans, puis onze ans après le traumatisme. Un projet d'une ampleur inédite, qui fait appel à des captations filmées.
"Vous participez au travail de construction historique"
C'est un hasard si la phase 3 de l'étude a commencé cinq jours après l'ouverture du procès, le 13 septembre : la pandémie de Covid-19 a aligné le temps judiciaire sur celui de la recherche. Dans le labyrinthe des couloirs de l'INA, des panneaux indiquent le chemin à suivre jusqu'à la salle d'attente. Chasuble bleue sur le dos, des médiatrices déposent sur la table un contrat à signer. Les volontaires cèdent leurs droits sur leur témoignage. "En acceptant de [le] confier, vous participez au travail de construction historique, pédagogique, scientifique et patrimonial à destination des générations présentes et futures", lit-on sur le document.
David*, 45 ans, se plie à l'exercice depuis sa première participation en 2018. Rescapé du Bataclan, il appartient au cercle 1, celui des personnes directement touchées par les attentats. Les cercles 2, 3 et 4 regroupent les habitants des zones ciblées – les 10e et 11e arrondissements de la capitale et Saint-Denis –, ceux du reste de la métropole parisienne, puis de trois villes de province (Caen, Metz et Montpellier).
"Je n'ai pas de souvenir sensoriel de la soirée. Je fais partie des gens pour lesquels le processus de mémoire collective a très vite pris sa place. C'est pour cela que j'ai voulu participer à l'étude."
David*, rescapé du Bataclanà franceinfo
Au fond de la pièce, une maquilleuse s'active. Les vidéos réalisées ont beau être réservées à la recherche, cette étape est essentielle. "On a mis cela en place pour que les volontaires soient le plus en confiance possible, qu'ils soient chouchoutés", éclaire Anne Louis, chargée de production à l'INA. Les yeux se ferment sous la douceur des pinceaux, le blush rosit les joues, les cernes s'évanouissent.
"Les voix qui se tordent, les larmes qui arrivent"
La suite se déroule derrière la porte fermée d'un studio d'enregistrement. L'enquêteur ou l'enquêtrice qui s'assoit derrière un petit bureau n'est pas officier de police judiciaire mais chercheur en sciences humaines et sociales. Parmi eux, ce jour-là, l'historien et spécialiste de la Seconde Guerre mondiale Denis Peschanski, co-directeur du programme avec le neuropsychologue Francis Eustache.
Dans l'ombre, de chaque côté, un preneur de son et un cameraman. La lumière se pose sur l'interviewé. L'entretien peut débuter : "Racontez-nous votre 13 novembre 2015." Le récit spontané est ponctué de relances. Il dure autant que nécessaire. Souvent "deux heures et demie" pour les volontaires du premier cercle. Un échange permet ensuite d'aborder les causes et les conséquences des attentats. La séance s'achève par un questionnaire à remplir, hors caméra.
Franck, technicien du son, écoute ces témoignages depuis 2016. Le casque vissé sur les oreilles, il entend "les émotions, les voix qui se tordent, les larmes qui arrivent". "Le plus dur, ce sont les endeuillés", confie le jeune homme, lui-même très marqué par les attentats pour avoir travaillé au Bataclan. Denis Peschanski confirme : "Ce sont des larmes qui pèsent des tonnes."
"Les rescapés ont des fractures de partout, symboliques ou réelles, mais ils essaient de se reconstruire. Les parents endeuillés, eux, ont une fracture au milieu du cœur. Et celle-là..."
Denis Peschanski, co-directeur du programmeà franceinfo
Certains des récits bouleversants recueillis par le programme ne parviendront pas à la justice. Parce que ces personnes ne souhaitent pas témoigner au procès, ou parce qu'elles ne le peuvent pas. Comme l'a rappelé le Parquet national antiterroriste, les témoins qui n'ont pas été ciblés par les terroristes ne peuvent se constituer partie civile, même s'ils ont assisté à des scènes terribles. Des gens "passés totalement sous les radars" comme cette jeune fille qui était "en face des terrasses" et a "tout vu". Elle était "dans un état de sidération totale", rapporte Denis Peschanski. "A la fin du premier entretien, un enquêteur du programme, Roberto, lui a dit : 'Tu n'es pas qu'un témoin, tu es aussi une victime'. Ça lui a fait beaucoup de bien."
"Deux copains ont raconté une histoire différente"
Des rescapés non blessés physiquement qui s'interrogent sur leur légitimité, Sophie Boiré en a entendus beaucoup. Cette enquêtrice de l'étude pointe malgré tout une évolution du "statut des blessés psychiques" après les attentats du 13-Novembre. Leur témoignage est précieux. "Il n'y a pas un Bataclan, mais des Bataclans. Une fois, j'ai interviewé deux copains qui étaient ensemble [dans la salle de concert], ils ont raconté deux histoires différentes", illustre-t-elle, observant le même phénomène pour le Stade de France et les terrasses.
"Ce qui nous intéresse, ce n'est pas la vérité, c'est le récit. A partir de la mémoire individuelle se construit une mémoire collective, qui est la somme de toutes ces voix."
Sophie Boiré, enquêtriceà franceinfo
David* s'appuie sur cette mémoire collective pour se souvenir. Il ne l'a pas caché pendant son deuxième entretien. S'il a pu citer des horaires ou des éléments factuels de la soirée au Bataclan, c'est parce qu'il avait lu les comptes-rendus d'audience et écouté le témoignage d'un enquêteur sur la webradio accessible aux parties civiles. Les chercheurs le savent, ils devront prendre en compte l'impact du procès dans leurs conclusions.
"Est-ce qu'on va avoir un récit uniforme ?"
"C'est délicat de s'en plaindre, mais ne pas avoir de souvenirs n'est pas facile à gérer. Mon cerveau me protège, comme si c'était une entité extérieure", analyse pudiquement David*. Le soir des attaques, il est resté caché pendant une heure et demie avec sa compagne dans des caisses de rangement. Son souvenir se limite à la triste symphonie "du déclenchement progressif des [sonneries] des téléphones portables". Et des "impressions" réactivées par "une crampe au pied" ou "un battement de cœur". C'est là que se loge la mémoire "personnelle", le récit à "la première personne".
"L'événement même est extrêmement collectif, connu, répété, rabâché. C'est le samedi 14 novembre et les jours suivants qui nous appartiennent."
David*, rescapé du Bataclanà franceinfo
Des centaines de parties civiles viendront témoigner de cet "après" pendant le mois d'octobre au procès. David*, lui, n'ira pas déposer à la barre. Mais il a pu mesurer le chemin parcouru, à la faveur de sa participation à l'étude : "Ces années ont été difficiles, mais je ne les regrette pas, car c'est un cheminement."
A l'autre bout du studio, dans une petite pièce réservée au personnel de l'INA, les confessions filmées sont exportées sur des ordinateurs sécurisés, retranscrites à l'aide d'un logiciel, puis archivées. Des milliers d'heures de témoignages, anonymisés pour des raisons de sécurité et de confidentialité. David* ne sera bientôt plus qu'un nom de code. Des images et du son de sa voix ne resteront que des mots, passés au crible de la textométrie, une analyse statistique du vocabulaire.
Peut-être sera-t-il encore là pour témoigner de nouveau lors de la quatrième et dernière phase, prévue en 2026. Onze ans après les attentats et cinq ans après le procès, que restera-t-il de cette mémoire partagée ? "Est-ce qu'on va se retrouver avec un grand récit uniforme ? Est-ce que le cercle 1 sera différent de tous les autres ? D'autres variables vont-elles interférer ?", s'interroge Denis Peschanski. Les réponses à ces multiples questions seront connues en 2028 lors de la publication des résultats.
* Le prénom a été modifié.
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