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Attentat à Strasbourg : le profil de Cherif Chekatt "n'étonne plus beaucoup"

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Article rédigé par franceinfo - Avec France Inter
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Ce sont souvent des gens "qui viennent de la délinquance", qui grandissent dans des quartiers dits "sensibles", analyse vendredi sur France Inter Gérald Bronner, professeur de sociologie à l'université Paris-Diderot.

Les terroristes qui ont commis des attaques en France "sont souvent des gens qui viennent de la délinquance, qui grandissent dans des quartiers dits 'sensibles'", a indiqué vendredi 14 décembre sur France Inter Gérald Bronner, professeur de sociologie à l'université Paris-Diderot. Il s'appuie sur une étude du chercheur Marc Hecker [137 nuances de terrorisme, Les djihadistes de France face à la justice, publiée en avril 2018 par l'Institut français des relations internationales].

franceinfo : Cherif Chekatt avait-il un profil hybride, un mélange de délinquance et de radicalisation sur le tard ?

Gérald Bronner : Je dois dire que ce profil n'étonne plus beaucoup ceux qui observent ce phénomène depuis un certain nombre d'années maintenant, puisqu'il est, en effet, assez conforme à ceux qui frappent par l'action terroriste en France ou en Belgique notamment. Il y a à ce sujet un beau rapport de Marc Hecker qui a essayé d'analyser un peu plus de 100 profils et qui arrive à cette conclusion que effectivement ce sont souvent des gens qui viennent de la délinquance, qui grandissent dans des quartiers dits "sensibles", d'origine immigrée.

Mais c'est quand même un peu étonnant, si on prend un grand angle. Car en réalité, si on s'intéresse au terrorisme et qu'on déplie cet intérêt au niveau de l'histoire mondiale et qu'on met, je dirais, dans l'urne à la fois le terrorisme d'extrême gauche, d'extrême droite et y compris le terrorisme islamiste, par exemple d'Al-Qaïda, on s'aperçoit que les profils jadis n'étaient pas du tout ceux-ci. C'était plutôt des gens qui avaient un niveau d'étude supérieur à leur moyenne nationale, qui venaient de catégories sociales moyennes ou supérieures, et donc il se passe là quelque chose d'un peu nouveau et du coup sociologiquement intéressant.

Le tireur présumé avait un père non religieux, ses anciens amis ne décrivent pas un fanatique, mais un homme pieux. Comment explique-t-on ce basculement soudain ?

D'abord, il ne faut pas tout à fait se fier aux témoignages de ceux qui l'ont connu parce que, d'abord, il y a souvent des stratégies de dissimulation et on a plus de tendresse pour quelqu'un que l'on connaît que quelqu'un dont on lit l'histoire dans le journal. Mais il est évident qu'on ne se radicalise pas tout seul. C'est très rare. La prison, la mosquée ou le quartier peuvent être des endroits où il y a une polarisation des points de vue. Cela peut se passer sur internet car quand je dis "pas tout seul", il n'y a pas besoin de rencontrer physiquement les personnes. Il suffit de créer une chambre d'écho. Et puis, souvent, la radicalisation est progressive, c'est un escalier dont les marches sont toutes petites, on ne s'aperçoit pas qu'on est en train de gravir l'escalier de la radicalisation. Et puis quand on est très haut, eh bien on est en rupture avec le sens commun.

Ce qui est le plus mystérieux, c'est qu'on pense toujours faire le bien. C'est-à-dire qu'on peut tuer des personnes, c'est odieux de le dire, mais avec une certaine idée qu'on fait du bien. Et c'est là que le sociologue intervient bien entendu, parce qu'il doit regarder les variables sociales qui conduisent des individus, éventuellement, à trouver plus séduisantes des idéologies. Mais il ne faut pas oublier que ces idéologies sont très séduisantes. L'islam, à l'heure actuelle, a une grande performance argumentative. C'est très convaincant pour un certain nombre de jeunes qui ont envie de trouver un sens à leur monde. Cette idéologie est convaincante car un certain nombre de ces jeunes gens sont frappés par des variables de frustration sociale, de colère, par une histoire qui peut être en partie fantasmée d'eux-mêmes et de la communauté à laquelle ils appartiennent.

Est-ce des fous ou des fanatiques ?

Il y a des fous, bien sûr. Des gens fous, ça existe dans le monde, et la psychiatrie est intéressée par ces cas, mais je ne pense pas que ce soit ça qui explique la pensée extrême. Au contraire, je pense que la plupart du temps, cette rationalité qui est folle, qui aboutit à des conclusions folles, a des raisons. Mon travail, c'est de chercher les raisons de ses individus sans leur donner raison. Reconstruire leur univers mental, car c'est peut-être la seule façon d'ailleurs qu'on a de penser les questions de décroissance de la croyance. Si on ne comprend pas leur univers mental, si on part du principe qu'ils sont fous, alors il n'y a rien à faire et ce serait dramatique.

Quand vous avez un croyant en face de vous, ça ne sert à rien de démentir sa croyance, au contraire. Il y a ce qu'on appelle l'effet boomerang. Il est probable que vous renforciez sa croyance. Parce qu'un croyant, c'est quelqu'un qui tient à sa croyance. Et quand vous le menacez par vos arguments, par des faits en disant : "Mais tu vois bien que la terre n'est pas plate", eh bien la personne va se sentir en danger et va avoir un mécanisme de défense de sa croyance, comme dans un système immunitaire. La meilleure chose que vous puissiez faire pour détourner ce système de défense, c'est de ne pas attaquer la croyance en elle-même, mais d'attaquer les processus intellectuels qui l'ont conduite à cette croyance et notamment toute une série d'erreurs de raisonnement. Le complotisme, parce que les gens qui se radicalisent dans le jihadisme sont très souvent complotistes, font souvent une confusion entre deux phénomènes qui arrivent en même temps, et du coup ils considèrent que l'un a créé l'autre. Par exemple à Strasbourg, il y a un attentat qui survient en même temps qu'un mouvement social, donc [pour les complotises] cet attentat n'arrive pas par hasard. Cet attentat a été créé, [pour eux], peut-être pour empêcher le succès de ce mouvement social.

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