: Reportage Commémorations des 80 ans du Débarquement : en Normandie, des vestiges de la guerre bataillent pour ne tomber ni dans l'oubli ni en ruine
"Les enfants sont encore venus jouer à l'intérieur !" râle Clémentine Le Marrec, la maire de Bénouville, en tirant la porte entrouverte d'un petit bunker dissimulé par la végétation. Situé au fond du jardin d'une maison dont cette commune du Calvados a hérité, le site est désormais à l'abandon. "Attention au trou !" avertit l'élue. "Il y a deux pièces, les Allemands s'en servaient pendant la guerre pour stocker des armes et de la nourriture", raconte-t-elle, quelques jours avant le 6 juin et les commémorations des 80 ans du Débarquement.
Après la guerre, la Normandie a été contrainte de faire face au défi de la reconstruction et a parfois laissé de côté certains vestiges historiques. Monsieur et Madame Mauger, les anciens propriétaires de la maison, avaient conservé le blockhaus pour en faire une petite remise et une cave à vin. "Les Normands savent s'adapter aux circonstances", sourit l'édile. Après le rachat en viager du bien par la mairie en 2004, la municipalité a acquis définitivement cette bâtisse située à moins de 200 m du célèbre pont de Bénouville, le Pegasus Bridge, après la mort de Madame Mauger en 2021. Mais l'équipe en place a vite pris la décision de ne pas garder le bien.
"Il y a beaucoup de travaux à faire et on a déjà d'autres biens que l'on souhaite conserver", explique la maire de la ville. Résultat, le conseil municipal a mis en vente en janvier dernier la maison au prix de 340 000 euros. L'annonce mentionne 160 m2 de surface habitable, 700 m2 de terrain, deux dépendances et bien sûr le petit bunker au fond du jardin. Après une dizaine de visites, une seule offre a été déposée, mais elle a été refusée pour des raisons bancaires.
"La salle à manger n'a pas bougé depuis 1944"
Dans sa délibération, la mairie de Bénouville exige du futur propriétaire qu'il conserve la façade de la maison en l'état ainsi que l'accès au bunker. "L'idée, c'est qu'il puisse être visité pour certaines occasions, comme les Journées du Patrimoine ou le 6 juin", explique Clémentine Le Marrec.
"L'idéal, ce serait un acheteur qui s'empare de l'histoire du lieu et le fasse vivre, comme certaines maisons voisines."
Clémentine Le Marrec, maire de Bénouvilleà franceinfo
Sur l'Avenue du Commandant Kieffer, plusieurs maisons se sont parées de drapeaux à l'approche des commémorations. Certaines, comme "La Chaumière", une ancienne pension de famille, disposent même de panneaux explicatifs sur l'histoire du lieu. La vente de Bénouville pose donc la question de la conservation et de l'entretien des vestiges de la Seconde Guerre mondiale. Certains bunkers ont été transformés en œuvre d'art, d'autres sont actuellement menacés par la montée des eaux. Et le patrimoine a déjà perdu de nombreux édifices au fil du temps.
A 5 km de là, dans le petit village d'Amfreville, le maire Xavier Madelaine en est conscient. Il regrette encore la disparition du château de Venoix, une belle bâtisse du XVIIIe siècle occupée par les troupes allemandes, mais fortement endommagée par les combats de la bataille de Normandie. "Après la guerre, la famille de Venoix, qui avait perdu un fils de 3 ans lors des bombardements, a voulu tourner la page en quittant Amfreville", raconte l'élu. Il ne reste aujourd'hui que quelques ruines pour témoigner de l'âpreté des combats et un petit étang qui n'a peut-être pas révélé tous ses secrets.
"Des enfants du village ont découvert un casque de l'armée allemande et on se dit qu'un jour, on finira par retrouver des ossements."
Xavier Madelaine, maire d'Amfrevilleà franceinfo
Un peu plus loin dans le village, un autre bâtiment pourrait ne pas résister au temps. Une partie de la toiture de la ferme de la famille Saulnier s'est effondrée à l'été 2022 en raison des intempéries et n'a pas été reconstruite depuis. Le lieu est célèbre dans la région sous le nom de "ferme des commandos". Il a été choisi après le 6 juin par Lord Lovat, à la tête de la 1re brigade du service spécial ayant débarqué sur Sword Beach, pour abriter le quartier général des forces britanniques. Le village d'Amfreville est situé sur une hauteur et permet en effet d'avoir une position stratégique avec une vue sur les lignes ennemies.
"La salle à manger n'a presque pas bougé depuis 1944 et c'est depuis cette pièce que les opérations de l'état-major britannique ont été élaborées", assure le maire Xavier Madelaine, en faisant visiter le lieu. "Les soldats britanniques se rasaient à la pompe dans la cour." Sur certaines pierres de la ferme, des militaires ont gravé leur nom pour laisser une trace de leur passage. A l'époque, un seul civil avait eu accès aux réunions du commandement britannique : Bernard Saulnier, le fils des fermiers, âgé alors d'une vingtaine d'années, qui va ensuite poursuivre la guerre aux côtés de l'armée britannique. A l'entrée de la ferme, une plaque rend d'ailleurs hommage à "l'engagé volontaire" mort en 2007, qui a longtemps fait vivre la mémoire du lieu en organisant chaque année un grand banquet avec les anciens combattants français et britanniques.
"Il ne faudrait pas qu'un promoteur fasse n'importe quoi"
Aujourd'hui, seule sa femme Suzanne Saulnier, 101 ans, habite la ferme. Sans enfant, la centenaire n'est plus en mesure d'entreprendre les travaux nécessaires à l'entretien du lieu et les héritiers, ses neveux et nièces, "ne sont pas d'accord entre eux", précise le maire. "Après les intempéries, on a déblayé la toiture, mais il faudrait consolider le mur et refaire une charpente", s'inquiète Geoffroy Platel, un passionné d'histoire qui se bat pour la conservation du lieu avec son association Poppies for Tommies. Selon l'estimation réalisée par une entreprise à la demande du maire, la rénovation nécessiterait environ 200 000 euros.
Au-delà des travaux, le devenir du lieu est aussi en questions. "C'est un patrimoine à conserver... Il ne faudrait pas qu'un promoteur fasse n'importe quoi", alerte Geoffroy Platel. Le maire, qui a déjà fait inscrire la ferme dans la liste des "sites patrimoniaux remarquables" de sa commune, rêve désormais de transformer la ferme en musée dédié aux forces britanniques. "Il y a quelques années, une association des familles de commandos britanniques a même envisagé de racheter le bâtiment", ajoute l'élu, qui occupe le bureau du maire depuis 35 ans. Depuis, il a récolté de nouvelles archives vidéos tournées en 1944 dans le village.
"Si un jour la ferme est en vente, il faut qu'on ait un projet à présenter."
Xavier Madelaine, maire d'Amfrevilleà franceinfo
En attendant, le 6 juin, il va inaugurer un buste de Lord Lovat, qui sera placé juste devant son ancien quartier général, en présence de la famille du général écossais.
"Il y a déjà des monuments aux morts partout"
La Normandie ne manque pas de musées sur l'histoire du Débarquement, mais ces projets permettent aussi de conserver le patrimoine. Car la mémoire des lieux a tendance à s'effacer au fil du temps, comme avec le château situé à Colleville-Montgomery, tour près de Sword Beach, à la frontière de Ouistreham. "Mon grand-père, Léon Gautier, me parlait parfois de ce château. Plus tard, les vétérans y sont retournés et mon grand-père avait trouvé une douille et des traces de balles dans les murs", raconte Gérard Wille, qui défend aujourd'hui la mémoire de Léon Gautier, le dernier du commando Kieffer à s'être éteint l'an dernier à l'âge de 100 ans.
L'historien Benjamin Matthieu, spécialiste de la période, confirme à franceinfo que la villa était le "premier objectif" de la troop 8 du commando Kieffer, après être sorti de la plage. "Le château a sans doute servi de poste de commandement aux Allemands pendant la guerre, il y avait même des cellules de prison au sous-sol", affirme le propriétaire actuel, Thierry Sauvan. Ce dernier a racheté la bâtisse "en ruines" en 1999 pour un prix symbolique et a aménagé sept appartements à l'intérieur.
"L'ancienne propriétaire avait reconstruit la tour avec les dommages de guerre, mais elle n'avait pas poursuivi les réparations."
Thierry Sauvan, propriétaire du châteauà franceinfo
L'intérieur du bâtiment a été complètement rénové, à l'exception d'une partie du sous-sol, et il ne reste plus aucune trace des combats passés. Rien ne signale non plus l'histoire des lieux. Thierry Sauvan avait bien prévu de faire graver une pierre il y a plusieurs années, mais il a finalement renoncé, "car les gens du coin sont parfois très jaloux et on peut s'attirer des remontrances, estime-t-il. Et puis il y a déjà des monuments aux morts partout tout autour." L'abondance de lieux de mémoire près des plages de Normandie a contraint les collectivités à faire des choix. Et avec la disparition des derniers vétérans, seuls les historiens permettent aux lieux de ne pas perdre leur mémoire.
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