: Reportage Rixes entre bandes : dans l'Essonne, une violence nourrie par les rivalités, l'enclavement et les réseaux sociaux
Le département est confronté à une recrudescence et une aggravation des affrontements entre bandes rivales, que les élus locaux et acteurs de la prévention peinent à endiguer.
Ils s'avancent les uns après les autres à la barre. Dix jeunes majeurs sont jugés, vendredi 5 mars, devant le tribunal judiciaire d'Evry-Courcouronnes (Essonne). Ils comparaissent pour leur "participation à un groupement en vue de violences volontaires". Une "infraction obstacle" pour éviter le "match retour", selon la procureure. Ces habitants du quartier du Plateau, sur les hauteurs de Ris Orangis, ont été interpellés juste avant la confrontation avec le groupe rival du Champtier-du-Coq, à Evry, samedi 23 janvier, deux jours après un premier affrontement.
L'Essonne est confrontée à une recrudescence et une aggravation du phénomène de rixes entre bandes. Si cette augmentation concerne toute l'Ile-de-France, le département totalise à lui seul la moitié des bagarres de ce type en grande couronne en 2020 : 91 sur 186, selon le ministère de l'Intérieur. Et dénombre quatre morts en moins d'un an : deux à Massy et Draveil à l'été 2020 et deux pendant les vacances de février, à Boussy-Saint-Antoine et Saint-Chéron. Trois des victimes avaient entre 14 et 15 ans.
Un département jeune, une urbanisation rapide
"Nous, on ne va pas jusqu'à la mort", assurent les prévenus avant l'ouverture de l'audience. Agés de 18 à 20 ans, ils marchent vers la barre avec l'enthousiasme d'un élève appelé au tableau. Assurant eux-mêmes leur défense, ils livrent une version identique : un "guet-apens" tendu par les ennemis de toujours, alors qu'ils rentraient d'une fête d"anniversaire.
Certains ont arrêté leurs études, travaillent ou cherchent un emploi, d'autres sont en BTS ou à l'université, comme cet élève en fac de sciences "avec 15,5 de moyenne", qui veut devenir "médecin ou ophtalmologue". "C'est le quartier qui les rattrape", constate Grégory, éducateur de l'association de prévention spécialisée Oser, qui remplace les parents sur les bancs de la salle d'audience.
Cette prédominance du quartier sur l'individu et son corollaire, les rixes, est un problème "systémique" en Essonne, selon la procureure d'Evry, Caroline Nisand. Si les sociologues interrogés par franceinfo invitent à considérer les statistiques de la police avec prudence, faute d'études qui mesurent le phénomène localement et sur le long terme, ce constat est partagé. Dans le 91, "les jeunes ont un très fort sentiment d'identification et d'appartenance à leur quartier", observe un gradé de la police.
Au sud de Paris et de sa petite couronne, l'Essonne, 1,3 million d'habitants, est un département récent, créé le 1er janvier 1968 par démembrement de l'ancienne Seine-et-Oise. "L'urbanisation a été rapide, avec des grands ensembles qui maillent le territoire et des générations qui ont noué avec leur quartier une relation identitaire et la traduisent dans l'affrontement avec un autre quartier", théorise le préfet, Eric Jalon.
"Essonne : South Side Story", "Orange mécanique à Evry", titrait Le Parisien dans les années 1990. En 2001, "Le Droit de savoir", sur TF1, consacrait un reportage aux "guerres des bandes" dans le département. "Cette émission a marqué tout le monde, ça entretenait le mythe, la réputation", se souvient Clyde, président de l'association Charo ensemble plus fort, créée à Evry avec le rappeur Niska, originaire du quartier du Champtier-du-Coq. Lui-même chante : "Ne te fie pas à mon gabarit, je viens du 9-1, je sais me bagarrer."
"Les rixes de 2000-2010 ne sont pas celles de 2021"
"Ça ne finira jamais. On a grandi avec ça", commentent, fatalistes, les jeunes Rissois jugés à Evry. Un héritage dont plus personne ne connaît l'origine. "Ça part d'un mauvais regard quand on se croise ou d'une vidéo sur Snapchat", explique le petit frère d'un prévenu, grièvement blessé lors de cette rixe écourtée du 23 janvier. Dans un sourire dévoilant son appareil dentaire, il montre sur son téléphone la photo de son visage tuméfié. Son grand frère écope de quatre mois de prison avec sursis, comme la majeure partie du groupe.
La justice peine à enrayer ce phénomène ancien et enkysté, aggravé par trois nouveaux facteurs imbriqués : le rajeunissement des auteurs impliqués (13 à 15 ans), leur rapport désinhibé à la violence et leur utilisation des réseaux sociaux. Les acteurs de la prévention sont aussi désarmés. "Le phénomène a changé avec l'économie de marché et la digitalisation. Les rixes de 2000-2010 ne sont pas celles de 2021, car la jeunesse d'aujourd'hui a grandi avec cette transformation", analyse la directrice de l'association Oser, Coralie Bénard. La problématique n'est pas propre à l'Essonne, mais "l'absence de politique publique sur le sujet dans les quartiers prioritaires de la ville (QPV) − 24 dans le département, dont une majorité dans la partie nord, plus urbanisée − n'a pas permis d'accompagner ce changement".
Les adolescents ont créé "leur propre système de valeurs" dans un univers virtuel invisible du monde des adultes. Un monde parallèle, dans lequel l'image du corps se marchande, aussi bien à travers le "michetonnage" − une forme de prostitution − du côté des filles, que de la violence du côté des garçons, "prêts à sacrifier leur corps pour montrer leur virilité, leur popularité".
Une "fracture numérique" creusée par la crise sanitaire
C'est le "capital guerrier" dont parle le sociologue Thomas Sauvadet, auteur de plusieurs travaux sur les jeunes de ces quartiers. "Ce capital guerrier a été acquis par la violence sociale qu'ils vivent au quotidien. Quand on n'a pas de capital économique, social, ni scolaire, il ne reste que cela", interprète Coralie Bénard.
Elle pointe aussi une "fracture numérique" sociale : "Les parents des milieux favorisés disposent du capital culturel pour réguler l'utilisation des réseaux sociaux. Dans les quartiers populaires, on n'a pas donné ces moyens-là. Quand la puissance publique s'en est aperçue, il était trop tard." Un processus accentué par la crise sanitaire liée au Covid-19. Pour certains jeunes figés dans leur quartier et privés d'activités exutoires comme le sport, des applications comme Snapchat, TikTok ou Instagram sont devenues le principal espace de socialisation.
A l'espace jeunesse Michel-Colucci, dans le quartier du Canal à Evry-Courcouronnes, les animateurs de terrain font de leur mieux pour garder le lien avec les jeunes dans ce contexte. "Nous avons organisé un débat sur les récents drames dans le département", confie Pamela en faisant visiter les lieux. Cette éducatrice de 38 ans a grandi dans le quartier rival, les Pyramides. Elle ne craint pas d'intervenir, comme en janvier, lorsqu'une bande a débarqué dans le secteur pour s'en prendre à un élève. Et ne minimise pas le rôle des filles dans ces rixes entre garçons. Certaines "donnent les emplois du temps d'élèves des bandes rivales, filment et postent les images sur les réseaux".
Ceux qui ont grandi dans ces quartiers, tout comme les sociologues spécialistes du sujet, tiennent à relativiser l'ampleur du phénomène des rixes, "vieux comme Rome". Et soulignent que les bandes d'aujourd'hui ne sont plus hiérarchisées. Avec internet, "c'est l'événement qui crée le groupe et pas l'inverse", précisent-ils.
"Les meneurs, le noyau dur de la bande, sont une minorité. Il faut sauver ceux qu'on essaie d'aspirer dans ce mouvement, les suiveurs. C'est dur à cet âge de les faire décrocher du groupe."
Georges, directeur du centre Michel-Colucci à Evryà franceinfo
Etre identifié à un territoire peut toutefois suffire pour être pris à partie, surtout si le collège ou le lycée d'affectation se situe en zone rivale. De quoi limiter une mobilité déjà restreinte dans le département, desservi par la ligne D du RER au nord-est et la ligne C au sud-ouest. Il peut être compliqué d'emprunter certains transports en commun, comme la ligne 402 du bus, sur la portion Evry-Grigny-Corbeil, baptisée "le triangle des Bermudes".
Une mobilité limitée dans des "villes-dortoirs"
Alors, "aller à Paris, c'est une mission. Moi, je n'ai connu la capitale qu'à l'âge de 16 ou 17 ans", se remémore Fif Tobossi, journaliste fondateur du média Booska-P, qui a grandi dans le quartier du Canal. "On nous a construit des 'City Stade', des beaux centres commerciaux, on a tout pour ne pas sortir de chez nous", ironise-t-il. Le département se targue d'être celui qui finance le plus la rénovation urbaine, avec un fonds de 30 millions d'euros inverstis pour 14 quartiers sur la période 2018-2024.
Le quartier des Cinéastes, à Epinay-sous-Sénart, en est à son deuxième programme de rénovation. Les grandes tours ont été remplacées par des immeubles à taille humaine, mais cette commune de plus de 12 000 habitants reste "une ville-dortoir", de l'aveu des policiers municipaux qui patrouillent aux abords du collège La Vallée.
La surveillance a été renforcée depuis la rixe mortelle du 23 février entre des jeunes des Cinéastes et ceux de Vieillet à Quincy-sous-Sénart, qui s'est déroulée dans le village plus favorisé de Boussy-Saint-Antoine, en "terrain neutre". Epinay compte "43% de logements sociaux avec une concentration inévitable de difficultés, beaucoup d'allophones, de primo-arrivants et de familles monoparentales", liste le maire socialiste, Damien Allouch.
Avec d'autres élus de la communauté d'agglomération du Val d'Yerres, Damien Allouch anime une réunion de parents, mardi 9 mars, dans le centre socio-culturel flambant neuf du quartier des Cinéastes. Objectif : trouver des solutions de moyen terme pour mettre fin à ces rixes. Autour de la table, principalement des mères, représentantes de parents d'élèves.
Briser un "folklore local"
Le maire (PS) de Boussy-Saint-Antoine, Romain Colas, pose le cadre : "Comment on arrive à briser une sorte de folklore local ?" Les propositions fusent : cibler les "9-13 ans", brasser les élèves des différents centres de loisirs, organiser des séjours en commun, créer une école numérique des parents pour "apprendre de nos enfants, de leurs codes". Une mère d'élève intervient : "On est à côté de la plaque là, il y a eu un mort d'un côté, il va y en avoir un de l'autre, ils vont tout faire pour. Il faut créer un collectif de mamans", assène celle qui a arpenté les rues du quartier pendant trois jours.
"Les jeunes me disent 'eh mais madame, c'est comme ça, c'est la loi, c'est le jeu'. Pour moi, cette génération, elle est perdue."
Une mère du quartier des Cinéastes à Epinay-sous-SénartLors d'une réunion de parents
La victime de la rixe, âgée de 14 ans, est originaire de Quincy. "Les enfants ont vu tourner l'image du petit Toumani à terre. On court après pour la faire supprimer des réseaux sociaux", reconnaît Damien Allouch. L'accès à ces images violentes peut, selon les professionnels de la protection de l'enfance, générer une banalisation de l'agression physique, un manque d'empathie et une déréalisation de la violence. Policiers, élus et éducateurs partagent le constat d'un échec collectif sur la prévention de ce mécanisme. "Les gamins nous tendent un miroir, il va falloir se regarder dedans", prévient Sylvain Chalmel, directeur de l'association de prévention spécialisée du Val d'Yerres.
Une "culture importée" dans le sud du département
Pour inverser la tendance, "il faut une foi de bâtisseur de cathédrale", souffle une source policière. Slimane Merzoug en est l'incarnation. Cet éducateur de l'association de prévention spécialisée Aapise arpente le secteur Arpajon-Dourdan-Saint-Chéron à la rencontre des jeunes. C'est l'autre partie du département qui a été touchée par une rixe, le 22 février. Lilibelle, 14 ans, a succombé à un coup de couteau lors d'une bagarre à Saint-Chéron, petite bourgade coquette de cette zone beaucoup plus rurale, située sous la Francilienne.
Comment expliquer le glissement d'un phénomène plutôt urbain vers des territoires plus verts ? "Les populations du nord du département se sont vues proposer l'accession à la propriété dans le sud et ont importé cette culture", résume Slimane Merzoug.
Dans le secteur, les rivalités opposent des communes, comme Dourdan/Saint Chéron ou Saint-Germain-les-Arpajon/Brétigny-sur-Orge. Les ados s'affrontent par clips de rap interposés postés sur YouTube, avant d'en venir aux coups. Ce mercredi 10 mars après-midi, une poignée d'entre eux passe le temps dans le petit local d'Aapise, au cœur du quartier Jules-Vallès à Saint-Germain-lès-Arpajon. Plusieurs années de naissance sont réunies : "08", "07", "06", "04", "05"... C'est comme ça qu'ils s'identifient lors des affrontements entre groupes. Les garçons présents y ont tous participé ou assisté.
Ne pas "perdre la face"
"Le fait que ces rixes soient filmées et postées sur les réseaux sociaux participe du fait qu'ils aillent plus loin. Ils ne peuvent pas perdre la face", analyse Slimane Merzoug. "Ceux qui courent, ils ont perdu, ils se font tailler (moquer) après", confirme la seule fille du groupe, 19 ans et future éducatrice. "Tu les manges ou ils te mangent", justifie l'un des plus grands, élève de terminale.
La peur ne les retient pas, alors qu'est-ce qui pourrait les arrêter ? Les parents peut-être : "Ils doivent essayer de comprendre la logique pour voir comment on fonctionne." Seulement, "on ne parle pas trop avec nos darons". Pour les éducateurs, les séjours organisés en commun sont une solution éprouvée. Et une carotte : "Si je te vois sur une vidéo de bagarre, tu ne vas pas en Espagne cet été."
"L'été dernier, j'ai emmené des jeunes de Saint-Chéron et Dourdan dans une maison dans le centre de la France où il n'y avait que des champs. Ils s'étaient battus toute l'année, je n'ai eu aucune bagarre."
Slimane Merzoug, éducateur de l'association Aapiseà franceinfo
D'autres actions, menées avec le club de foot et l'association d'arts martiaux No Joke, ont permis de calmer la rivalité entre Dourdan et Saint-Chéron. La dernière rixe "n'a rien à voir avec ce conflit ancien, relève le directeur de No Joke Dourdan, Moukoussé. C'est parti d'un malentendu sur les réseaux sociaux entre des collégiens qui habitent les villages alentour."
Des "grands frères", plutôt dans la vingtaine, dénoncent eux aussi l'amalgame qui a été fait "dans les médias". "C'est la honte pour nous ce qui s'est passé. Les petits, ils veulent faire comme les grands, en pire. Ils essaient de se donner une image", affirment-ils d'une même voix depuis le quartier de La Croix, à Dourdan. "Nous, on y allait pour de vraies raisons, même si on a été cons." La hache de guerre est-elle enterrée ? Non, "si tu croises ceux qui t'ont tapé à l'époque, t'es obligé de répliquer".
Il est bientôt 18 heures, l'heure du couvre-feu approche. Le groupe apostrophe Slimane Merzoug : "Quand est-ce qu'on repart en vacances ?" Il est question d'un voyage en bateau au Cap-Vert. L'éducateur encourage ces jeunes qu'il connaît bien : "Qu'est-ce que tu veux faire plus tard ? Rêve !" La réponse jaillit : "Président de la République !" La plaisanterie n'en est peut-être pas tout à fait une. Slimane Merzoug veut y croire. "Tu aimes ton quartier ? Alors représente-le !"
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