Crise en Martinique : comment "une révolution citoyenne" a mobilisé l'île contre la vie chère

Article rédigé par Robin Prudent - envoyé spécial en Martinique
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 6 min
Des manifestants à Fort-de-France, en Martinique, le 21 septembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)
En quelques mois, le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC) a multiplié les rassemblements en s'appuyant sur les réseaux sociaux plutôt que sur les syndicats et les politiques. Mais les négociations avec les services de l'Etat patinent.

Un morceau de tissu rouge accroché à l'antenne des voitures, des tee-shirts rouges de toutes marques, un désormais célèbre bob rouge... En quelques semaines, cette couleur s'est imposée dans les dizaines de rassemblements organisés contre la vie chère en Martinique. Une teinte devenue signe de ralliement. Celle de "l'armée du ruban rouge".

Le début de la contestation remonte au début de l'été, quand une nouvelle organisation a fait parler d'elle en Martinique : le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC). Dès le 1er juillet, il somme les acteurs de la grande distribution de l'île d'aligner leurs prix sur ceux de l'Hexagone. Le mouvement citoyen leur donne deux mois pour agir, alors que les prix de l'alimentaire sont en moyenne 40% plus élevés en Martinique qu'en métropole, selon l'Insee.

"Nous nous sommes dit qu'il fallait agir"

Cet ultimatum va faire rejaillir la colère latente des habitants face au coût de la vie sur l'île. Et en coulisses, plusieurs militants préparent leur action. "C'est une somme d'injustices sociales et économiques qui nous a poussés à créer ce groupe", explique Aude Goussard, secrétaire du RPPRAC. "Nous avons pris un an et demi pour chercher les raisons de ces inégalités et de ces prix trop élevés, retrace cette membre fondatrice, rodée au militantisme. Puis, nous nous sommes dit qu'il fallait agir."

Quelques jours avant la date butoir fixée par le mouvement, le syndicat de la grande distribution répond dans une longue lettre. "Nous partageons le constat qu'il existe des écarts de prix avec l'Hexagone", affirment les distributeurs, avant de réfuter toutes "marges excessives" et de rejeter la faute sur des "contraintes structurelles", comme le coût du transport maritime. 

Dans le même temps, le RPPRAC dénonce les "relents colonialistes dans la propriété de la grande distribution" en Martinique, selon les mots d'Aude Goussard. Un constat partagé par la commission d'enquête sur le coût de la vie en Outre-mer, qui rappelle, dans son rapport publié en 2023, que l'"histoire esclavagiste et coloniale" a "dès l'origine consolidé les inégalités de ces territoires par rapport à la France hexagonale".

"On a réussi à mobiliser la population"

Dans ce contexte, le mouvement citoyen veut mettre la pression sur les autorités afin d'obtenir des changements structurels. Une grande manifestation est prévue le 1er septembre à Fort-de-France. Mais dans la nuit qui la précède, le président du RPPRAC, Rodrigue Petitot, est arrêté par la police et placé en garde à vue. Selon des sources policières, la figure montante du mouvement a tenté de voler un bus. Une version rejetée par son avocat. "On a dû continuer sans lui, mais on a réussi à mobiliser la population", se remémore Aude Goussard. Plusieurs centaines de personnes défilent ce jour-là jusqu'au port de Fort-de-France.

Le lendemain, Rodrigue Petitot est libéré sous le statut de témoin assisté. "L'important, c'est la cause", lance dès sa sortie celui que l'on surnomme "le R". Cet épisode mouvementé fait grandir sa notoriété sur l'île. A 45 ans, ce père de trois enfants qui vit entre l'Alsace et la Martinique devient une figure de la lutte contre la vie chère.

"Je suis l'enfant du peuple. Celui qui fréquente un peu la rue, qui a eu des mauvais déboires, celui qui peut le meilleur comme le pire."

Rodrigue Petitot, président du RPPRAC

à Zitata TV

Dès son éclosion sur la scène publique, une partie de son passé est rapidement reprise par ses opposants. Avant de se lancer dans le militantisme, Rodrigue Petitot a passé plusieurs années en prison pour trafic de drogue. "J'ai appris des leçons de mon incarcération", reconnaît-il sans fard. "Aujourd'hui, je ne veux pas que les jeunes tombent dans les mêmes pièges que moi", affirme celui qui signe "défavorablement connu" sur les réseaux sociaux.

Rodrigue Petitot en Martinique, le 21 septembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

Pas de quoi contrarier les militants rencontrés dans les rassemblements. "'Le R' n'a jamais menti, il a toujours dit qu'il avait fait de la prison", explique Monique, 74 ans, toute de rouge vêtue. "Il a purgé sa peine. Maintenant, il porte une voix", renchérit Delphine, infirmière libérale, croisée dans un cortège à Fort-de-France.

"Une communication simple et franche"

Le chef de file de cette mobilisation contre la vie chère mise sur les réseaux sociaux pour faire grandir le mouvement. "'Le R' a réussi à mobiliser les jeunes par sa communication simple et franche. C'est une révolution citoyenne", analyse un militant. Sur TikTok, certaines de ses vidéos dépassent les 100 000 vues et ses nombreux directs filmés lors des rassemblements sont suivis par des dizaines de milliers de personnes.

Mais mi-septembre, des violences urbaines viennent entacher le mouvement, malgré les appels du RPPRAC à des actions "pacifiques". Face aux dégradations, la préfecture renforce les moyens de gendarmerie et décrète un couvre-feu partiel sur l'île, ainsi qu'une interdiction de manifester pendant plusieurs jours. "Ils essayent de nous museler", fulmine Rodrigue Petitot. Le mouvement appelle alors à des actions de "désobéissance civile" pour continuer à mobiliser la population contre la vie chère.

Des manifestants à Fort-de-France, en Martinique, le 25 septembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

En parallèle, les négociations avec les autorités patinent. Le RPPRAC quitte à deux reprises les tables rondes organisées par la préfecture en raison de l'interdiction de filmer et de diffuser les débats. "Nous avons toujours répondu présent lorsque l'on nous a conviés. Mais nous posons toujours la même question : 'Le peuple peut-il participer ?' Quand ils nous disent non, on repart", tranche Rodrigue Petitot. "Nous avons besoin de sérénité pour les débats", rétorque le préfet, Jean-Christophe Bouvier.

"L'Assemblée nationale a une chaîne en direct. Pourquoi, ici, les politiciens ne veulent pas qu'on suive ces débats en live ?"

Delphine, militante du RPPRAC

à franceinfo

Si cette revendication est si prégnante au sein du RPPRAC, c'est que le mouvement citoyen veut absolument se distinguer des syndicats. "En 2009, toutes les négociations se sont faites à huis clos", affirme Rodrigue Petitot. Cette année-là, une grève générale de 40 jours avait paralysé l'île. De longues négociations avec les partenaires sociaux avaient permis d'obtenir des avancées, mais quinze ans plus tard, de nombreux Martiniquais sont amers. "Les syndicats n'ont rien fait depuis", lance par exemple Yolande, devant un supermarché de l'île.

"Il faut qu'on trouve des solutions tous ensemble"

Des critiques difficiles à accepter du côté des syndicats. "Dire que nous n'avons rien fait, ce n'est pas honnête", affirme Gabriel Jean-Marie, secrétaire général de la CGT en Martinique. En 2009, ce comptable à la retraite faisait partie des négociateurs. "La salle des débats était pleine, on faisait des assemblées générales après chaque réunion, je dormais même à la maison des syndicats", affirme-t-il, un brin agacé.

Même distance courtoise avec les élus de l'île. "J'accompagne le mouvement social, mais je suis respectueux de leur indépendance", assure le député de gauche Marcellin Nadeau. "Nous gardons une certaine distance critique s'il le faut", ajoute l'élu de Saint-Pierre, qui, comme la CGT, milite d'abord pour des hausses de revenus en Martinique.

Mais pour peser face au gouvernement, le mouvement citoyen sait qu'il devra s'allier aux forces politiques et syndicales. Une mobilisation commune semble prendre forme sur l'île. La CGT a ainsi déposé un préavis de grève de vingt-quatre heures renouvelable pour le jeudi 26 septembre. "On espère que toutes sortes de métiers nous rejoindront dans le mouvement", proclame Rodrigue Petitot. "Maintenant, il faut que l'on trouve des solutions, tous ensemble."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.