Société fracturée, économie touchée, statu quo politique... La Nouvelle-Calédonie toujours en crise, trois mois après le début des émeutes

La crise, qui a éclaté le 13 mai et a déjà fait dix morts, laisse des traces dans la population calédonienne. Dans le même temps, les dégâts sont particulièrement importants pour de nombreuses entreprises.
Article rédigé par franceinfo
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Des affrontements entre militants indépendantistes et forces de l'ordre à Dumbéa (Nouvelle-Calédonie), le 24 juin 2024. (DELPHINE MAYEUR / AFP)

A près de 17 000 kilomètres de Paris, le Caillou semble à bout de souffle. Même si le projet de dégel du corps électoral est suspendu, les affrontements entre indépendantistes et forces de l'ordre restent quotidiens en Nouvelle-Calédonie. L'économie de l'archipel est à genoux, et les responsables politiques ne semblent toujours pas prêts à s'entendre... Alors que le mardi 13 août marque les trois mois de crise, franceinfo fait le point sur la situation sur place.

Des habitants qui se replient sur eux-mêmes

La crise, qui a déjà fait dix morts dont deux gendarmes, laisse des traces dans la population calédonienne. "Dans mon quartier, il y a toujours des rondes de voisins vigilants, confie Myriam, qui habite à Magenta, un quartier de Nouméa. Mon quotidien se limite toujours à cinq rues, et mes enfants ont interdiction de s'éloigner. Un enfer pour tout le monde."

"L'ambiance a beaucoup changé, abonde Nathan, un père de famille qui se dit témoin de propos racistes. Certaines personnes nous regardent mal. J'entends des gens parler dans les rayons et on est surpris de ce qu'ils disent." "La confiance est brisée, reconnaît de son côté Kevin, infirmier à Nouméa. Confiance dans les institutions qui n'ont pas su nous protéger et qui peinent à garder le contrôle. Confiance entre les ethnies..."

"Je vais quitter le territoire. Je n'arrive plus à me projeter ici."

Kevin, infirmier vivant en Nouvelle-Calédonie

à franceinfo

Retourner vivre dans l'Hexagone : cette idée a fini par gagner les esprits de bon nombre d'habitants, installés parfois pour certains depuis des décennies en Nouvelle-Calédonie. "Passé l'effroi, tout le monde est essoré, à la fois psychologiquement et financièrement, résume un autre habitant. Le vivre-ensemble a un peu volé en éclats."

Début août, la ministre (démissionnaire) chargée des Outre-Mer s'est de nouveau rendue en Nouvelle-Calédonie pour tenter l'apaisement face à "une situation d'urgence". "Je viens ici dans une posture d'écoute. La clé repose évidemment sur l'Etat mais aussi sur les interlocuteurs politiques locaux", expliquait alors à Nouvelle-Calédonie La 1ère Marie Guévenoux, tout en appelant à "trouver les voies d'un destin commun".

Des négociations politiques qui n'avancent pas

Point de départ des manifestations et des violences, la réforme du dégel du corps électoral, qui vise à ouvrir les élections provinciales ou les référendums aux résidents installés depuis au moins dix ans en Nouvelle-Calédonie, a été suspendue par Emmanuel Macron en juin, après la dissolution de l'Assemblée nationale. Quant au gouvernement démissionnaire de Gabriel Attal, dont le rôle se limite à la gestion des affaires courantes, il ne peut plus porter ce dossier. Pour autant, le chef de l'Etat espère toujours une reprise des discussions politiques en septembre. C'est en tout cas ce qu'il a promis aux quatre parlementaires calédoniens qu'il a reçus à l'Elysée, fin juillet.

Avant de se rasseoir à la table des négociations, les partis indépendantistes ont cependant une exigence : le retrait définitif du texte. "La ligne qui est fixée reste la même, confirme à franceinfo une coordinatrice de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT). On restera mobilisés sur le terrain tant que les vicissitudes autour du texte ne seront pas clairement levées par le président de la République. Nous comptons à ce jour toujours 70 points de blocage sur les bords de routes." Pour commémorer la date du 13 mai et afin de maintenir la pression sur l'exécutif, la CCAT a décidé d'organiser des manifestations "tous les 13 de chaque mois".

Une économie fragilisée

Les émeutes qui ont démarré à la mi-mai ont affecté près de 800 entreprises. Ces dernières ont sollicité pour quelque 10 000 salariés le chômage partiel lié spécifiquement à ces événements, selon les estimations officielles dévoilées fin juin. La zone industrielle de Ducos, poumon économique de Nouméa et du "Caillou", a été touchée. Les vestiges des enseignes brûlées ne sont pas encore tous déblayés.

"Pour le chômage partiel spécifique, il faut que les entreprises puissent démontrer qu'elles ont eu un impact significatif lié aux exactions sur leur chiffre d'affaires, sur leur résultat d'exploitation par exemple et donc qu'elles ont dû cesser leur activité ou qu'elles ne peuvent pas fonctionner normalement", explique à Nouvelle-Calédonie La 1ère, Philippe Martin, directeur de la Direction du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle.

Au cœur de l'économie néo-calédonienne, l'exploitation du nickel tousse aussi très fort. Le tourisme, deuxième activité de l'archipel qui, selon l'Agence France-Presse génère 5 000 emplois (quatre fois plus avec les emplois induits), est également au point mort. "On ne voit pas de futur. On ne sait pas combien de temps ça va durer, quand ça va finir... Dans tous les cas, l'économie est à terre", constate auprès de l'AFP Cyrille Cottica, skipper qui emmène habituellement des touristes à bord de son catamaran.

Selon un document consulté par l'AFP, début juillet, la crise aurait coûté au moins 2,21 milliards d’euros : 1,2 milliard d'euros pour le secteur privé et un milliard pour les infrastructures publiques.

Pour faire face à la crise, l'archipel avait d'ores et déjà bénéficié, début juillet, de plus de 250 millions d'euros d'aides de la part de l'Etat. C'est plus que "les concours financiers que l'Etat verse chaque année aux collectivités de Nouvelle-Calédonie", souligne dans un communiqué le Haut-Commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie. L'Etat a notamment instauré un fonds de solidarité pour les entreprises, afin de compenser une partie de leur perte de chiffres d'affaires entre mai et juin. "Déjà près de 20 millions d’euros versés à plus de 4 200 TPE et PME", a lundi assuré le ministère lundi, qui mentionne par ailleurs qu'"au 9 août, près de 15 300 demandes ont été déposées par les entreprises auprès de la DGFiP [direction générale des finances publiques], qui en a déjà instruit plus des deux tiers et en a validé la moitié".

L'Etat a aussi déboursé une avance remboursable de 100 millions d'euros au gouvernement de Nouvelle-Calédonie. Car les caisses se vident et le gouvernement local risque d'être dans l'incapacité de payer les fonctionnaires, les prestations sociales et les allocations chômage. Jeudi 8 août, le Congrès de Nouvelle-Calédonie a fini par adopter des mesures d'urgence pour permettre au moins d'assurer le versement des pensions aux 6 000 retraités de la fonction publique du territoire. 

Un couvre-feu encore prolongé

Il est toujours interdit de sortir la nuit, de 22 heures à 5 heures. Le couvre-feu, qui devait prendre fin le 12 août, a finalement de nouveau été prolongé jusqu'au lundi 19 août au moins. D'après Nouvelle-Calédonie La 1ère, cette nouvelle date correspond au premier lundi après les vacances scolaires. L'interdiction de la vente d'alcool et du transport d’armes reste aussi en vigueur.

Dans son dernier point de situation, mis en ligne le 9 août, le haut-commissariat avançait le chiffre de 2 343 personnes interpellées depuis le début des violences en mai. Sur le terrain, "les actions de sécurisation se poursuivent", de même que les "opérations de déblaiement". Environ 3 800 membres des forces de l'ordre sont actuellement présents en Nouvelle-Calédonie, précise par ailleurs à franceinfo le ministère de l'Intérieur.

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