: Enquête franceinfo JO 2024 : fausses pistes, rendez-vous cachés, noms de code... Comment les organisateurs de la cérémonie d'ouverture ont gardé le secret
Chaque matin, en arrivant sur son lieu de répétition, c'est le même rituel qui attend Charlie*. Ce danseur recruté pour la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques de Paris doit d'abord remplir la feuille de présence, puis glisser son téléphone dans une pochette en plastique. Impossible d'y échapper, un agent veille. "C'était scellé, comme un compteur EDF. Si quelqu'un s'amusait à sortir son téléphone, ça se voyait directement. Il était grillé et pouvait se faire virer, assure le jeune homme. C'était clairement pour éviter les fuites, pour nous empêcher de prendre des photos et des vidéos."
Lui qui a déjà participé à de "grosses productions", n'avait encore jamais vu ça. Ses derniers entraînements ont eu lieu dans un grand hangar situé quelque part en Ile-de-France. Pour brouiller au maximum les pistes, l'adresse lui a été communiquée sur le tard. En arrivant, les autres membres du groupe et lui doivent aussi porter un bracelet. Dessus, est inscrit un nom de code qui n'a rien à voir avec les JO : "projet Aurore".
C'est ainsi : depuis septembre 2022, et la nomination du metteur en scène Thomas Jolly comme directeur artistique des cérémonies, une vaste organisation s'est mise en place pour régler les moindres détails de ce show inédit dans l'histoire des Jeux olympiques, qui se déroulera pour la première fois à l'air libre, loin des enceintes sportives traditionnelles. La contrainte est de taille pour ce défilé fluvial de six kilomètres sur la Seine, entre le pont d'Austerlitz et le Trocadéro. Impossible, notamment, d'organiser une répétition générale pour préserver le secret.
"Des images qui s'autodétruisent"
Il a d'abord fallu écrire le script. Thomas Jolly s'est entouré de l'historien Patrick Boucheron, de la romancière Leïla Slimani, de la scénariste Fanny Herrero et de l'auteur de théâtre Damien Gabriac, un ami et collaborateur de longue date. La petite équipe a fait connaissance pendant une balade sur la Seine en bateau-mouche, avant de s'enfermer au siège du Comité d'organisation des Jeux olympiques et paralympiques d'été (Cojop), à Saint-Denis, au nord de Paris. "On avait devant nous un mur avec un dessin de la Seine, avec notre plan, et on collait des post-it", raconte Patrick Boucheron, professeur au Collège de France. Tous se retrouvent sur des sessions de travail de quatre ou cinq jours. Et aucun d'eux n'est autorisé à emporter des documents à la maison.
"On avait aussi interdiction de s'envoyer des mails, des SMS, de laisser des traces écrites. Ça pouvait paraître presque paranoïaque."
Patrick Boucheron, historienà franceinfo
La petite bande hétéroclite a pu travailler sereinement, loin des médias, puisque l'identité de ses membres n'a été dévoilée que mi-juillet par le Cojop. Cela lui a permis d'avancer à tâtons, de se perdre et de s'amuser à concevoir les douze tableaux qui composeront la cérémonie pour construire "une histoire visible et intelligible par le milliard de téléspectateurs attendus", poursuit Patrick Boucheron. "Il ne s'agit pas de faire une frise chronologique, mais on va nécessairement dire quelque chose sur la France et sur le monde, sur les valeurs qui nous animent." La copie est rendue aux organisateurs en juin 2023, mais il faut ensuite adapter le script aux contraintes techniques, humaines et économiques. "La dernière fois que j'ai vu notre scénario, il y a un mois, c'était la V47", autrement dit la 47e version, s'amuse l'universitaire.
Plus la cérémonie prend forme, plus les mesures de précaution se renforcent. "On s'envoie sur des messageries sécurisées des images des répétitions qui s'autodétruisent", confie Patrick Boucheron. "Il y a tout un processus, avec des noms de code, des endroits différents. On n'imprime rien, enchaîne son camarade d'écriture Damien Gabriac. Ce n'est pas de la paranoïa, mais de la vigilance. On sait qu'il peut y avoir des failles de sécurité sur WhatsApp, donc on utilise Signal... Tout cela ne nous a pas perturbés, c'était plutôt amusant."
"Il faut éviter de boire de l'alcool"
Au fil des mois, les secrets deviennent de plus en plus lourds. De temps en temps, une petite indiscrétion est lâchée dans la presse, comme la possible participation de la chanteuse Aya Nakamura, évoquée par Emmanuel Macron en février devant les journalistes. Ou la chorégraphie aérienne de la patrouille de France observée lors d'une répétition par Thomas Jolly, suivi par les caméras de l'émission "Quotidien". Pour le reste, l'équipe dédiée à la cérémonie au siège du Cojop "ne lâche rien", raconte un proche. Motus et bouche cousue. "C'est fou. Je bosse juste à côté d'eux, et je n'en sais pas plus que les spectateurs !"
Les personnes impliquées doivent parfois se mordre les joues pour ne rien révéler. Tony Estanguet est régulièrement interrogé sur la présence de stars comme Céline Dion ou sur le nom du dernier relayeur de la flamme, mais le président du Cojop est une tombe. "En temps normal, Tony fait déjà super gaffe à ce qu'il dit. Mais encore plus sur ce type de sujets. Il sait qu'un début d'indice et c'est fini, tu as cent articles de presse derrière", murmure son grand frère Patrice. "Ce n'est pas si difficile de garder le secret, tempère Damien Gabriac. Il faut éviter de boire de l'alcool et expliquer à ses proches qu'on leur garde la surprise comme un cadeau."
Les organisateurs redoublent de prudence, d'autant qu'ils sont contraints d'inclure de plus en plus de monde. "On a signé il y a deux ans un document indiquant qu'on avait le droit de ne rien communiquer de ce que l'on savait, sous peine de sanctions financières", confesse Ghislain de Richecour, PDG des Vedettes du Pont Neuf, qui va fournir huit embarcations parmi la centaine de bateaux lors de la parade d'ouverture. "De toute manière, on ne sait pas grand-chose. L'ordre des bateaux a été arrêté, mais on ne sait pas quelles délégations embarqueront", poursuit-il. Christine Bravo, dont le bateau Frou-Frou participe également au défilé, n'est pas plus avancée. "Le seul indice, c'est qu'il a une capacité maximum de 12 passagers. Il suffit de compter...", confirme l'ex-animatrice télé.
Macron est dans la boucle
Pour éviter les fuites, un fonctionnement en silos, avec un cloisonnement total entre les différents acteurs qui travaillent sur cet événement, a été adopté, en fournissant le strict nécessaire à chaque intermédiaire. "Par exemple, ceux qui participent à la fin du parcours ne sont pas toujours au courant de ce qui se passe au début du parcours et inversement", explique Damien Gabriac. "Ils nous ont donné l'an dernier l'idée de ce qu'ils voulaient faire, mais c'était en construction. Et ils ont planqué beaucoup d'infos", détaille Frédéric Gaillard, directeur de production à France Télévisions, en charge des Jeux. "On a quand même été impliqués dès août dernier avec de premières images sur ce que ça pourrait donner, afin de voir comment on pourrait suivre les bateaux, comment les filmer", détaille-t-il.
"Au final, très peu de choses ont été révélées. Les gens ont joué le jeu, ils ont envie de conserver la magie."
Frédéric Gaillard, directeur de production à France Télévisionsà franceinfo
Depuis le plateau de France Télévisions, sur le toit du musée de l'Homme au Trocadéro, Frédéric Gaillard a vu l'évolution des structures, "mais on nous a demandé de ne surtout pas les filmer, de ne pas les diffuser". Ces derniers jours, les Parisiens munis d'un QR code ont pu assister à des défilés de péniches, répétant "le timing de la parade à quelques secondes près", confie Ghislain de Richecour. Les badauds ont également vu l'arrivée de nouveaux décors sur et autour de la Seine, comme un skatepark agrémenté d'un jardin à la française ou de grands visages de femmes recouverts pudiquement par des grandes bâches blanches.
Un secret d'Etat, on vous dit. D'ailleurs, Emmanuel Macron lui-même est dans la boucle. "Le président de la République a été informé du déroulé, confirme l'Elysée à franceinfo. Quelques éléments ont été partagés dans le cercle restreint des ministres concernés. Pour le reste, seul le président de la République a été informé." En tant que maire de la ville hôte, Anne Hidalgo a également été tenue "régulièrement" au courant. "Elle a tout découvert lors de rencontres avec les organisateurs. Le dernier rendez-vous a eu lieu ces derniers jours, dans son bureau à l'hôtel de ville. Elle a vu des vidéos, des photos, des schémas, détaille son entourage. A part elle, il n'y a que ses plus proches conseillers qui savent également. Mais ils se comptent sur les doigts d'une main." A l'hôtel de ville, les quelques téméraires qui ont tenté d'obtenir un début d'indice ont été bien reçus : "Rien à dire."
Le déroulement de ce show planétaire ne peut pas se tenir complètement à l'abri du politique. "Un jour, on racontera ce que la cérémonie aurait pu être, si les élections législatives avaient donné un autre résultat [avec une victoire du RN]", glisse Patrick Boucheron. La cérémonie n'aura pas fini de livrer tous ses secrets, même après l'allumage de la vasque. Charlie, comme les 3 000 autres danseurs, a signé une clause de confidentialité. Dans ce document de deux pages, que franceinfo a consulté, il s'est engagé, pour une durée de dix ans, "à ne pas divulguer toute information ou image en lien avec les cérémonies".
*Le prénom a été modifié à la demande l'intéressé.
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